Quartier libre

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À l’automne 2001, alors que la « scène » de Stalingrad est redevenue ouverte, très visible, avec des lieux de deal et de consommation établis dans l’espace public, une série de manifestations appelant la police à « faire son travail » et les habitants à réinvestir les rues est organisée par un groupe d’habitants et de commerçants, le Collectif Anti-Crack (CAC). Plusieurs manifestations se succèdent sur le thème « insécurité et drogue » en drainant très naturellement un grand nombre de riverains en proie à un sentiment d’abandon généralisé de la part des pouvoirs publics. L’expression de ce sentiment légitime, qui trouve ses racines dans le délabrement du quartier autant que dans les questions propres à la toxicomanie, est rapidement dépassée par la volonté politique de son leader, François Nicolas. Il s’agit, pour lui, de démontrer que les manquements de la police sont inscrits dans une logique globale de reddition de l’État face à la drogue. Cette dernière, le « poison » dans la terminologie du CAC, étant perçue comme une entité quasiment dotée de volonté propre de faire le mal. Cette vision simpliste, qui réduit le débat à un affrontement pro-drogue/anti-drogue, débouche sur une série de déclarations où la politique de réduction des risques (voir encadré page 119) est accusée d’entraver le « combat contre la drogue », et qui minimisent l’ensemble des résultats qu’elle a obtenus (concernant le VIH chez les injecteurs mais aussi la resocialisation d’une partie des usagers de drogues). Le CAC tombe à point nommé pour appuyer l’axe sécuritaire de la campagne présidentielle, il sera extrêmement médiatisé sur le thème des « pères de familles contre la drogue »…

Avril 2002, les murs et les palissades des alentours de la rue d’Aubervilliers se couvrent d’affiches noires, signées d’un collectif « Stalingrad, pas Vichy », qui appellent les habitants à refuser l’ostracisme du Collectif Anti-Crack et souhaitent la bienvenue aux usagers de drogues. Le ton est dur, provocant, le logo d’Act Up est apposé sur l’affiche. C’est cette affiche, qui prend le risque de choquer, qui aboutira à la naissance d’une des très rares associations d’habitants, pour ne pas dire la seule, qui intègre à son objet l’idée de la réduction des risques. Les quelques habitants refusant le ton paternaliste du CAC et ses prétentions à être la voix unique du quartier, viennent assister aux premières réunions. De leur rencontre naît le noyau dur de l’association : neuf personnes dont quatre simples habitants, trois militants d’Act Up et deux intervenants de structures du 18ème arrondissement (Espoir Goutte d’Or ou EGO [1] et la Coordination Toxicomanie 18) qui vivent tous à proximité. L’idée de base consistera à organiser des rencontres avec des intervenants en toxicomanie susceptibles d’expliquer leur travail et à susciter en même temps le débat entre voisins. Dans l’arrière-salle du Palais de l’Oued-Rhiou, un petit bistrot de la rue d’Aubervilliers, se succéderont autant d’experts (Lia Cavalcanti, Fabrice Olivet, Anne Coppel, Philippe Bourgois…) que d’intervenants des quartiers voisins (Médecins du Monde, EGO, la Coordination Toxicomanie 18, la Terrasse, Charonne…), ou même Gwenaëlle Jacot-Guillarmod de Quai 9, un lieu d’accueil genevois doté d’une salle de consommation.

L’association n’a, jusqu’à présent, rien fait de plus que cela. Inviter des professionnels, des habitants, des usagers et ex-usagers (pas assez nombreux bien sûr) pour essayer de mettre à plat la réalité de la situation (des souffrances et des aspirations de chacun) et de mettre en débat cet état de fait, dépouillé de la fantasmagorie générée par les moments de crise. Ce qui surprend les gens, du côté des professionnels et des politiques, c’est que cela semble beaucoup mieux marcher que prévu. Ce n’est certes pas la première fois que des habitants se mobilisent dans le sens de la tolérance à l’égard des usagers de drogues mais c’est sans doute un des premiers groupes à pousser la réflexion aussi loin dans le sens du pragmatisme.

Stalingrad Quartier Libre sera bien sûr, avec les Jardins d’Éole, l’un des principaux soutiens à l’ initiative du Comité citoyen lancé par la mairie du 19ème sur ces questions. Les propositions qu’elle entend porter par le biais de cette instance iront dans le sens d’une offre diversifiée de services d’accompagnement aux usagers de drogue (des actions de première ligne à la postcure en passant par l’hébergement) mais aussi d’une meilleure coordination entre les structures de terrain qui évite les angles morts entre leurs actions. Angles morts dont Stalingrad (avec deux éducateurs, un seul après-midi par semaine) demeure l’illustration la plus cuisante.

Notes

[1Un des premiers lieux d’accueil parisiens et le seul a avoir adopté un fonctionnement communautaire entre intervenants, usagers et habitants.