Vacarme 25 / le secret

la loi, les archives, l’histoire

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Comment écrit-on l’histoire ? Cette question revient fréquemment dans le débat public, à propos de Vichy, ou de la guerre d’Algérie. Dans l’enceinte parlementaire, on vit récemment un Premier ministre plaider pour une ouverture plus large des archives publiques. Or, puisque l’histoire s’écrit essentiellement à partir d’archives, les liens doivent donc être questionnés qui unissent les archives, la recherche historique et le droit : y a-t-il un « secret des archives » qui entraverait l’écriture de l’histoire ?

Le droit saisit les archives à la fin des années 1970, et les documents qualifiés d’« archives » sont aujourd’hui accessibles aux termes de la loi de 1979, à l’origine d’un « droit des archives ». L’article 1er affirme un principe central, selon lequel « la conservation de ces documents est organisée dans l’intérêt public » et les archives, partie intégrante du patrimoine national, peuvent être consultées par des « personnes physiques ou morales, publiques ou privées » ou aux fins de la « documentation historique de la recherche ». Deux catégories d’usagers sont désignées : ceux qui en font un usage personnel pour justifier leurs droits particuliers, ceux qui en font un usage professionnel, dans le cadre de la recherche historique. La gestion — c’est-à-dire la collecte auprès des administrations, la conservation et la mise à disposition des chercheurs — des archives communales, régionales, départementales et nationales est donc une mission de service public, qui incombe au ministère de la Culture.

Pour autant, toutes les archives ne sont pas immédiatement accessibles. Ainsi, la loi de 1979 distingue différents délais spéciaux, selon le contenu des documents, de 60, 100, 120 ou 150 ans. Le délai le plus fréquent pour les archives produites par des administrations est un délai commun de 30 ans, 60 ans pour ce qui touche à la sûreté de l’État ou à la défense nationale. Toutefois, si un document relève des délais spéciaux — cas fréquent pour les documents de la période post 1945 — la loi prévoit qu’une dérogation peut être sollicitée à l’administration ou, en cas de refus, à la justice administrative (recours pour excès de pouvoir) ou la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). Ainsi, si la loi organise — sans le nommer — un « secret » légal, il ne s’agit en aucun cas d’un secret arbitraire et moins encore d’un secret définitif. Le législateur aurait donc pu illustrer la loi de 1979 de cette exergue, prise à Racine : « il n’est point de secrets que le temps ne révèle ».

Certaines autorités publiques ont préféré réduire au délai commun de trente ans des archives initialement soumises à soixante ans, pour encourager le travail historique. Ces décisions ont ainsi été prises par le ministère de la Défense en 1992, qui ramena à trente ans la communication des archives militaires relatives à la guerre d’Algérie, ainsi immédiatement rendues communicables. En 1997, une circulaire gouvernementale ramena au délai commun les archives de la période de l’Occupation, initialement communicables qu’à partir de 2020. La totalité des archives de cette époque n’a pas été rendue accessible, mais certains fonds l’ont été intégralement en 1998 et 1999 (ceux du Commissariat général aux questions juives, les papiers du chef de l’État Ph. Pétain, ou encore certaines séries du ministère de l’Intérieur). Ainsi, dépassant les limites fixées par la loi de 1979, l’accès aux archives est-il rendu plus large. Cependant, les délais de trente et de soixante ans sont en droit plus longs que ceux pratiqués, par exemple, aux États-Unis pour des types d’archives identiques (délai commun de vingt-cinq ans). Et l’on remarquera également que ce sont les ministres, et non le Parlement, qui décident selon leur bon vouloir l’ouverture des fonds, par exemple par la pratique de la dérogation générale. C’est donc bien le pouvoir politique qui décide ce qui ne doit plus demeurer secret, le plus souvent à la suite d’une campagne d’opinion. À ce titre, le pouvoir exécutif demeure maître d’un certain « secret des archives ».

Patrimonialisation des archives, affirmation du principe de service public, encadrement par la loi et premières avancées dans le sens d’une « déclassification » sont autant de progrès indéniables. Incontestablement, l’histoire du « temps présent » ne s’est par exemple véritablement développée que dans le sillage de la loi de 1979.

Toutefois si le « droit des archives », en partie contentieux, qui s’ébauche à partir de 1979 existe, il n’est pas pour autant une garantie contre le « secret des archives ». En effet, en-deçà de la portée de la loi, les pratiques administratives peuvent retarder, gêner ou empêcher la recherche historique, ce que l’AUSPAN, aujourd’hui, s’emploie à dénoncer. Ainsi, un certain nombre de fonds légalement communicables restent soustraits au public : faute de moyens humains et financiers, ils ne sont pas triés, classés ou inventoriés. Pour certains fonds, les instruments de recherche aussi fondamentaux que les « inventaires » ne sont pas communiqués aux lecteurs par les centres d’archives. Par ailleurs, certaines administrations — la Préfecture de police mais aussi le ministère de l’Intérieur et les services de renseignements — ne versent tout simplement pas leurs archives dans les délais ; et ce malgré l’heureux développement des « missions », c’est-à-dire l’affectation permanente dans les administrations de conservateurs d’archives chargés de préparer les versements aux archives nationales. Au final, certaines pratiques ou coutumes administratives perpétuent une forme de secret que la loi de 1979 avait tendu à dissiper ou à aménager. Le droit ne dit pas tout : s’il encadre et organise le « secret », ses dispositions butent parfois sur les difficultés pratiques rencontrées par les historiens. La plus importante d’entre elles est qu’une grande partie du passé ne laisse pas d’archives : des ordres sont donnés pour ne pas laisser de trace écrite ; les archives sont détruites (que l’on songe aux dommages liés à l’apparition des broyeuses) ; des circulaires enjoignent les archivistes à détruire (B. Lainé l’explique infra p. 29).

En définitive, l’on ne doit pas succomber à une utopie sacralisant l’archive. Non seulement celle-ci ne dit pas tout, mais surtout le passé ne trouve dans les archives qu’un pâle reflet. Le secret des archives existe, malgré les progrès du droit : certaines pratiques administratives assurent la pérennité d’une forme de secret. Mais au-delà des archives, le passé sait garder sa part de secret. Ceci ne peut inciter l’historien qu’à la modestie.

Racine aurait-il eu tort ?