Vacarme 25 / le secret

« en alerte face à l’histoire » entretien avec Brigitte Lainé

Revenant sur le silence du 17 octobre 1961, nous avions rencontré il y a quelques années Brigitte Lainé et Philippe Grand, archivistes depuis 1978 aux Archives de la ville de Paris [1]. Un an auparavant, en mars 1999, ils avaient en effet répondu à la convocation du juge et témoigné en faveur de Jean-Luc Einaudi [2], mis en cause par Maurice Papon, préfet de Paris en octobre 1961, dont J.-L. Einaudi avait affirmé qu’il était le responsable d’un « massacre ». Le juge avait alors débouté M. Papon de sa plainte et relaxé J.-L. Einaudi. Mais, de leur côté, les Archives de Paris ne tolérèrent point que deux archivistes troublent le silence, fût-ce à la demande du juge : par deux notes de service, elles les dépouillèrent immédiatement de leurs attributions. Nous sommes retournés aux Archives de Paris rencontrer B. Lainé qui, avec Ph. Grand, lutte pour la restitution de ses droits, mais aussi pour une vraie politique des archives en France.

Pourriez-vous revenir sur votre situation personnelle ? En 1999, M. Gasnault, alors directeur des Archives de Paris, vous a retiré, ainsi qu’à Ph. Grand, toute fonction d’encadrement et toute attribution. Quatre ans après, où en êtes-vous ?

J’ai introduit un recours devant le Tribunal administratif (T.A.), qui a rendu sa décision en mars 2003. Aux termes de cette décision, il est rappelé qu’un directeur de service, tout simplement, ne peut prendre de décision en matière disciplinaire. Il faut pour cela la réunion d’un conseil de discipline. À ce titre, notre directeur de l’époque, M. Gasnault, a commis une faute. Cette commission n’a pas été réunie, la nullité des décisions s’en suit. Toutefois, le juge ne peut se prononcer sur les deux arrêtés pris par B. Delanoë en avril 2003, qui nous font disparaître de l’organigramme du service et me privent de ma délégation de signature. Aujourd’hui, l’exécutif parisien refuse d’appliquer la décision de mars 2003 ; aussi, ce matin même [5 sept. 2003], je suis allée porter une requête au T.A. demandant l’exécution du jugement.

Le juge administratif vous donne raison. Et l’exécutif parisien ne bouge pas...

C’est un mystère. Le droit a toujours été pour nous. Les Verts et le PC ont toujours été avec nous. Mais le pouvoir exécutif bloque. Delanoë suit sans doute cela de très très loin, et je pense qu’il subit des pressions. Autour de lui, ce sont des hauts fonctionnaires pour qui un chef de service, comme notre directeur, ne peut commettre de faute. Pour eux, ce serait admettre la faillibilité de l’administration ou de l’Etat. Alors, aujourd’hui, nous sommes des perturbateurs, admis par le droit : beau modèle de subversion politique ! Cela donne de l’espoir : protégé par le droit et par les statuts de la fonction publique, on peut agir. C’est ce qu’il faudrait transmettre aux générations actuelles, étouffées par la routine.

Pourtant, de telles convictions, un tel acharnement semblent en contradiction frontale avec le devoir de mémoire scandé un peu partout, et aujourd’hui par les plus hautes autorités de la République.

C’est un double langage, ce devoir de mémoire. On met toujours un pied un peu en avant, et un autre franchement en arrière. Il faut par exemple reconnaître à B. Delanoë un vrai geste politique : alors qu’octobre 1961 est un crime d’État, que cela ne regarde pas la Ville de Paris, il a voulu l’apposition d’une plaque, avec un texte boîteux, certes, mais qui a le mérite d’exister : au moins, on sait qu’il y a eu des morts. Sur le plan historique, c’est un pas en avant. Mais l’administration, elle, ne peut jamais être coupable, ni l’État, et on laisse alors des archivistes moisir dans leur service sous le poids du dogme de l’infaillibilité de l’État. Or, en termes très concrets, cette réputation d’infaillibilité donne un grand pouvoir aux chefs de service. C’est ainsi que, des 43 mètres de dossiers intitulés « morts sans suites » de la période 1958-61 versés à notre demande par le Parquet, il n’est plus resté qu’un seul petit mètre linéaire, suite à l’intervention de notre directeur, M. Gasnault, en 1999. Il en est de même des pièces comptables de la questure de la mairie de Paris : seuls les budgets (deux petites boîtes de rangement) ont été conservés. Les 49 mètres témoignant des dépenses ont été pilonnés.

À ce jour, vous êtes en poste… vacant. Comment cela se passe-t-il au quotidien ?

Cela ressemble un peu à une mort civile et passe par des tas d’humiliations. Le directeur, M. Gasnault, voulait être absolument sûr que je n’essaierais pas de tenir mes permanences scientifiques, où nous rencontrons les usagers, qui incarnent les demandes de recherche et de connaissance les plus actuelles. M. Gasnault a enjoint le concierge de ne jamais me remettre les clefs de la salle des permanences. Puis il a demandé à l’électricien de démonter le système de serrure magnétique. Toutefois, nous restons titulaires de nos postes : nous gardons donc un bureau, un téléphone. Alors, le matin, nous arrivons, il ne se passe rien. Et puis on ne nous passe plus les communications téléphoniques, ni nos courriers. Un seul archiviste maintient avec nous des relations de collègue, les autres sont convaincus par l’Association des archivistes de France (dont le vice-président n’est autre que M. Gasnault) que nous sommes la honte de notre profession. Or, nous étions certes scandalisés que J.-L. Einaudi n’obtienne jamais de dérogation, au simple motif qu’il est non pas un historien, mais un éducateur. Mais jamais nous n’avons passé outre le refus de l’administration. Nous n’avons jamais contrevenu à la loi, mais simplement répondu à une assignation à comparaître. J’ai alors confirmé à la barre qu’il y avait dans les archives des documents corroborant la thèse d’un massacre commis en octobre 1961. D’ailleurs, quelques mois après le procès, J.-L. Einaudi a enfin obtenu sa dérogation et consulté nos archives. Du moins, ce qui existait encore.

« Tout ce qui existait encore »… Voulez-vous dire que des archives si importantes peuvent faire l’objet de destruction, au-delà même de restrictions qui pèsent sur leur communication ?

Philippe Grand et moi avons toujours eu le souci de maintenir une attention forte envers les périodes dramatiques de notre histoire, comme la décolonisation ou l’Occupation. Nous étions responsables des archives judiciaires et notre travail consiste à susciter le versement par les juridictions. Or cela demande la plus grande vigilance. Prenons les dossiers des spoliations sous Vichy, c’est nous qui les avons récupérés. Les liasses étaient fort malmenées, abandonnées dans un grenier du Palais de Justice, sur des planches branlantes. Elles auraient pu être portées au pilon, sans que nul ne s’en aperçoive : elles étaient complètement tues par les circulaires. Mais nous avons du métier, et connaissons un certain nombre de greffiers. L’un d’entre eux nous a tout simplement expliqué ce qu’il y avait sur ces étagères, et nous avons pu les récupérer.

Espérons toutefois que ce ne sont pas seulement les contacts inter-personnels avec les agents qui organisent les versements ! Comment sont-ils exactement organisés ?

C’est un marchandage, en général en tout petit comité, entre l’administration versante, qui dit « On ne peut pas garder tout ça, il faut détruire », et la direction des archives, qui généralement surenchérit, et on détruit. Un marchandage très sordide, à la Ponce Pilate. Il n’y aucune réflexion, et on pare au plus pressé : on trie, on détruit. Tout cela est organisé par des circulaires, ce que l’on appelle des « tableaux de gestion », le plus souvent inapplicables, notamment en matière judiciaire. Alors Philippe et moi, nous résistions. Nous n’allions tout de même pas exclusivement archiver les affaires judiciaires des années s’achevant par le chiffre « 6 », comme cela est exigé. Elf ne va pas être jugé dans une année 6, alors on jette ? C’est indigne ! Notre ancien directeur s’est frotté les mains en nous retirant nos attributions d’encadrement, parce qu’il était bien entendu favorable à une application stricte des tableaux de gestion.

Comment alors soustraire les archives à l’arbitraire administratif ?

C’est la conscience de la période historique qui doit être déterminante : il faudrait conserver tous les dossiers de l’Occupation et de la décolonisation, par exemple les dossiers de « morts sans suite ». Cela repose sur une réflexion véritable sur les circulaires, mais aussi sur la conscience de l’archiviste. Je privilégie ici un vrai principe de prudence qui consiste, dans le doute, à conserver, voire à constituer des réserves archivistiques. Et puis les dossiers de la justice pénale sont toujours importants. Ils sont la trace des paroles qui se sont échangées dans la recherche de la vérité. Ce sont les romans de la vie et de la langue qui s’écrivent dans ces archives. Il faut des tris très prudents ; garder les dossiers liés aux mineurs, les délits de mœurs, les délits économiques, ceux également qui concernent des gens importants, ou qui contiennent des analyses de moralité ou psychiatriques, formidables miroirs de la société… Et ne plus avoir ces critères imbéciles qui tiennent à ne conserver que les années s’achevant par « 6 » !

En dernière instance, beaucoup semble reposer sur l’archiviste lui-même ?

Oui, mais aussi sur l’opinion publique. Pour une bonne part, en effet, la conservation relève de la vigilance publique, de la prise de conscience publique, un peu comme aujourd’hui en matière de défense des chantiers de fouille pour le patrimoine archéologique. Etre archiviste, pour nous, cela signifie être sans cesse en alerte par rapport aux événements historiques. Je rêve d’une histoire des destructions, d’une histoire des oublis, des manques, des trous dans les séries et dans notre histoire. Voyez la question du vote des femmes : elles ont voté dès le début du XXème siècle dans le cadre des Conseils de prud’homme. C’est par la démocratie ouvrière que les femmes ont accédé au vote. La démocratie politique est venue bien après. Personne n’en parle : beaucoup de listes électorales des prud’hommes ont été détruites, alors que rien n’est plus novateur que cette loi des prud’hommes. Encore aujourd’hui, du reste, puisque les étrangers, depuis 1975, votent au conseil des prud’hommes.

Notes

[1« On choisit un autre métier si on ne veut pas d’ennuis », entretien avec B. Lainé et Ph. Grand, Vacarme n° 13, automne 2000.

[2J.-L. Einaudi, La bataille de Paris, Seuil, 1991.