Quelque chose émerge, en France et en Europe, comme un mouvement pour la « liberté de circulation ». La manifestation du 27 mars, organisée sous ce mot d’ordre, en témoigne : plus réussie que les maigres cortèges pour la seule régularisation des sans-papiers, elle rassemblait à leurs côtés des malades du sida réclamant un accès sans entraves aux traitements ou des précaires réclamant la gratuité des transports. Ainsi démultipliée, ramenée à des existences et à des besoins concrets, formulée à la première personne, la revendication d’une liberté de circulation cesse d’être un argument de juriste international, ou un slogan d’État européen. S’approprier le désir de mobilité, ne pas laisser aux États le monopole des frontières : cette exigence nouvelle, avec la guerre au Kosovo, devient une urgence. Nous y reviendrons, bien sûr, mais cette promesse ne suffit pas : nous ne pouvons nous empêcher de penser que la posture délibérément luxueuse choisie pour aborder ce chantier - une réflexion paisiblement expérimentale non sur les frontières, mais sur les contestations de leur fermeture, adossée aux luttes mais, pour quelques heures, au moins le temps d’une table ronde, en retrait de leur urgence, a pris du plomb dans l’aile, même si, depuis longtemps (au moins deux ans, date de la Lettre ouverte à Jospin), ce débat nous semble indispensable. Aujourd’hui, des gens meurent de ne pouvoir circuler, pris entre la politique de déplacement menée par les Serbes et l’asile précaire, pour le moins, que les gouvernements occidentaux rechignent à leur offrir.

La réalité nous devance. Nous pensions pouvoir dire que les frontières se passent désormais de territoire : non plus tracées au sol, mais dispersées, mobiles, étalées dans ces zones extensives où se porte la nouvelle vigilance des métiers « transfrontières » inaugurés par Schengen. C’est vrai, sans aucun doute. Mais c’est vrai en situation ordinaire. En situation de crise, face à l’expulsion et à la fuite de la minorité albanaise hors d’une Yougoslavie qui se rêve serbe, le vieux régime territorial reprend le dessus : démarcation, clôture, étanchéité - l’arme au poing. Comme Rocard, ce gouvernement a du cœur : s’il ne peut accueillir toute la misère du monde, il veut bien en prendre sa part. Mais en humanitaire : c’est l’asile territorial, et non l’asile politique, que Jospin offre aux Kosovars. Et lorsqu’il faut empêcher les « autonomes » italiens de venir manifester à Paris, le 26 mars dernier, c’est la frontière avec l’Italie qu’on ferme à Menton. Exit l’espace Schengen...

Il faut donc reconnaître que les frontières ont plusieurs régimes d’existence : un régime de police (la zone) et un régime de guerre (le front). Milosevic le sait bien, qui mêle savamment une police en treillis, capable d’une guerre de tranchée, et une armée de déportation, chargée du déblaiement et du contrôle de zones ethniquement purifiées. S’obstinant dans une guerre aérienne et technologique (espace lisse, frappes nomades, armes furtives) dont l’enjeu réel se joue pourtant au sol, au plus près des réfugiés, les Occidentaux, eux, ne veulent pas le comprendre : il faudra bien, d’une manière ou d’une autre, déplacer les fronts, strier les espaces, dessiner des cartes.