Vacarme 16 / Arsenal

les pousse-au-crime

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Si les meurtres commis par des mineurs ne datent pas d’hier, le traitement médiatique et politique de ces meurtres est en revanche nouveau : depuis quelques années, chacun d’entre eux est l’occasion d’une mobilisation générale autour du thème de « la montée de la violence des jeunes de banlieue ».

Un exemple parmi de nombreux autres : à la une du Parisien du 5 décembre 2000, on pouvait lire ceci : « Le triste assassinat du jeune Soufiane à Grenoble, par deux ados du même âge ou presque vient, au terme d’une terrible série, rappeler une évidence : les violences commises par des mineurs se multiplient. » Et dans les deux pages suivantes, tout laissait entendre que les homicides font partie de ces violences qui se multiplient : le sous-titre indiquant que « selon les spécialistes, la violence augmente chez les mineurs », l’intertitre (« Un phénomène récent et assez inquiétant ») et le titre principal, s’étalant sur deux pages : « Ces adolescents qui n’hésitent plus à tuer. »

Cette présentation est mensongère. Le phénomène n’a rien de récent : si certains chiffres peuvent à la rigueur laisser penser qu’il y a chez les mineurs une augmentation de certaines formes de délinquance (notamment les vols), les chiffres concernant les homicides sont en revanche sans ambiguïté : le phénomène reste très marginal, et aucune augmentation notable n’a eu lieu dans ce domaine. Entre 1987 et 1998, le nombre de condamnations pour homicide volontaire commis par des mineurs oscille entre 30 et 35, parfois un peu plus (37 en 1988 et en 1996), parfois un peu moins (26 en 1991, 20 en 1994, 27 en 1997).

Il en va de même si l’on considère le passé plus ancien : il y a toujours eu quelques adolescents « n’hésitant pas à tuer ». Il n’y a donc pas lieu de dire qu’aujourd’hui, les adolescents « n’hésitent plus » à le faire. Et si l’on veut absolument parler en termes de « violences qui se multiplient », la formulation la plus honnête serait de dire qu’en dix ans (entre 1988 et 1998), le nombre d’homicides commis par des mineurs s’est multiplié par 1,16 - ce qui n’est guère spectaculaire. D’autant que, si l’on prend une autre fourchette (1987-1997), ce nombre s’est multiplié par 0,72. En d’autres termes : il a baissé. Si, enfin, on prend en compte l’ensemble des chiffres, année par année, on constate une grande stabilité du phénomène : entre 1987 et 1992, il y a eu en moyenne, chaque année, 31 condamnations de mineurs pour homicide ; entre 1994 et 1998, la moyenne est identique : 31 cas par an.

Il n’y a pas non plus d’augmentation globale du nombre d’homicides : on est passé de 593 homicides volontaires en 1996 à 617 en 1999. La seule augmentation sensible est celle du nombre de mineurs victimes d’homicide : il est passé de 7 à plus de 60. Mais plus de mineurs tués, cela autorise-t-il à parler de mineurs « de plus en plus violents » ? Se faire tuer, est-ce être violent ? Faut-il comprendre qu’il n’y a pas de fumée sans feu, et que les jeunes assassinés ont « bien cherché » ce qui leur arrive ? Cela n’est pas sérieux, ni décent. S’ils étaient logiques avec eux-mêmes, les politiques et les journalistes qui se fient aveuglément aux chiffres devraient dire non pas que « les jeunes sont devenus plus violents », mais qu’ils sont devenus plus « tuables ».

Et ce constat devrait inciter ces journalistes et ces politiques à se poser quelques questions sur eux-mêmes. Car une des conclusions qu’ils pourraient en tirer est la suivante : il y a eu un effritement du tabou immense qui pèse sur le meurtre d’enfant, une « dévaluation » du prix de certaines vies, qui n’est peut-être pas sans rapport avec les innombrables discours de stigmatisation que tant de politiques et de journalistes ont tenus ou propagés, faisant des « jeunes des banlieues » des « sous-hommes » ou des « sauvageons ».

En effet, en attirant moins l’attention sur le nombre croissant de jeunes assassinés que sur les trente « jeunes tueurs » annuels, en associant à ces derniers un discours global sur « la violence des jeunes », et en présentant ces « jeunes » comme des débiles congénitaux ou des bêtes féroces, ces politiques et ces journalistes ont contribué à autoriser leur mise à mort - ou du moins à alléger le tabou - en rendant pensable cette mise à mort comme « élimination d’un nuisible » ou comme « nettoyage » du territoire nommé « banlieue ». L’idée très prégnante que l’enfant est innocent et inoffensif, ce préjugé qui fait que le meurtre d’un jeune est souvent perçu comme plus scandaleux que le meurtre d’un adulte, s’accompagne désormais d’une autre idée, inconsciente mais presque aussi prégnante : l’idée qu’il y a une exception à la règle, qu’il existe une catégorie de jeunes dangereux, dont la mort peut se justifier plus facilement, et qui se nomme « jeunes des banlieues ». Ce discours stigmatisant - omniprésent dans les médias, notamment à la télévision, que tout le monde regarde, y compris ceux qui tuent - a sans doute eu l’effet terrible d’imprégner l’imaginaire des délinquants et de modifier leur propre perception, y compris celle qu’ils ont d’eux-mêmes ou de leurs cadets. Comme tous les discours de stigmatisation, le discours sur « la violence des jeunes de banlieue » a produit une redoutable dévalorisation symbolique - y compris dans l’esprit des stigmatisés. C’est en cela, très certainement, que ce discours est le plus criminel.

Post-scriptum

Pierre Tévanian anime avec Sylvie Tissot le collectif Les mots sont importants

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