renversements d’alliance

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Dans le domaine des drogues, loin d’être une ennemie, l’évaluation a longtemps été une alliée. Contre une opinion publique massivement acquise à l’interdit pur et simple, et dans le dos d’une loi strictement répressive, la seule manière de défendre la « réduction des risques » — ce dispositif sanitaire dont l’objectif premier n’était pas d’enjoindre à l’abstinence, mais de prévenir la contamination par le VIH — fut d’en prouver l’efficacité : pour cela, il fallait l’évaluer. Aujourd’hui, le front est renversé.

Dans un contexte de répression ultra (la loi, rappelons-le, prévoit un an d’emprisonnement et 3 750 euros d’amende pour le simple usage de drogues), l’expérimentation tient lieu depuis vingt ans de correctif des effets sanitaires de l’interdiction totale des drogues. Distribution de seringues d’abord confidentielle, invention des traitements de substitution en puisant dans la pharmacopée des anti-douleurs, construction patiente d’une clinique des effets des substances sur les corps : cette « réduction des risques liés à l’usage de drogues » ne pouvait se construire que dans l’expérimentation. D’abord parce qu’elle dut s’inventer dans l’ombre de la loi et avec les moyens du bord face au cataclysme du sida. Ensuite parce qu’elle dut faire face à la réactivité très forte des pratiques de consommation, liée autant à l’impact de la répression (déplacements de la « scène ») qu’à celui des messages de santé (abandon de l’injection face au sida, mais déplacement vers le sniff) ou aux mutations du marché (reflux de l’héroïne face à la substitution, mais arrivée de la cocaïne). Enfin parce qu’elle reposait sur une alliance de la science et de l’expérience — tant il est vrai que le prolongement naturel de l’expérimentation est son évaluation si on veut en exporter les acquis, et que la survie, dans un domaine aussi controversé, tient à la lisibilité et à l’objectivation des résultats. Passer de l’expérience à sa mesure, convertir le subjectif en objectif, l’inductif en déductif, risquer l’extension de l’expérience, avancer par une succession d’expérimentations irréversibles, tel semblait être le devenir d’un champ fragile certes, mais porté depuis vingt ans par le haut niveau d’exigence éthique et méthodologique de ses acteurs [1].

Aujourd’hui cependant, la conviction selon laquelle l’expérimentation permet de faire avancer les choses à l’endroit des drogues semble se briser. D’alliée, l’évaluation paraît de plus en plus souvent faire figure de contrôle, être devenue un frein qui ne dit pas son nom aux innovations du terrain. Tactique nouvelle d’un pouvoir toujours réticent aux principes de la réduction des risques ? Ou expression singulière de tensions plus générales entre pratiques cliniques et objectifs de santé publique, pragmatisme imposé par la logique du soin et désir de le border par la science ? Sans doute les deux.

Lors des premières Rencontres nationales de la réduction des risques organisées fin 2006 par un collectif d’associations, vaste rassemblement témoignant de la maturité du mouvement, un constat ressortait avec force : la médicalisation continue du secteur, et l’effacement concomitant des drogues du discours public. Non que la situation des consommateurs de produits illicites, leurs pratiques ou la scène aient fondamentalement changé, mais prises dans un continuum qui associe désormais — on ne peut que s’en féliciter — drogues légales et illégales, et soumises en tant que telles à spécification épidémiologico-médicale, sans être pour autant soustraites à la pression de l’interdit, leurs pratiques se sont à la fois banalisées et effacées : silence sur les effets pervers de la pénalisation de la consommation, silence sur les conséquences des dernières innovations législatives (peines plancher, stages cannabis à prix prohibitifs), silence sur « une judiciarisation répressive qui devient la seule réponse à la crise sociale » [2]. Problème social dans les années 1970, humanitaire pendant les années sida, la question des drogues a (re)pris aujourd’hui contour épidé miologique. D’un côté on mesure toujours plus et toujours plus finement, les outils et les connaissances ayant considérablement progressé ; de l’autre les dispositifs de contention et de contrôle sont sans cesse renforcés, la pression s’étant encore accrue avec la nomination d’un nouveau président à la tête de la Mildt en juillet 2007 — le champ entier se trouve pris en étau entre la Science et la Loi. « Nous ne sommes plus dans la situation où nous étions avant, où les expériences étaient menées avec le sensible et dans l’urgence de l’épidémie. Nous sommes dans une situation où nous avons des comptes à rendre », concluait Jean-Pierre Lhomme, de Médecins du Monde, en clôture de ces deux journées de rencontre.

Dès lors l’évaluation pèse lourd. Appelée tantôt par les institutions, tantôt par les acteurs de terrain, elle joue pour le secteur le double rôle de recours et de couperet. Mais des facteurs de tension non négligeables la travaillent : une tentation croissante de restreindre le champ des actions de réduction des risques à leur définition la plus orthodoxe, la prévention des maladies infectieuses. L’incompatibilité du temps long de la recherche et du temps court de l’intervention sociale. Et l’autonomisation du corps des évaluateurs, pris dans des logiques propres de plus en plus marquées par les contraintes réglementaires. Exemples.

En juin 2004 une conférence de consensus de la Haute Autorité à la Santé concluait, entre autres préconisations, à la nécessité de mettre à niveau les deux principaux traitements de substitution aux opiacés, méthadone et buprénorphine haut dosage (subutex), en donnant aux médecins de ville le droit d’initier des traitements méthadone, jusque-là réservé aux centres spécialisés, pénitentiaires ou hospitaliers. Conçue pour faciliter l’accès à une molécule performante mais inégalement distribuée, la mesure était demandée de longue date par nombre d’associations, simple à mettre en œuvre, les médecins de ville étant déjà habilités à initier des prescriptions de subutex, et bordée par l’expérience de la Belgique, où depuis 1994 tout médecin peut prescrire de la méthadone à condition de se plier à certains protocoles. Restée d’abord sans écho, la question revient pourtant trois ans après, par un curieux détour : appréhendée non plus sous le jour de l’accessibilité au traitement, mais de son éventuel impact sur la transmission du virus de l’hépatite C, et soumise par conséquent à évaluation. En mai 2007 l’Agence Nationale de Recherche sur le Sida lance ainsi « Méthaville », une « vaste étude expérimentale » qui doit inclure « à terme huit-cents usagers de drogue par voie intraveineuse suivis pendant trois ans » pour évaluer si une telle mesure permettrait de réduire le recours à l’injection et d’une façon plus générale les « pratiques de transmission » de l’hépatite. Qualifié de « stratégie innovante de prévention de l’infection chez les usagers de drogue », le détour a le double avantage de venir nourrir les études sur l’hépatite C, qui fait l’objet d’une préoccupation accrue — donc de financements — des autorités sanitaires, et de s’accorder avec une définition de la réduction des risques restreinte à sa dimension infectieuse et épidémiologique, seule à même de fédérer, opposants et pouvoir compris. Elle aura surtout pour effet de différer d’au moins trois ans la mesure sans avoir même abordé la question qui fâche — le risque de voir augmenter la disponibilité de la méthadone sur le marché noir à mesure de sa diffusion insti tutionnelle — voire de la vouer aux oubliettes, si comme on peut le craindre le protocole manque sa cible.

Dans un Nord-Est parisien exposé au problème du crack pendant ce temps, les associations de première ligne peinent à mettre au point des outils susceptibles de limiter les risques sanitaires — notamment de transmission de l’hépatite C. Chacun sait dans le milieu combien les modalités d’usage du crack sont risquées : le cutter utilisé pour débiter la galette de crack en cailloux est sans doute l’un des outils les plus transmetteurs du virus ; l’utilisation de doseurs à pastis pour le fumer provoque « brûlures, plaies, lésions ulcérées, coupures aussi bien sur les lèvres que dans la bouche » et ces outils sont fréquemment partagés et réutilisés ; la fabrication de filtres où poser le caillou à brûler à partir de fils de cuivre arrachés avec les doigts ou avec les dents entraîne des lésions [3] — tout est support potentiel de transmission et si certaines associations délivrent du matériel, les outils souvent fragiles et conducteurs de chaleur qu’elles proposent ne sont pas exempts de critiques. En 2006 par conséquent, un collectif d’associations se rapproche des instituts de recherche pour mettre au point un nouveau matériel, adéquat aux pratiques et aux besoins des fumeurs. Deux ans et bien des discussions plus tard, un protocole a été défini, doté d’une méthodologie rigoureuse et d’objectifs ambitieux sur lesquels s’accordent chercheurs et acteurs de terrain : recensement des outils existants, analyse de la littérature internationale, mise en situation de matériels sous dispositif d’observation pendant dix-huit mois, de façon à faire émerger le plus performant. Reste un problème : si le financement de la recherche elle-même est aujourd’hui assuré, aucun moyen légal ne permet d’acheter le matériel testé, nul n’ayant le droit, au titre de la Loi organique relative aux lois de finances (Lolf), de financer ni de diffuser un matériel dont l’usage n’a pas été validé scientifiquement. Aucun outil nouveau ne peut donc être aujourd’hui, ni utilisé, ni évalué, ni validé.

Troisième exemple enfin, autre symptôme de la disjonction des préoccupations évaluatrices et cliniques, l’étrange débat suscité par l’utilisation de tests de dépistage rapide du virus de l’hépatite C, dans les domaines respectifs de l’épidémiologie et du soin. En octobre 2006, lors des journées de rencontres pré-citées, une discussion assez vive opposa chercheurs et membres des associations. De notoriété publique, l’enquête Coquelicot menée en 2004 sur la prévalence des virus de l’hépatite C et du sida chez les consommateurs de drogues, dont l’objectif était entre autres d’en décrire les comportements pour « contribuer à l’évaluation de la politique de réduction des risques » et mesurer son impact sur l’un et l’autre virus, employait pour son investigation des tests rapides d’utilisation simple basée sur le recueil d’une goutte de sang sur un buvard. Ces tests ne pourraient-ils être utilisés par des structures de première ligne en quête de moyens de dépistage à destination des plus précaires dont la volatilité appelle un indicateur rapide, quitte à compléter ensuite par une vérification plus classique de la sérologie (prise de sang) ? Le problème, opposaient les chercheurs, est que ces tests sont validés d’un point de vue épidémiologique mais pas d’un point de vue clinique et que nous n’avons le droit ni légalement ni éthiquement d’en rendre le résultat aux personnes ; mais, ajoutaient-ils, sollicitez-nous, nous sommes prêts à monter avec vous des protocoles pour faire la démonstration de leur intérêt clinique.
Des objets autrefois liés par l’urgence de répondre au sida se dénouent ainsi aujourd’hui dans une surenchère évaluatrice. Au mépris non seulement de la santé des personnes, mais de la construction nécessaire d’une clinique qui, à la charnière du soin, de la prévention et du contact social, ne relève pas à proprement parler de la médecine stricto sensu, mais doit en respecter les modes d’évaluation.

Aujourd’hui les associations de première ligne utilisent d’autres outils de dépistage rapide — des tests salivaires dont la fiabilité reste discutée et le financement précaire, du fait de leur manque de « scientificité », mais dont l’utilité perdure. Le protocole de recherche sur les trousses à crack a par ailleurs été maintenu, les associations engagées dans l’étude ayant décidé de se placer sciemment et solidairement dans l’illégalité pour acheter les pipes nécessaires à l’expérimentation. Mais les programmes de réduction des risques peinent à entraver la progression de l’hépatite C, dont la prévalence reste très élevée, au regard notamment des progrès accomplis face au sida. Insuffisances du dispositif ? Échec du principe même de la réduction des risques, comme certains n’ont pas manqué de le suggérer ? Virulence spécifique de ce nouveau virus ? Les lenteurs du système lui laissent toute latitude pour se propager.

On ne peut s’empêcher de penser qu’en réponse au pragmatisme du terrain si souvent décrié s’est mise en place une pragmatique hardcore du pouvoir. Le rappel frontal de l’interdit ou les soupçons de complicité de l’usage ont perdu leur légitimité dans les milieux tant soit peu éclairés, au point que le principe de la réduction des risques fut inscrit dans le Code de la santé publique en 2004. Mais le front s’est incidemment déplacé vers les outils du contrôle, la production des normes et des limites du domaine restant de toute évidence aux mains de l’État. Tout en s’épargnant le risque de l’affrontement, celui-ci impose son rythme de fait, opposant aux revendications qui lui sont faites un dosage variable de rappel sinon à la loi au moins à l’esprit de la loi (« éviter l’entrée en consommation est notre préoccupation première »), d’invocation de la science (d’accord mais commençons par évaluer) et de considérations économiques (de toute manière on n’a plus de sous pour vous financer). Ce, dans une situation où le seul bailleur de fonds alternatif à l’État, le Sidaction, s’il a adopté comme norme d’attribution de ses subventions les principes de la réduction des risques, n’a pas les moyens d’aller au-delà d’un soutien de dispositifs innovants, sans pouvoir organiser leur généralisation.

Reste que si la possibilité de produire des normes hétérodoxes aux grandes options de l’État paraît aujourd’hui derrière nous, le terrain n’a pas épuisé ses capacités de résistance. La réduction des risques, c’est plus de 1 500 personnes travaillant dans plus de 250 structures, qui continuent d’inventer chaque jour des manières de réagir aux situations concrètes amenées par les consommateurs, et revendiquent une culture professionnelle qu’ils savent spécifique — une culture faite d’attention têtue à ce que les normes (répressives, évaluatrices, ordonnatrices) laissent sur le bord, écartent comme négligeable ou considèrent comme « du bruit, quelque chose qui ne devrait pas exister » [4]. Différée au moment des comptes — financiers et statistiques —, la question politique ne s’évide pas dans ses parenthèses évaluatrices. Gageons que l’effet retard imposé par leurs exigences conduira, à terme, à de nouveaux renversements.

Notes

[1C’est tout l’objet du livre d’Anne Coppel, Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des risques, La Découverte, 2002. Voir aussi Stany Grelet & Aude Lalande, « Drogues : ce qu’expérimenter veut dire », Multitudes n°23, hiver 2006, pp.181-187.

[2Jean-Pierre Couteron, Actes des Premières Rencontres Nationales de la Réduction des Risques liés à l’usage de drogues, p.16. La citation de Jean-Pierre Lhomme qui suit est tirée du même document, p. 90.

[3Cf. Béatrice Delpech, « Dépendance au crack, quelles interventions spécifiques ? », Swaps n°49, 4ème trimestre 2007, pp.11-12

[4Cf. Anne Querrien, « Les institutions psychiatriques en quête de sûreté », Espaces Temps-Les Cahiers, 89/90, 2005, p.121