Vacarme 44 / lignes

L’égalité à l’épreuve du singularisme (2/2)

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Comment redonner des couleurs au désir d’égalité ? C’est la question examinée ici depuis trois numéros. D’un texte à l’autre, une hypothèse s’esquisse : si l’on tient à l’aspiration égalitaire, il faut cesser de l’opposer à ses prétendus contraires — le désir de réussir sa vie (Vacarme n°41), l’amour de la liberté (n°42), l’affirmation de soi (n°43). Danilo Martuccelli confirme : nous serons de plus en plus singuliers, car c’est le sens de l’histoire et parce que c’est désirable ; nous tiendrons donc de plus en plus au collectif, parce qu’il n’est pas d’individu sans support.

La société contemporaine est le théâtre d’un processus central. Les individus éprouvent le social comme une altérité radicale sans perdre jamais la conscience de leur profonde socialité. Leur conscience individuelle n’a jamais été aussi sociale, leur expérience du social n’a jamais été aussi singulière. Ce processus naissant, qui prolonge et transforme l’individualisme classique que Tocqueville ou Durkheim mettaient au fondement des rapports sociaux modernes, peut être appelé le singularisme  [1]. Il s’agit d’une refondation radicale de notre expérience du social, et demain de notre conception de la cité. Pour l’heure, l’aspect expérientiel en est plus achevé, et mûr, que l’aspect politique : les individus dissolvent déjà en pratique des tensions que la pensée tente encore de résoudre. C’est en partant de la pratique des individus, là où l’égalité fait parfois bon ménage avec leur singularité, qu’il faudra apprendre à dessiner les espaces du futur. Afin de montrer le caractère systématiquement ouvert des processus en cours, limitons-nous à présenter, à partir de quelques grandes tendances, les problèmes et les promesses que le singularisme introduit pour l’avenir de l’égalité.

singularisme et égalité : vers une autre intelligence politique

Il faut commencer par le paradoxe constitutif du singularisme : l’individu qui pourtant ne se conçoit jamais comme séparé du social, s’éprouve comme étant plus que la totalité du corps politique auquel il appartient. C’est pourquoi l’idée d’une déliaison entre l’individu et le collectif est erronée. On assiste plutôt à un dépassement paradoxal du collectif par l’intelligence des individus. À la vieille idée — chère aux élites — d’une société bloquée répond aujourd’hui une expérience individuelle ordinaire pour laquelle les institutions, les politiques ou les collectifs sont vécus comme des obstacles à la réalisation de soi [2]. Il s’agit d’une expérience de plus en plus répandue et pourtant difficile à cerner pour une discipline comme la sociologie qui a pendant longtemps conçu la vie sociale comme un agencement étroit entre la structure sociale et la structure de la personnalité. La société fabrique des individus singularisés qu’elle ne parvient plus à contenir.

Le résultat de cet étrange processus est que les rapports sociaux sont de plus en plus perçus comme — et réduits à — des relations humaines. Certes, les individus ont toujours des stratégies dans les organisations, mais leur perception ne cesse de se personnaliser : les conflits d’intérêts y deviennent des problèmes de personnes. Dans le monde du travail, par exemple, les tensions avec les supérieurs ou la clientèle sont avant tout interprétées en termes psychologiques. Les systèmes de places et de rapports sociaux sont investis comme des relations entre personnes — une tendance que la rhétorique managériale a su s’approprier [3]. Les conflits de personnalités déplacent les conflits de positions.

Or l’égalité, on a presque fini par l’oublier, a besoin d’un autre niveau d’abstraction, où les individus sont perçus en fonction de leur commune appartenance anonyme à un collectif politique — là où ils peuvent vivre « libres et égaux en droits ». C’est là que les conflits sociaux, dépersonnalisés, deviennent possibles. Comme Marx l’a maintes fois écrit, ce ne sont pas les caractéristiques ou les opinions personnelles des entrepreneurs capitalistes qui sont en question, mais le rôle qu’ils sont contraints de jouer à l’intérieur d’un système économique étant donné leur position sociale. L’adversaire est un système de rapports sociaux, et non pas un ensemble d’individus.

Le singularisme rend aujourd’hui ce raisonnement moins spontané. Il rend compte à sa manière, par exemple, de l’infléchissement repérable au niveau de certaines politiques publiques, où la représentation par identification phénotypique avec un groupe (la discrimination positive) devient progressivement plus importante que la représentation des intérêts socio-économiques (ou plutôt, la seconde finit par n’être concevable que subordonnée à la première). C’est lui aussi qui, au-delà des manipulations médiatiques actuelles, explique l’intérêt croissant pour la « personne » des leaders politiques, au détriment parfois de leurs politiques. Résultat : la vie sociale est plus « affective » qu’auparavant, et chaque tension — professionnelle, politique, intime — se leste d’un supplément d’émotions, puisque chaque conflit se vit sous une forme personnalisée [4]. Certes, l’évolution n’est pas la même dans tous les domaines sociaux : elle est plus visible dans la sphère intime que dans le domaine politique, lui-même plus « affectif » que le monde du travail, lui aussi de plus en plus envahi par ce type de considérations.

Dans cet univers, le désir d’égalité est plus difficile à énoncer. Au fond, il est aussi fort que par le passé, mais on a plus de mal à le faire vivre. La demande d’égalité s’imbibe immédiatement de considérations relationnelles : la jalousie et le mépris face à l’autre deviennent des mots plus « naturels » que l’inégalité et l’injustice. La personnalisation des conflits sociaux tend à exprimer les injustices sociales en termes de respect ou de reconnaissance [5].

L’égalité n’est pas impossible pour des acteurs engagés dans des relations humaines, mais il est certainement plus facile de la concevoir entre des individus encadrés par des rapports sociaux. Les conflits sociaux ont besoin d’une bonne dose d’impersonnalité, contre laquelle conspire la personnalisation rampante des tensions propres au singu larisme. Pourtant, tout n’est pas négatif. Car chaque individu, dans sa singularité, a le sentiment de dépasser le collectif auquel il appartient, d’être plus « intelligent » que lui (comment est-il possible que tous ces experts soient incapables de régler des problèmes dont il entrevoit, lui, facilement la solution ? c’est le fameux : « y a qu’à… »). Ce mouvement ouvre la possibilité d’une autre intelligence du politique dans laquelle l’individu singularisé veut faire entendre sa raison ordinaire vis-à-vis des savoirs experts [6]. Et là, le singularisme est une formidable usine d’exigence égalitaire, au cœur même du dispositif de pouvoir-savoir spécifique aux sociétés contemporaines.

singularisme et égalité : un nouveau rapport aux collectifs

De prime abord donc, les institutions sont très souvent ressenties par les individus singularisés comme des « obstacles ». Pourtant, ils sont aussi conscients — c’est même un des traits majeurs de la période actuelle — qu’elles sont des habilitations indispensables du soi et qu’elles doivent être mises, avec plus de résolution que par le passé, au service de l’individu [7]. Ce qui n’était que latent dans l’individualisme est devenu une exigence ordinaire du singularisme. Les républicains et les conservateurs d’antan s’unissent contre elle ; libéraux et socialistes doivent, face à elle, parvenir à faire entendre à la fois leur appui commun et leurs différences réelles. La réalisation de soi suppose l’existence d’infrastructures collectives qu’aucun individu ne remet sérieusement en question. C’est autour de cette reconnaissance, et de sa conscience, que se jouera un des avatars décisifs de l’égalité. Cette nouvelle demande d’institutions mettra sans doute en déroute les nostalgiques de la puissance collective, mais elle déconcertera aussi les partisans du narcissisme individuel.

C’est qu’en dépit des apparences, il existe bel et bien un puissant désir d’égalité derrière cette demande. Les individus demandent au politique la création d’un espace de coexistence où déployer, le plus librement possible, leurs initiatives. Ils veulent un État-cadre qui ne serait ni minimal ni panoptique. Ils veulent être fortement encadrés par une multiplication d’« amortisseurs » et de protections, mais ils ne veulent surtout pas voir réduire ou ronger leur espace d’arbitrage personnel. Le singularisme sait que l’initiative individuelle a besoin des cadres collectifs mais il pense sa relation à eux sur de nouvelles bases. Ce processus ouvre à son tour un espace inédit de promesses et de problèmes.

Procédons par étapes. La demande d’un État-cadre sera de plus en plus prégnante : ce sera la principale manière de garantir l’existence d’individus de plus en plus maîtres du contenu de leurs vies. Ils auront de plus en plus conscience de la nécessité absolue de régulations publiques — et demanderont même une prise en charge de plus en plus systématique de leur espace de coexistence. Mais à une condition : que cet ensemble d’interventions soit le plus invisible possible.

Les dangers sont alors réels, et de deux types. Le premier est bien connu. Ce qui s’affaiblira ce seront — ce sont déjà — les corps intermédiaires, avec le risque d’égarement autoritaire que cela enferme. Conséquence d’autant plus imparable qu’à ce sujet, le néolibéralisme a fortement affaibli toute une gamme d’associations, à commencer par les syndicats. Mais l’essentiel n’est pas là. La nouveauté est que les individus semblent préférer un rapport plus direct, et sans médiation, avec l’État. Cette tendance est probablement plus forte en France qu’ailleurs tant elle s’inscrit dans la continuité apparente d’une longue histoire nationale. Pourtant, elle ne va pas de soi. Les corps intermédiaires n’ont-ils pas été les meilleurs remparts contre le totalitarisme, comme l’ont souligné les études classiques sur la société de masse ? Le risque est bien réel ; il n’y a aucune raison de le nier. Mais le renouvellement de l’adhésion des individus au politique passe par la compréhension de cette réalité et l’affrontement de ce risque.

Le second danger est encore plus inquiétant. Dans le singularisme, les individus, dont les vies personnelles deviennent l’horizon de l’intelligence politique, ne conçoivent la liberté que comme une indétermination des possibles. Du coup, toute entrave visible, trop visible, est plus ou moins ouvertement rejetée, tandis que tout contrôle invisible, vraiment invisible, risque d’être accepté — voire demandé — avec une déconcertante facilité. Inutile de le dire : cette attitude est d’autant plus dangereuse que ce transfert du contrôle en direction des objets techniques et impersonnels (qui en rendant possible l’action la contrôlent dès sa possibilité même), est une inflexion majeure dans la manière dont le contrôle s’exerce dans les sociétés actuelles [8].

La conjonction de ces deux risques se clarifie encore si l’on pense au court-circuit qu’ils engendrent. Dans la première conception, « classique », la liberté repose toujours sur un fragile contrôle de pouvoirs et de contre-pouvoirs, d’où la nécessité impérieuse des corps intermédiaires et des mouvements sociaux. Dans la deuxième conception, en revanche, les individus aspirent et conçoivent leur liberté à l’intérieur d’univers d’action banalisés qu’ils finissent par juger comme des éléments d’autant plus naturels qu’ils sont encadrés par des dispositifs techniques « invisibles » qu’ils perçoivent comme neutres.

Face à cette double réalité, les uns se sentent prêts à agir, à participer, à « défendre » leurs libertés, en tant que républicains et citoyens ; les autres se contentent d’un regard de surface et veulent seulement vaquer à leurs affaires. Dans le singularisme, la participation publique est souhaitée, voire désirée, à condition qu’elle reste extra-ordinaire. Cette conception de la vie sociale scandée par quelques grands moments de décision est sans doute en partie un mirage. Il y a sans doute de l’inconséquence dans cette posture, tant elle fait fi de ce qu’une action, même extra-ordinaire, nécessite la présence de corps intermédiaires. Pourtant, c’est bien là l’intelligence politique de nos contemporains. Et il faut, si l’on veut ouvrir l’avenir, en partir [9].

singularisme et égalité : des acteurs égaux contre l’égalité ?

Le singularisme place, au cœur de la vie politique, une articulation de l’initiative personnelle et de la protection collective qui altère en profondeur le rapport à l’égalité. C’est un des défis fondamentaux de la société actuelle. L’interdépendance croissante liée à la globalisation, et la diminution tendancielle des capacités d’intervention collective directe qui en résulte, coexistent avec l’augmentation des moyens individuels dont disposent les acteurs et avec l’accroissement de leurs capacités indirectes d’action. Cet espace collatéral d’action, à disponibilité constante de l’individu, est un puissant facteur explicatif des transformations de l’engagement dans des mobilisations collectives, plus rare, ou du moins plus intermittent, et plus rétif au sacrifice de soi à une cause ou à une organisation. Plus la force d’action de l’individu en tant qu’individu augmente, et plus les bases de l’engagement collectif se modifient. Ce n’est ni du simple égoïsme ni du pur utilitarisme. Il n’y a pas de désintérêt pour les affaires collectives, au contraire, la conscience en est peut-être plus vive. Mais à la suite de son empowerment, l’individu fait d’abord confiance à ses capacités de résoudre des problèmes qu’il ne cerne qu’à son échelle.

Une des conséquences majeures de cet état de fait est la consolidation d’une série d’actions individuelles dont l’objectif principal est de se mettre à l’abri des risques ou des gênes. En France, la logique de la « patate chaude » est désormais bien visible dans le domaine scolaire, dans la hiérarchisation segmentée du travail en fonction des statuts, dans la ville et sa cascade de tensions ordinaires [10]. En augmentant les moyens d’action de chaque individu, y compris bien entendu par des politiques publiques bien inspirées, ce sont la nature et les ressorts de l’engagement qui se transforment. L’action contestataire collective proprement dite n’a nullement disparu, mais elle est désormais concurrencée, et donc à étudier conjointement, avec cet ensemble d’actions individuelles. Au bout de cette évolution, c’est le poids de l’égalité qui se transforme en profondeur.

Cette augmentation de la puissance d’action individuelle peut sembler paradoxale dans un univers social où, à la suite de la globalisation, l’interdépendance des phénomènes s’est accrue. C’en est pourtant une de ses conséquences majeures et durables. Certains s’empresseront, comme toujours, de mettre en question cette illusion individualiste, dénonçant le mirage qui consisterait à vouloir trouver des réponses individuelles à des problèmes structuraux. En fait, cette attitude procède de l’association entre un empowerment pratique des individus et l’entrée dans un univers social où il devient de plus en plus difficile de trouver des causes univoques et des respon sables directs aux difficultés vécues. C’est la réunion de ces éléments qui transforme définitivement l’équilibre entre action personnelle et action collective, et, au-delà, entre l’initiative personnelle et la protection sociale.

Le sentiment de vivre dans un monde sur lequel on n’a qu’une prise partielle se traduit par une quête permanente, obsessionnelle, de sécurité. Mais, à l’inverse d’autres périodes, cette quête passe de plus en plus par la volonté d’échapper en solo à l’insécurité collective. Dans un monde à interdépendances multiples et hiérarchisées, la meilleure stratégie semble alors consister à se mettre à l’abri des secousses futures. Cela prend parfois la forme, comme on l’observe depuis plusieurs décennies, de mobilisations collectives pour la défense de l’emploi ou d’acquis, au nom de l’égalité ; mais cela passe aussi bien souvent par des stratégies de ségrégation ou de défense individualiste au détriment d’une égalité d’ensemble.

Le bilan est trop noir. Inutilement noir. Les études menées par Amartya Sen et Martha Nussbaum autour des capabilities ont apporté dans ce débat une inflexion décisive [11]. Si les tendances précédentes sont bien réelles, elles ne sont nullement inévitables. Il n’y a pas de contradiction entre l’égalité collective et la liberté personnelle. Dans le cadre du singularisme, au contraire même, toutes les politiques visant l’égalité ne peuvent être orientées que vers l’ensemble des capacités — et donc des libertés — qu’un individu possède effectivement. L’équation, ici, est alors réécrite dans l’autre sens. L’initiative personnelle cesse de se concevoir au détriment de la protection et de la solidarité sociale et ne se pense qu’à partir de l’extension de ces dernières.

Tant que l’on oppose l’une à l’autre, il n’y aura pas d’avenir durable pour l’égalité. Il faut apprendre à écrire l’égalité au singulier.

singularisme et égalité : quelle justice ?

Le singularisme induit aussi un grand changement quant aux exigences de justice. Des dimensions de plus en plus personnelles seront vécues comme des injustices et, réciproquement, des domaines que l’on a longtemps considérés comme politiques par excellence cesseront probablement de l’être. Dans ce sens, le singularisme peut finir par questionner la centralité de l’égalité, désormais mesurée à l’échelle individuelle : l’important n’est plus seulement ce qui me sépare de l’autre, mais ce qui m’empêche de me réaliser en tant qu’individu.

La transition est subtile et pourtant décisive. La conception antérieure s’embourbe dans des débats interminables sur la légitimité des inégalités des positions acquises ou sur l’égalité des chances ; elle ne comprend la justice qu’à partir de la figure de la course, à savoir, à chacun selon sa vitesse, pourvu que tous soit alignés sur la même ligne de départ, même si, à l’intérieur de cet espace, les positions se différencient nettement selon la préoccupation que l’on accorde ou non aux perdants [12]. Le singularisme exacerbe cette tendance à la justice-course. Mais il introduit un autre paramètre de jugement. À entendre bien des individus, c’est le temps qui devrait être au cœur de nouvelles politiques publiques : ce qui est vraiment inadmissible à leurs yeux, c’est l’irréversible. Les acteurs toléreront alors les inégalités (y compris par fatalisme), mais les toléreront d’autant mieux qu’ils seront persuadés que leur horizon personnel reste ouvert. Certes, le danger d’égratigner l’égalité est réel ; mais l’égalité peut aussi être à la racine de cette exigence.

Les transitions et les revanches — plus et mieux que les seuls soutiens ou rattrapages — seront des éléments majeurs des politiques publiques [13]. On demandera de moins en moins une égalité de fait, de même qu’une égalité initiale de chances, mais l’on voudra maintenir ouvert partout et toujours, l’espace de la vie individuelle. Ce n’est plus de son statut social dont on parlera avant tout, mais de l’actualisation — ou non — du soi dans la vie sociale. D’ailleurs, c’est sur ce point que finiront par s’accorder la gauche et la droite : le politique finira par inscrire une nouvelle ligne de démarcation entre ce qui revient à la responsabilité individuelle et ce qui doit rester de l’ordre de la solidarité collective. Les exigences de la justice seront plus concrètes : il faudra qu’à l’horizon, comme utopie pratique permanente, la vie puisse se jouer et se rejouer mille et une fois. C’est un risque pour l’égalité. Mais c’est aussi une autre promesse d’avenir.

Les inégalités les plus insupportables — on reparlera alors d’injustices — seront celles qui, du travail à l’école, de la ville à la famille, ne pourront plus être remises en question, celles, qui définitivement cristallisées, ne seront plus susceptibles d’être rejouées. Des écarts — très importants — de revenus risquent ainsi sans doute d’être politiquement tolérés à l’avenir en échange d’un horizon de possibles perçu comme ouvert. Aux yeux du singularisme, l’intolérable, c’est l’irréversible. Au point que le sentiment d’injustice se transforme en épreuve singulière face à l’échec. L’échec, parce qu’il vient couronner une irréversibilité, devient une expérience centrale, il fait de plus en plus partie de nos vies, et pourtant nous n’avons plus de langage politique adéquat pour le décrire — tant les seules compréhensions socio-économiques ne s’avèrent plus suffisantes. L’inégalité et l’injustice étant devenues des échecs personnalisés, il ne reste plus qu’à les assumer en première personne. Ce n’est pas forcément un mal. Et c’est même une exigence. Mais il faut alors donner forme à de nouveaux langages capables de rendre compte des injustices multiples face à l’échec, d’en comprendre les causes et les raisons, les moments où il intervient et les sentiments divers qu’il engendre.

Cette dernière caractérisation, en rendant lisible la vie sociale à partir de l’échelle de l’individu, permet à chacun à la fois de comprendre le caractère structurel des épreuves auxquelles son existence est soumise, la nature contingente de leur issue, et la variété des manières possibles de s’en acquitter [14]. Le déroulement d’une vie — le produit d’une série d’épreuves à issue contingente — n’est jamais arbitraire, puisque leur nature et le différentiel des capacités et des moyens dont disposent les acteurs pour s’en acquitter ne sont nullement distribués au hasard, sans que, cependant, cet ordre général de probabilités n’enlève toute charge existentielle au combat singulier que chacun est contraint de livrer. Les épreuves restituent la diachronie de la vie d’aujourd’hui, scandée par une série de « tests » routiniers, à issue ouverte. Rien d’étonnant alors à ce que les études sur les trajectoires de vie et sur les transitions prennent de plus en plus d’importance dans le dessin de politiques publiques faisant apparaître une autre géographie des inégalités. Elles sont plus dynamiques (marquées, par exemple, par d’importants mouvements d’entrées et de sorties de la pauvreté), davantage multidimensionnelles (d’autres critères que la seule position sociale, l’âge par exemple, apparaissent comme centraux pour expliquer la compression des carrières et la réduction des capacités de gain au cours de la vie) [15], et surtout, elles peuvent désormais se produire à la suite de changements survenus dans tous les domaines (ruptures familiales, chômage, surendettement, maladies, isolement…). C’est à partir de leur pluralité, et bien au-delà des seuls écarts de revenu, qu’il faut penser l’horizon de notre exigence de justice. La raison en est simple. À terme, l’échec est toujours personnel. Face aux épreuves, pour structurelles qu’elles soient, l’individu est seul. L’égalité exige alors de comprendre la production sociale dont elles sont le fruit et de reconnaître le jeu singulier à partir duquel l’individu les affronte.

Rien n’autorise donc à ranger le désir d’égalité au musée de l’histoire : structurellement noué à l’affirmation de l’individu moderne, il est probablement plus robuste que le discours néolibéral, et moins conjoncturel. Rien ne permet évidemment d’en prophétiser le triomphe : aucun déterminisme historique n’est suffisamment contraignant pour cela. Seule certitude : son avenir se joue au cœur des tensions induites par le singularisme. Celui-ci, s’il oblige à repenser l’égalité, n’en sera pas nécessairement le tombeau : il ouvre en revanche, assurément, un nouvel espace d’action.

Notes

[1Voir la première partie de cet article, publiée dans le numéro précédent : Vacarme, n° 43, pp. 90-94.

[2Sur la généralisation de ce sentiment de défiance, cf. Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie, Paris, Seuil, 2006.

[3Danilo Martuccelli, « Derrière les rhétoriques managériales », Vacarme, n° 36, été 2006, pp. 30-35.

[4Eva Illouz, Les Sentiments du capitalisme, Paris, Seuil, 2006.

[5Danilo Martuccelli, Grammaires de l’individu, Paris, Gallimard, 2002, chapitre 3.

[6Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, Paris, Seuil, 2001.

[7C’est cela que Touraine évoque sous la forme de « politiques du sujet ». Cf. Alain Touraine, Penser autrement, Paris, Fayard, 2007.

[8Michalis Lianos, Le Nouveau Contrôle social, Paris, L’Harmattan, 2001.

[9Jacques Rancière, Aux Bords du politique (1988), Paris, Gallimard, 2004.

[10Danilo Martuccelli, Dominations ordinaires, Paris, Balland, 2001.

[11Amartya Sen, Inequality Reexamined, Oxford, Oxford University Press, 1992 ; Martha Nussbaum, The Frontiers of Justice, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2006. Voir les réflexions proposées à ce sujet par Stany Grelet dans un précédent numéro : « L’égalité de quoi ? La question d’Amartya Sen », Vacarme, n° 42, hiver 2008, pp. 74-75.

[12Éric Maurin, L’Égalité des possibles, Paris, Seuil, 2002 ; François Dubet, L’école des chances, Paris, Seuil, 2004.

[13Pour une réflexion d’ensemble sur les politiques publiques européennes à partir d’une vision de ce type, cf. Anthony Giddens, Europe in the Global Age, Cambridge, Polity Press, 2007. En France, cf. Bernard Gazier, « Tous sublimes », Paris, Flammarion, 2003 ; Pierre Rosanvallon, La Nouvelle Question sociale, Paris, Seuil, 1995.

[14Danilo Martuccelli, Forgé par l’épreuve, Paris, Armand Colin, 2006.

[15Dominique Anxo, Christine Erhel, « Irréversibilité du temps, réversibilité des choix ? Les fondements des “marchés transitionnels” en termes de trajectoire de vie », Revue française de socio-économie, 1-2008, pp. 199-219.