Actualités

préparatifs

quelques pistes pour l’entretien avec Pierre Vidal-Naquet

Questions adressées à Pierre Vidal-Naquet.
Lire l’entretien : La vérité de l’indicatif, Vacarme n°17

Pour commencer

Tous les entretiens d’ouverture de Vacarme sont en partie consacrés à la question des usages politiques que nous pouvons faire de savoirs ou de pratiques théoriques. Vous rencontrer relève à ce titre pour nous de l’évidence : à la différence de beaucoup d’intellectuels pour qui l’engagement citoyen consiste en un « détour momentané de leur tâche » (Blanchot), vous avez toujours lutté avec les outils, les exigences et le savoir-faire de l’historien.

Pourtant, et paradoxalement, vous êtes pour nous à la fois absolument admirable et presque lointain. D’un côté, l’exigence de vérité qui est la vôtre s’impose à nous comme un exemple ; de l’autre, votre travail se prête difficilement à un usage collectif. La majorité des questions que nous aimerions vous poser tourne autour de ce qu’on pourrait appeler chez vous une « politique de la vérité ».

Mais il y faut peut-être un préliminaire. En matière politique, notre référence et notre désir, c’est plutôt les mouvements. Si les mouvements sont toujours portés par une sorte de « tentation du vrai », sans doute dérogent-ils au « voeu de l’exactitude » qui semble être le vôtre. De fait, vos Mémoires témoignent d’un engagement passionné et continu dans l’espace public en même temps que d’une méfiance vis à vis des mouvements, à l’égard desquels vous vous tenez à une distance parfois affectueuse et toujours raisonnable. Au « mouvement », vous semblez préférer le « comité ». Vous aimez, du reste, vous définir par la négative (vous n’avez pas été communiste, ni trotskiste, ni maoïste, pas plus que vous n’avez été structuraliste, etc.). Et on peut lire, dans ce qui fut sans doute le plus emblématique de vos combats, un geste de désolidarisation de l’Etat français plutôt qu’un acte de solidarité avec les Algériens. Cette attitude peut paraître d’autant plus étonnante que, parmi vos amis ou vos proches, on trouve nombre de femmes et d’hommes « de mouvements » - Jean-Pierre Vernant, Robert Bonnaud, Madeleine Rebérioux, etc. Vous reconnaissez-vous dans cette analyse (un peu schématique) ?

Vérité et fabulation

Dans toutes les dimensions de votre travail (la tragédie grecque, l’histoire des Juifs, l’histoire de l’histoire, le combat contre les négationnistes, ou le démontage des discours officiels), on trouve une réflexion sur la fabulation. On peut distinguer, à partir de votre travail, entre trois types, ou plutôt trois aspects de la fabulation.

  • Elle peut être ce qui recouvre le réel et fait obstacle à son appréhension (nombre de « vérités officielles », etc.)
  • Elle est ce qui permet d’y accéder (la tragédie athénienne, par exemple)
  • Elle est ce qui permet d’agir sur le réel (vous êtes très attentif à la dimension pragmatique de la fiction, à son efficacité symbolique, dans tous les domaines que vous abordez - des utopies platoniciennes à la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe).

En d’autres termes, la fabulation serait à la fois biais, symptôme et moyen.
Comment faire le partage entre le réel de l’imaginaire et le réel tout court (vous ne cessez de dénoncer les dangers de cette confusion, en pointant « l’inquiétante ressemblance » du vrai et du faux) ? Comment distinguer entre les discours mensongers, les discours faux, et les fictions qui peuvent être des instruments de connaissance ?

Mémoire et histoire

Vous écrivez au début de vos Mémoires  : « Une bonne partie de mon travail, ces quinze dernières années, a consisté à réfléchir sur les rapports entre mémoire et histoire. » Il en va, chez vous, de l’écriture de l’histoire récente et contemporaine : celle qui est faite, écrivez-vous, « de l’entrelacement de nos mémoires et de la mémoire des témoins ».
A vous lire, il semble pourtant que mémoire et histoire obéissent à des légalités différentes. Du côté de la mémoire, un voeu de fidélité au passé ; du côté de l’histoire, un pacte de vérité. Y a t-il selon vous compétition entre ces deux modalités, et que faire de cette compétition, ou comment tisser ensemble ces deux dimensions, quand on se donne objectif la représentation du passé ?

Mémoire et oubli

Vous avez pu écrire : « Sans l’oubli, pas de mémoire possible. Toute mémoire est choix, elle se détache sur un fond d’oubli. Oubli et mémoire sont, tous deux, indispensables. L’oubli peut être une vertu. »

Pouvez-vous commenter pour nous cet extrait d’une conférence que Renan prononça à la Sorbonne en 1882 : « L’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses (...). L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation. »

Vérité : résistance et désir

Dans la façon dont vous décrivez tous les combats qui ont été les vôtres, on peut repérer un même mouvement de balancier : optimiste avec la croyance dans les puissances de la vérité / dépressif avec la reconnaissance de la résistance à la vérité. Comment expliquer, à certains moments de l’histoire et après une période de déni, l’émergence d’un désir de vérité, comme il s’en manifeste aujourd’hui à propos de la torture en Algérie par exemple ?
Le combattant de la vérité que vous êtes sait-il des ruses et des stratégies à mettre en oeuvre pour faire passer la vérité ?

L’historien et le juge

Tout se passe comme si tout un pan de votre travail historique (et plus particulièrement celui qui relève de l’intervention citoyenne) avait partie liée au judiciaire. En cela, vous vous inscrivez naturellement dans la lignée d’intellectuels (Voltaire, Zola, aujourd’hui Ginzburg en Italie à propos de Sofri) bataillant contre les erreurs judiciaires. Mais il y a plus : il semble que chez vous l’écriture de l’histoire relève de la procédure judiciaire : recherche de preuve, démontage des dispositifs, établissement de la « vérité des faits ». Qu’est-ce qui distingue selon vous ces deux pratiques ? Le souci commun de la preuve et de la vérité invite-t-il à penser qu’il y a entre elles une épistémologie commune, ou au contraire des différences fondamentales ? Qu’est-ce que prouver en histoire ? Et qu’est-ce que vérifier ?

Peut-on dire que vous avez expérimenté deux pistes : 1) une piste comparatiste : la conjecture par mise en relation d’éléments apparemment hétérogènes (en particulier dans votre travail sur les Grecs) et 2) une piste qui peut rappeler les propositions de Popper : la vérité est ce qui résiste à l’épreuve de la réfutation - d’où votre travail acharné à réfuter les thèses (officielles, ou celles des négationnistes, ou celles des révisionnistes).

Réactivité

A l’exception de vos recherches sur la Grèce, tout se passe comme si votre pensée et votre mode de travail étaient essentiellement réactifs. C’est évidemment le cas de vos ouvrages militants (qui démontent une thèse historique et/ou politique).
Peut-on formuler l’hypothèse que cette dimension de votre travail explique aussi la passion que vous avez des préfaces, (souvent critiques, où vous engagez un dialogue avec l’auteur des textes), et votre tendance à reprendre et à retravailler sans cesse vos propres articles ?

Affects

Frappant, dans vos Mémoires, dans vos déclarations publiques, le lexique affectif. Vous « haïssez », « détestez », « éprouvez du dégoût », etc. Ce qui motive vos interventions citoyennes est explicitement viscéral.

En va-t-il de même de la pratique de l’historien ? Dans Un Eichmann de papier, vous évoquez le livre de l’ancien révisionniste Jean-Claude Pressac, qui aurait été le premier à combler une lacune de l’historiographie en enquêtant « avec exactitude » sur la question de savoir « quand et comment ont fonctionné les chambres à gaz ». Vous ajoutez : « Son livre (...) n’est certainement pas un bon livre d’histoire. Pressac ne montre de véritable compréhension ni pour les victimes ni pour les bourreaux, mais il s’est donné une bonne connaissance technique du système... »

Vous avez enfin cité à plusieurs reprises le texte de Chateaubriand que vous fit lire votre père pendant la guerre : où l’historien est décrit comme « chargé de la vengeance des peuples ».

Pouvez-vous précisez ce qu’il en est, selon vous, du juste rapport de l’historien à son objet, quelle est la place de l’affect dans ce rapport et de quel affect il s’agit ?

Minorités

Au risque de l’anachronisme, on dira que vous consacrez certains de vos travaux à ce qu’on appellerait aujourd’hui les minorités ; les femmes, les esclaves, les artisans, les enfants, les étrangers, etc. Tout se passe comme si vous convoquiez ces catégories marginalisées ou opprimées au sein de la culture dominante, moins par empathie que pour leur « intérêt heuristique » (la formule est de vous). 1) Ces catégories sont « entre deux » : elles échappent à la pensée alternative dedans/dehors, et ce faisant, révèlent les tensions et les contradictions de la cité. C’est ce qu’on pourrait appeler la minorité comme point de vue sur la généralité. 2) Mais vous vous intéressez aussi à quelque chose qui a à voir avec les « devenirs minoritaires » : voir votre travail sur l’éphébie. L’éphèbe est un étranger provisoire, une femme provisoire etc.

Peut-on relier l’intérêt scientifique que vous portez à ces catégories à des préoccupations politiques. Et quand on n’est pas historien, mais qu’on tente, comme nous le faisons à Vacarme, ce qu’on pourrait appeler une politique des minorités, dans quelle mesure peut-on risquer un « usage anachronique » de vos travaux ?

La trahison

Dans La Démocratie grecque vue d’ailleurs, vous écrivez que « le rôle qui, de tout temps, a été celui de l’historien » est « le rôle du traître ». Par ailleurs, votre méthode historique récuse toute espèce de téléologie : vous dites préférer aborder le réel historique de biais, par l’entremise de catégories marginales qui se tiennent aux frontières. Tout se passe comme si vous refusiez, comme historien, la position de l’héritier pour adopter celle de l’étranger. A lire vos réflexions sur votre pratique, le lecteur du Chasseur noir peut-être frappé par la coïncidence du lexique que vous employez pour qualifier l’historien et pour décrire l’éphèbe. Portrait de l’historien en éphèbe ?