Vacarme 44 / cahier

Witold Gombrovicz

par

Patrick Sainton a fait un portrait de Witold Gombrowicz avec du carton, du scotch, de la ficelle et du papier [1]. J’ai fait le mien avec les mots et les phrases de Witold Gombrowicz, triturés, mâchurés, démontés et remontés. Tout (ou presque) est donc de lui, sauf les dernières lignes, qui sont de Molière. E.B-T

Depuis le départ, on a déjà relié tant de points, des points qui sont des chiffres, des chiffres qui ont entre eux tant de chemins secrets pour faire la différence, qu’on a cru l’avoir attrapé : ici l’orbite, ici le maxillaire, là l’arête nasale, la ligne du sourcil. Mais qu’est-ce qui s’est passé ? L’esclave de l’esclave a sauté hors du cerceau de feu : je suis cirque, lyrisme, poésie, horreur, bagarre, jeu — que voulez-vous de plus ? On n’a rien attrapé, rien que d’oiseuses mises en garde : n’oubliez pas, grippe = mort. Car le rhume et la grippe sont ses mortels ennemis et ses amis grippés deviennent à leur tour des ennemis. Il ne veut plus d’eux, de leurs visites. C’est son médecin qui insiste. Son médecin est très sévère sur ce point, impitoyable, même. Mais lui, l’extravagant, comment a-t-il pu oublier que la crasse, la maladie, le péché, l’anarchie sont nos aliments ?

Qu’on nous donne à lire les pages suivantes : le changement d’un mot ou l’élimination d’une phrase nous rapproche de lui. Qu’on le rejoigne enfin dans le chemin des petits changements de mots, qui ont une grande importance. Qu’on le retrouve ainsi, l’esclave de l’esclave, portant partout sa tête comme un candélabre, fuyant le cirque lituanien et son cercle de feu : cessez de me piquer à coups de bec ; cessez de m’arracher les plumes. On ne lui a rien arraché, on peut le jurer, car le journal tenu n’en est pas un. Mercredi : moi. Mardi : moi. Jeudi : moi. Dimanche : maudit soit leur corps. Lundi : maudit soit leur corps facile. On n’en tire rien.

Witold Gombrowicz, ces deux mots qu’il portait comme un vêtement, ils sont, déjà, révolus. Lundi : je suis trop. Vendredi : déjà, je suis. Vous voyez comme il sait nous perdre sous son ciel insaisissable, comme on a trop cheminé, trop longtemps dans le pâle avant-goût de son moi. Et quand il surgit, tout entier dans chacune de ses réalités, ou tout entier dans une certaine organisation de la réalité, nous ne sommes plus là mais dans d’autres formules, toujours les siennes.

On n’a rien attrapé, pas même ce qu’il n’est pas. Mardi : ma floraison, oui, c’était le charme, l’envoûtement absolu, l’élément dont je me trouvais justement privé. C’est qu’il n’est pas le jeune dieu du pire : il dit son enchantement et sa confusion face au charme cruel de ce jeune sang mais ce jeune sang finit par tout ensanglanter. Lundi : garçons déchirés par les garçons comme par les chiens. Mardi : ma littérature, plus folle que moi-même. Mercredi : ah, maudit visage ! Mon visage était en train de me trahir !

Il meurt dans son sommeil. Trêve d’abécédaire ! Il meurt dans son sommeil : trêve de floraison et de fenaison. Il meurt dans son sommeil : trêve de crétinisme et de somnambulisme, trêve de cirque et de cercle de feu. Mais il est, comme on l’espérait, dans les pages suivantes. Mardi : anormal. Mercredi : tordu. Jeudi : dégénéré. Vendredi : abominable. Samedi : solitaire. Dimanche : rasant les murs. Le sommeil et la mort n’ont pas lieu, mais la surabondance. On ne court pas après un mort, auquel cas on n’aurait aucune raison de se presser, mais après cette floraison obscure, somnambulique, extravagante, dont il a pu parfois se croire séparé. Elle était l’œuvre — que l’œuvre devienne moi ! — ou à l’œuvre dans l’œuvre, dans le contrepoids que les petits mots font aux grands, ou au contraire dans les mots un peu forts, comme, par exemple, magie, beauté, infériorité. Le sommeil et la mort n’ont pas lieu, mais l’enchantement, la confusion, mais la crasse, qui a toujours grouillé de vie. On ne court pas après un mort mais on s’efforce de mettre la main au plus vite sur la chair scabreuse de son verbe.
Vite. Attention. Vite.

Witold Gombrowicz, ces deux mots… mais laquelle de ses personnalités multiples ? Vendredi : moi, je mordrais la main du psychiatre qui voudrait me vider, telle une volaille, de ma vie intime. Moi je mordrais, je mordrais, je mordrais. La morsure est à l’œuvre dans l’œuvre, avec les bouches, les garçons déchirés, le charme abominable du jeune sang.

Samedi : je suis, moi, la pensée non affûtée. Mardi : je suis un adversaire déclaré de tous les rôles. Dimanche : je suis, seul. C’est pourquoi je suis davantage. Mercredi : à tout hasard, je préfère ne ressembler à personne. Vendredi : je suis cirque. Witold Gombrowicz, mais laquelle de ses formules multiples ?

Il a raison de redouter la contagion et tort de la redouter pour lui-même quand c’est nous qui sommes en danger : la floraison nous déforme. Nous n’avons aucune raison de courir après un mort et toutes les raisons de redouter notre propre fenaison exténuante. Il sait ce qu’il a à écrire, ce mort si contaminant. Il sait qu’il a à se défendre lui-même : je réclame le droit à mon propre visage. Lundi : moi. Mardi : moi. Voilà sans doute, beaucoup plus tard, le peu de cas que l’on fait de sa défiance, de sa juste crainte d’être déformé. Trêve de trêve : il ne meurt pas. Celui qui meurt, c’est l’esclave de l’esclave, le valet abusé par son sosie et qui ne peut s’en expliquer qu’en disant : oui, moi : non pas le moi d’ici, mais le moi du logis, qui frappe comme quatre… ce moi qui m’a fait filer doux, ce moi qui le seul moi veut être, ce moi de moi-même jaloux. Non, pas le moi d’ici.

Notes

[1SANS TITRE (WITOLD GOMBROWICZ), technique mixte sur carton, 200 x 130 cm, Patrick Sainton, 2001