Vacarme 44 / cahier

qui fait l’auteur ? (suite)

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La mort de l’Auteur proclamée par Barthes était, on s’en souvient, la condition de la « naissance du lecteur ». Ainsi était-on convié à ne plus réduire le texte à l’instance de l’auteur et son intention supposée. Mais la figure de l’Auteur, de fait, eut-elle jamais tant de poids ? L’examen des pratiques de lecture révèle de fait une infinité d’usages possibles. Poursuite de l’enquête.

Mettons, provisoirement, qu’un auteur a tous les droits : celui d’être fantasque, de trahir ses promesses, de n’en faire qu’à sa guise. Prends, lecteur, l’auteur de ce petit feuilleton théorique. Tu n’en as pas lu la première partie dans le numéro précédent de Vacarme  ? Tant pis pour toi : c’était un article amusant, paradoxal et stimulant, tu y aurais trouvé matière à gamberger, mais on ne perdra pas de temps à le résumer pour toi. Tu l’as lu, et tu espères trouver maintenant l’exploration de la piste annoncée dans sa conclusion ? Tant pis pour toi : de l’eau, depuis, a coulé sous les ponts, le temps a tourné au beau, et l’humeur est au vagabondage. Peut-être sauras-tu retrouver parfois le fil abandonné dans le numéro précédent ; peut-être pas : l’auteur ne répond plus de rien.

C’est qu’à l’instant où tu t’engages dans la lecture de son texte, il s’est inscrit aux abonnés absents. Il y a là de quoi jeter une lumière soupçonneuse sur le projet initial du feuilleton. On l’avait imaginé quand Vacarme préparait un « chantier » sur les formes actuelles de l’anti-autoritarisme, quarante ans après mai 68. On s’était à l’occasion souvenu d’un article que Barthes avait publié la même année : « Donner un auteur à un texte, y écrivait-il, c’est imposer à ce texte un cran d’arrêt, c’est le pourvoir d’un signifié dernier, c’est fermer l’écriture. » Contre la tâche jusqu’alors assignée à la lecture de « découvrir l’auteur — ou ses hypostases : la société, l’histoire, la psyché, la liberté — sous l’œuvre », il fallait désormais « rendre à l’écriture son avenir » en en « renvers[ant] le mythe : la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur. » [1] La première fois qu’on avait lu ce texte, on avait été convaincu (on l’est encore, du reste), qu’il avait contribué, pour les décennies à venir, à sauver les cursus universitaires de lettres en rendant à nouveau désirable de consacrer plusieurs années à étudier la littérature. Pour l’article de Vacarme, le projet — vite abandonné — consista d’abord à partir d’un double constat : 1) l’inscription du texte de Barthes dans une phraséologie et un contexte politique évidemment datés ; 2) la fortune de l’idée que la littérarité d’un texte consiste dans sa disponibilité à une pluralité d’interprétations. Ce devait être l’occasion de se demander ensuite si la nécessité de contester à « l’Auteur » son autorité était encore vivante, si elle avait fait des petits ou s’il fallait la ranger au rayon des étapes théoriques historiquement indispensables mais désormais dépassées.

Ce projet tenait peut-être la route, à condition toutefois d’avoir en tête que proclamer la mort de l’auteur n’était pas incriminer son autoritarisme, mais bien celui de l’École : ce que visait alors Barthes, c’était la façon dont des générations d’élèves, d’étudiants — et donc de lecteurs — avaient été formés à identifier le sens d’un texte à celui que l’auteur était censé y avoir déposé. Parmi tous les détenteurs d’une position d’autorité qui firent, en 68, l’objet d’un tir groupé, l’auteur d’un texte littéraire est en effet — en tant que tel — le moins suspect de pratiques autoritaires. Pas seulement parce que son affaire serait de procurer du plaisir (il y a aussi de la séduction dans bon nombre de méthodes d’enseignement, qui ne prémunissent pourtant pas toujours contre l’abus d’autorité) ; mais parce que pour l’immense majorité de ses lecteurs, l’auteur a la délicatesse d’être absent — il a même souvent l’élégance d’être mort.

Autant le dire : l’auteur est peu encombrant. Tant qu’une lecture reste privée, c’est-à-dire dans la majorité des cas, chacun est libre de faire d’un livre l’usage qu’il veut sans risquer la moindre mesure de rétorsion. Rien ne m’empêche, par exemple, de commencer par la dernière page parce qu’il me plaît de connaître avant l’heure le nom de l’assassin. Je peux tout aussi bien abandonner ce livre en cours de route, ou n’en parcourir que quelques passages. Au moment de préparer un repas, il m’est arrivé d’emprunter à un roman policier américain sa recette du chili con carne : après tout, je me suis souvent surpris à passer plusieurs heures dans un livre de cuisine sans mettre la moindre recette à exécution. Je peux lire les ouvrages d’Olivier Cadiot comme autant de manuels de survie, et considérer Madame Bovary comme une invitation convaincante à la fidélité conjugale. Je peux également redouter de rencontrer le capitaine Achab, Harpagon ou même Christine Angot dans la rue, quand bien même on me répète qu’ils sont, dans les livres où je les ai connus, des constructions fictionnelles. Les aventures des person nages des romans de Michel Houellebecq ne m’intéressent que médiocrement, mais je suis souvent tenté de lire ses romans comme des documents passionnants sur un certain état de la fiction d’aujourd’hui, et sur la façon dont elle renoue parfois avec ce qu’il y eut de plus déplaisant, selon moi, dans certains romans du XIXe siècle. Je peux, enfin, décider que Le Procès et Le Château sont du même auteur que La Métamorphose, même si je sais pertinemment que Kafka souhaitait que les deux premiers fussent brûlés sans être lus après sa mort : je l’ignorerais que cela ne changerait pas grand-chose : le nom de Kafka est pareillement inscrit sur la couverture des éditions dont je dispose. Autant dire que je fais quotidiennement l’expérience de ma liberté de lecteur sans avoir à m’inquiéter le moins du monde de ce qu’en penserait l’auteur.

Dans chacun de ces cas de figure, j’ai transgressé quelque chose : la cohérence de l’œuvre, son intégrité, son identité de genre, la règle du jeu qu’elle propose, la volonté manifestée par l’écrivain, etc. Or je n’ignore pas, pour avoir fréquenté de nombreux manuels scolaires (comme lycéen puis comme enseignant) qu’aucune de ces transgressions n’est recommandée, à l’exception peut-être de la volonté de l’écrivain, dont il n’est plus de mise aujourd’hui de faire le critère exclusif d’une interprétation. C’est, du moins, ce que je croyais hier encore, avant de me livrer à une petite expérience. De mes années de lycée, j’ai conservé les volumes du Lagarde & Michard, ouvrage longtemps canonique, aujourd’hui déconsidéré depuis que le vent barthésien a commencé de souffler, avec un retard forfaitaire, dans l’enseignement secondaire. Difficile en effet de le soupçonner de faire l’apologie de la liberté du lecteur. Et pourtant : j’aime à prendre les romans par leur fin ? J’apprends dans le Lagarde & Michard qu’une bonne lecture est toujours relecture, informée par un savoir du dénouement où le récit semble devenir contemporain de tous ses moments successifs. Souvent je ne lis d’un livre que des extraits ? Un manuel est une anthologie de morceaux choisis, disponibles en tant que tels pour des explications qui reposeront notamment sur le présupposé d’une unité qui ne doit toutefois rien à la décision de l’auteur, mais seulement à celle des auteurs du découpage. Je cherche dans une fiction des « leçons » ? J’y identifie des « types » repérables ? Dans les pages de mon manuel, c’est, pour chaque texte ou presque, l’objet d’un programme spécifique de lecture formulé à l’intention des élèves. J’envisage une œuvre romanesque, non pour ce qu’elle raconte, mais pour ce qu’elle donne à voir du rapport entre une société et les formes esthétiques qui s’y produisent ? D’un point de vue théorique, le Lagarde & Michard relève d’une pratique parfaitement orthodoxe de l’histoire littéraire. Je considère, enfin, que le nom d’un auteur désigne une identité entre des textes dont les statuts sont pourtant très hétérogènes ? À défaut de Kafka, je consulte le chapitre « Blaise Pascal » dans le volume « XVIIe siècle » : les extraits des Pensées, qui ne constituent un livre que parce qu’elles ont été rassemblées, après sa mort, selon un ordre depuis sans cesse discuté, y succèdent sans le moindre hiatus à ceux des Provinciales, œuvre pleinement assumée par l’auteur.

Tout à l’heure, j’allais écrire que le manuel dans lequel j’appris d’abord à lire des textes littéraires était tout entier motivé par l’entreprise de verrouillage du sens incriminée par Barthes, et dont je dus apprendre par la suite à m’émanciper. Cela reste vrai, sans doute, mais seulement en partie, dans le discours explicite des éditeurs. Car ces mêmes éditeurs ont effectué une série d’opérations qui ne sont pas sensiblement différentes que celles que ma lecture fabrique dans son coin. Hypothèse : peut-être n’y a-t-il pas de cas où le fait de la liberté de la lecture ne vienne — subrepticement ou non — se loger dans la formation des lecteurs, y compris la plus sévère, la plus contraignante et la plus univoque. Ce qui a changé, c’est donc moins l’existence de cette liberté que ses modes d’affirmation, de théorisation et de valorisation.

Cela tient sans doute tout simplement à ce qu’il n’y a pas de lecture qui ne soit constitutivement singulière. Les conseils hilarants dispensés par Pierre Bayard dans Comment parler des livres que l’on n’a pas lus  [2] sont aussi l’occasion d’une réflexion précieuse sur les modalités de la lecture : elle est, à l’en croire, façonnée, pour chaque lecteur, par un « livre intérieur », tissé de ses légendes privées et des textes qu’il a lus auparavant, et qui organise la réception qu’il fera de chaque nouveau livre en contribuant à sélectionner dans le texte les éléments susceptibles d’être interprétés : ce livre intérieur, poursuit-il, est « cet objet fantasmatique en quête duquel vit tout lecteur et dont les meilleurs livres qu’il rencontrera dans sa vie ne seront que des fragments imparfaits, l’incitant à continuer à lire ». Dans Le Temps retrouvé, Proust disait en substance la même chose quand il écrivait que « chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même » — formule qui sent un peu trop le sujet de dissertation pour qu’on ne soit tenté de lui préférer celle-ci : « l’écrivain ne doit pas s’offenser que l’inverti donne à ses héroïnes un visage masculin. »

À l’intention de ceux qui ne seraient pas entièrement convaincus, on peut conseiller la consultation plus robuste de l’étude de Wolfgang Iser, L’Acte de lecture  [3]. Iser part du principe aisément vérifiable qu’un texte ne fait jamais l’objet d’une appréhension totale et synchronique : l’acte de la lecture s’effectue nécessairement dans le temps. Or dans le maquis d’un texte de fiction, il est rigoureusement impossible de tout retenir. « L’objet du texte » va donc se construire au fil de la lecture, par « un enchaînement de synthèses successives », caractérisées chacune par la rétention et la hiérarchisation de certains des éléments du texte, à partir du « répertoire » dont chaque lecteur dispose, composé à la fois d’éléments affectifs qui lui sont propres et d’un ensemble de savoirs sur le type de livre qu’il est en train de lire ; chacune de ces synthèses est, en outre, l’occasion pour lui de reformuler une hypothèse sur la cohérence qu’il attribue par anticipation à l’ensemble de l’œuvre.

Pour ceux qu’aurait assommés le paragraphe précédent, on peut encore proposer une expérience plus amusante. Prenez ce soir le roman qui repose sur votre table de nuit, et efforcez-vous de poursuivre votre lecture jusqu’à ce que torpeur s’ensuive. Parce que vous espérez vous y retrouver sans trop de peine lors de votre prochaine séance de lecture, vous savez que vous ne pouvez pas vous endormir à n’importe quel endroit du texte. Avec un peu de chance, vous approchez de la fin d’un chapitre et vous saurez pousser jusque-là. Hélas, il vous reste encore une cinquantaine de pages, ce qui est plus que vos forces ne vous permettraient d’en supporter. Pire : vous lisez La Route des Flandres de Claude Simon, dont vous avez constaté avec effarement qu’il n’est composé d’aucun chapitre. Vous allez donc vous arrêter à un certain point du texte, que vous aurez intuitivement identifié comme un pallier de sens à partir duquel vous pourrez repartir sans trop de dommage la prochaine fois. À ce stade de l’expérience, vous avez le droit d’imaginer que le point auquel vous vous êtes arrêté était plus ou moins programmé par le texte lui-même. Pour éprouver cette hypothèse, compliquez les choses en demandant à la personne de votre choix de procéder à son tour à la même expérience, dans des conditions sensiblement équivalentes. 1) Il y a toutes les raisons de penser que les mêmes conditions ne se reproduiront pas : sujette à l’insomnie, la personne en question a coutume de poursuivre sa lecture tard dans la nuit. C’est déjà souligner le caractère irréductiblement singulier de la façon dont vous aurez reconstruit le texte en opérant un découpage qui n’y figurait pas, mais dont procèdera en partie, au terme de votre lecture, la cohérence de l’œuvre tout entière. 2) Par extraordinaire, votre partenaire a reproduit votre expérience dans les mêmes conditions que vous. Vous le constaterez : à moins d’une négociation collective, il y a de fortes chances que vous n’identifiiez pas tous deux le même point d’arrêt. Permettez-moi en tout cas d’y mettre ma main à couper : pour ma part, il m’est souvent arrivé de proposer à peu près cette expérience aux élèves d’une classe, dans des conditions évidemment moins intimes : il en résulta chaque fois une série différente d’unités textuelles, dont on produisit ensuite autant de commentaires, évidemment distincts — à chaque lecteur, ses « morceaux choisis ».

On était parti de l’autorité de l’auteur, et il semble de plus en plus évident que le sujet file entre les doigts. Dans le chapitre le plus irrésistible de son livre, Pierre Bayard suggère charitablement de ne jamais s’engager dans une discussion trop précise sur un livre avec son auteur, au cas où l’occasion s’en présenterait, si l’on ne veut « voir son angoisse croître à mesure que nous évoquons ce qu’il a écrit, avec le sentiment que nous lui parlons d’un autre livre ou que nous nous trompons de personne. » On veut bien croire à cette angoisse de l’écrivain, qui peut prendre des tours spécialement tragiques en cas de lecture en mauvaise part : qu’on se rappelle Salman Rushdie, sommé de démentir publiquement certaines lectures qui avaient été faites de ses Versets sataniques, sans jamais parvenir à convaincre ces lecteurs, alors même que tous ceux qui prenaient sa défense en étaient réduits à le faire, non en se référant précisément à son roman, mais en invoquant la liberté d’expression, le refus de toute censure, les droits imprescriptibles de la fiction, voire certains textes sacrés qui, pour n’être pas fictionnels, se révélèrent également sujets à caution interprétative, en raison du caractère poétique de leur formulation. Reste que cette angoisse est le revers dramatisé d’une inquiétude plus généralement partagée, et dont on peut parier qu’elle est participe de toute expérience littéraire : s’il est vrai qu’il n’y a pas d’autre texte que celui que sa lecture construit, comment en assumer la contingence, et le caractère toujours provisoire, autrement qu’en cherchant par tous les moyens à l’autoriser ? En d’autres termes, si l’on veut poursuivre cette enquête dans les numéros à venir, il faudra sans doute moins s’attarder sur la façon dont fut progressivement affirmée la liberté des interprétations que questionner les efforts successifs pour en baliser l’espace, quitte à lui mettre des bâtons dans les roues. Même chez Barthes ? Même chez Barthes, on le verra bientôt, peut-être.

À suivre

Notes

[1Roland Barthes, « La mort de l’auteur », Œuvres complètes, t. III, Le Seuil, pp. 40-45.

[2Éditions de Minuit, 2007.

[31976, et 1985 pour la traduction française, aux éditions Mardaga.