Vacarme 25 / arsenal

une voix publique

Claire Carthonnet lutte depuis plusieurs années pour imposer, au sein d’un discours public sur la prostitution excluant les premières intéressées [1], la parole d’une prostituée autonome parlant en son nom propre et instituant sa propre légitimité. Militante à Cabiria [2], elle s’est retrouvée au premier plan de la mobilisation des prostituées
suscitée par la loi pour la sécurité intérieure, de son projet à son adoption [3]. De ce mouvement, initié l’été dernier, on rappellera qu’il fut l’un des premiers à opposer une réaction aux conséquences, très concrètes, des mesures du nouveau gouvernement, et que, bien qu’il constituât un véritable événement politique, il dut compter sur un soutien extérieur très rare, notamment en raison d’une féroce querelle des féminismes. Récit d’une mobilisation, de son essoufflement aussi, qui se voit aujourd’hui astreinte, par les incohérences délibérées de l’application de la loi, et parce que des vies sont en jeu, à une position de résistance.

Commençons par la mobilisation des prostituées contre le projet de loi pour la sécurité intérieure (LSI) de Nicolas Sarkozy. Quelles en ont été les différentes étapes ? Quelles transformations, quelle prise de conscience collective a-t-elle permis d’opérer ?

Alors que le « brouillon du projet LSI » était publié par la presse en juillet 2002, la mairie de Lyon promulguait un arrêté interdisant la prostitution sur tous les grands axes, qui renvoyait les prostituées hors de la ville. Avec Cabiria, la mobilisation s’est donc d’abord organisée contre cet arrêté municipal qui renvoyait les prostituées hors de la ville : nous avons organisé deux manifestations devant la mairie et obtenu une première visibilité médiatique. La première manifestation contre le projet de loi Sarkozy a eu lieu à la fin du mois d’août. Très vite, nous avons été confrontées au problème de la division entre les Françaises et les étrangères. Les Françaises avaient compris l’arrêté municipal et le projet de loi comme des moyens de lutter contre les étrangères, selon une position purement commerciale liée à la concurrence que provoquait l’arrivée de ces femmes. Une de nos priorités a donc été de mobiliser sur la situation des étrangères, en solidarité avec elles, et de les associer aux manifestations. La première manifestation a essentiellement rassemblé la communauté africaine. La seconde fut plus mélangée, beaucoup de femmes de l’Est nous avaient rejointes, ainsi que des « locales » que nous avions pu sensibiliser. Notre action s’est ensuite généralisée et nous avons tenté une mobilisation au niveau national, à partir des différents réseaux constitués depuis plusieurs années. C’est ainsi que nous avons décidé une manifestation nationale devant le Sénat le 5 novembre 2002 lors de l’examen du projet de loi.

Pour cette manifestation, un travail de terrain était nécessaire : rallier les filles, mobiliser les Françaises, leur expliquer le projet de loi, leur faire comprendre qu’il n’y avait pas d’exception et que la loi s’appliquerait à toutes, qu’en défendant les étrangères on se défendait soi-même. Notre intérêt était de faire évoluer la loi dans le sens d’une volonté politique de lutte contre le proxénétisme, alors que la notion de racolage passif inscrite dans cette loi est dirigée contre les femmes. Aujourd’hui que la répression s’exerce surtout sur les étrangères, pas encore, ou de façon ponctuelle, sur les « locales », qui parfois négocient avec la police, ce qui peut les protèger pour l’instant.

Considérez-vous que la manifestation nationale du 5 novembre 2002 a été un succès ?

Elle a permis que des filles viennent de toute la France. Ce n’est pas rien. Paradoxalement, on y a vu peu d’étrangères. La mobilisation a été assez difficile à mettre en place, on manquait vraiment de moyens, ça ne suscitait pas d’intérêt politique au sein de la communauté, sûrement en raison des urgences de rentabilité ou de survie de beaucoup de femmes étrangères. De plus, pour celles qui ne lisaient pas le français, il n’y avait aucune traduction des tracts pour expliquer les conséquence de cette loi, sinon par certains militants des Verts-Paris ou d’Act Up. Cette manifestation n’a pas été pour autant un échec : 500 prostituées manifestant devant le Sénat, c’était même une réussite. Une association, France Prostitution, est née de la rencontre de plusieurs collectifs de prostituées qui s’étaient formés à Paris et en région parisienne, et regroupe des prostituées se définissant comme « traditionnelles ».

Deux raisons permettent d’expliquer les difficultés de la mobilisation : les dangers de la visibilité et la faiblesse du sentiment communautaire. D’abord, les femmes qui travaillent dans la rue ont des priorités liées aux problèmes que pose la visibilité. C’est le cas pour les étrangères en situation irrégulière, mais pas seulement. En Albanie, par exemple, la loi du « Kanoun » [4] punissant les femmes qui deviennent visible de la répudiation ou de la mise à mort pour la honte causée à la famille, leur interdit le retour dans leur pays. Et l’on sait que bien souvent, le rapatriement ou la reconduite de ces femmes ne se fait pas dans la plus grande discrétion ; certaines sont dénoncées publiquement dans les médias locaux pour avoir été prostituées en Europe de l’Ouest, d’autres subissent un petit chantage : ou bien le centre fermé pour réinsertion, ou bien la remise à la famille par la police, avec révélation du passé de prostituée. Mais nous non plus ne sommes pas un modèle de visibilité ! Combien de « locales » acceptent d’être visibles ? Le danger n’est pas le même, mais il est réel.

Ensuite, notre communauté n’a pas beaucoup de conscience politique, ni ce réflexe militant qui fait qu’on se sent concerné par une cause collective. On défend son bout de trottoir, son gagne-pain. La prise de conscience collective n’a pas survécu au 5 novembre. Les semaines suivantes, il n’y a pratiquement rien eu. On était incapables de se mettre d’accord sur les actions à mener. Commençaient aussi les enjeux de pouvoir et les conflits au sein du mouvement.

Aujourd’hui ça s’essouffle beaucoup, à l’exception du procès à Reims en juillet 2003 : un procès pour racolage passif, le premier à mettre en cause une Française, laquelle a été relaxée. Les juges, d’ailleurs, ne peuvent pas appliquer la loi, s’agissant des « locales » : il est acquis qu’elles ne subissent pas la pression d’un proxénète, il est donc difficile pour eux de juger uniquement sur la base de l’arbitraire des agents qui verbalisent. Par contre, pour les étrangères, ils jugent rapidement et facilement. C’est encore la stigmatisation, relayée par les médias, qui facilite les jugement hâtifs : la situation des femmes étrangères est dépeinte de façon caricaturale. Leur situation est considérée par tous, y compris par les juges, comme relevant du trafic de femmes alors qu’il s’agit d’un processus de migration, dont les hommes sont les seuls ressorts, qui permettent aux femmes de traverser les frontières et d’accéder à cet « eldorado » qu’est l’Europe de l’Ouest.

L’intention affichée par les parlementaires était la lutte contre le proxénétisme, mais dans les faits, la loi est mise au service d’une politique de lutte contre l’occupation de l’espace public par les femmes qui travaillent. Les expulsions ont donc lieu. Aucune enquête n’est faite sur les proxénètes.

Malgré les clivages, les antagonismes, cette mobilisation n’a-t-elle pas permis l’amorce de mouvements d’affirmation identitaire ? Peut-on parler d’une pride communautaire ?

Il y a un peu plus de visibilité, quelques personnalités se sont montrées à visage découvert et ont parlé. Mais quand il y a un acte de visibilité, c’est un coming out, c’est toujours un fait individuel, ce n’est pas un acte politique de groupe. On ne peut donc pas encore parler d’une pride, même si l’on en arrivera à de plus en plus d’actes de visibilité ponctuels. En ce sens, on peut parler d’une communauté d’existence, pas d’une entité politique. Tout se joue sur les divisions du groupe, sur les divergences qui ne sont pas tues. Il aurait fallu se servir des personnes visibles pour constituer un pôle de communication, mais on était justement prises dans nos divergences d’opinion, qui portaient essentiellement sur les femmes étrangères, certaines « locales » considérant les prostituées « libres » françaises comme les seules légitimes et les « non libres », étrangères, comme illégitimes.

Quelle position défendiez-vous face à ce double partage, réducteur, qui séparait les prostituées françaises et libres d’un côté, et les étrangères, sous contrainte et prétendument illégitimes, de l’autre ?

Pour ma part, je considère que beaucoup de ces femmes étrangères sont victimes de choses dures, mais sont avant tout des migrantes qui cherchent espoir chez nous. Il faut prendre en considération la situation politique, économique, sociale et sanitaire des pays d’origine de ces femmes, et donc la légitimité de leur migration vers nos pays riches. Notre rôle est de les libérer des contraintes qu’elles subissent, quelles qu’elles soient, et de leur donner les moyens de choisir ce qu’elles veulent faire. Rester ici ou repartir, travailler autrement ou continuer à se prostituer, ce choix leur appartient. Il y a un devoir de solidarité avec celles qui sont aujourd’hui sous contrainte et un devoir de mémoire. Nous n’avons pas toujours été des femmes libres sur les trottoirs. Nos aînées dans les luttes de 1975 se sont battues pour qu’aujourd’hui nous soyons libres et indépendantes. Nous ne devons pas oublier notre histoire.

La visibilité du 5 novembre était complexe : certaines portaient des masques blancs, d’autres apparaissaient à visage découvert, ou avec des masques retournés, portés derrière la tête. Y a-t-il une visibilité par le masque ?

Dans toute communauté stigmatisée, certains ont du mal à accéder à la visibilité. J’ai vécu longtemps, moi aussi, avec un masque symbolique, avec le poids du stigmate. Lors de la manifestation, j’aurais préféré que personne n’ait de masque, mais je ne peux pas en vouloir à ces femmes d’en porter, parce qu’elles peuvent être mises en danger en apparaissant à visage découvert. Les masques importent dans leur réception : ils donnent un visage à la prostitution et permettent à ceux qui les voient de comprendre le poids du stigmate que portent ces femmes. Et puis le 5 novembre c’était joyeux, carnavalesque, derrière les masques il y avait des sourires et de la joie. Affirmer le stigmate c’est aussi une forme d’émancipation ; montrer qu’on porte un masque et le rendre explicite, c’est une avancée. Il aurait ensuite fallu continuer le travail de visibilité, faire comprendre qu’à un moment donné il faut aussi enlever le masque et parler. Il s’agissait là de la première démarche et c’était vraiment beau.

Quel a été l’impact du rassemblement devant le Sénat, auprès des politiques et dans le débat public ? Cela a-t-il permis que votre discours soit relayé, par des intellectuels notamment ?

Il n’y a pas eu de véritable impact au niveau des politiques. La droite était solidaire du projet de loi, et le fait de recevoir une délégation au Sénat était une mascarade — c’est la place du pauvre. Quand on manifeste, il y a toujours la place du pauvre dans les institutions. À gauche, l’impact a été pratiquement nul ; la gauche était bridée par un discours féministe et abolitionniste sur la prostitution qui n’est pas le discours des prostituées. Si les institutions et les politiques nous rencontrent, ils restent sur leurs positions : à gauche pénalisation du client, à droite pénalisation des prostituées.

Mais avant le 5 novembre, bien en amont, un travail de théorisation et de visibilité avait été produit pour contrer le discours abolitionniste, alors prédominant. Depuis quatre ans, notre discours a commencé à trouver des relais. Les réactions de l’opinion publique traduisent son impact. Dans les sondages sur la LSI, les mesures sur le racolage étaient en effet celles qui rencontraient le plus d’opinions défavorables.

Quant aux intellectuels, certains ont essayé de faire émerger un autre discours, mais ce projet, s’il n’est pas inintéressant, n’est pas valorisant pour nous. Ce sont les autres qui parlent en solidarité, qui théorisent ce que nous faisons et ce que nous sommes — ce n’est pas nous qui parlons en notre nom. Or, notre intérêt, c’est que ce soit nous qui théorisions, qui écrivions et qui mobilisions les intellectuels. Marcela Iacub et Catherine Millet ont écrit leur pétition sur la liberté de se prostituer avant de rencontrer des prostituées [5].

Votre mouvement avait un précédent : le mouvement de 1975, déclenché par des collusions entre policiers et proxénètes, et qui a créé une mobilisation massive contre la répression dont les prostituées étaient victimes. Quels ont été l’écho et le rôle des mobilisations de 1975 dans le mouvement de l’automne dernier ? Les modes d’action de 1975 (occupation d’églises, pique-nique en résidence présidentielle, etc.) vous ont-ils inspirées, et font-ils partie de la mémoire collective actuelle des prostituées ?

1975 était présent de façon anecdotique. Le lien s’est fait grâce à la présence de Grisélidis Real. Le 5 novembre, elle était au bord des larmes en voyant toutes ces filles devant le Sénat, et une délégation qui y était reçue. Cette femme était déjà présente en 1975 à l’église Saint-Bernard de Lyon, et a lutté pendant trente ans pour faire entendre à travers le monde une autre parole sur la prostitution. Nous lui devons beaucoup.

La comparaison a ses limites. Quand les prostituées se sont mobilisées en 1975, elles subissaient déjà complètement la répression policière et fiscale (les filles risquaient la prison en raison de l’accumulation des procès-verbaux qu’elles ne pouvaient pas payer). Nous, nous nous sommes mobilisées pour contrer la répression à venir. 1975 était présent comme un souvenir, mais on ne retrouve dans le mouvement de l’automne 2002 ni le mode d’action, ni la pensée, ni le nombre. On s’était dit qu’on ferait mieux, mais on n’est pas allées jusqu’au bout, la mobilisation est retombée alors que la loi entrait en application ; en 1975, elles n’avaient plus rien à perdre.

Seconde différence : en 1975 le mouvement était soutenu par des associations féministes et abolitionnistes. En 2002, en revanche, le mouvement des prostituées a rencontré l’opposition des féministes abolitionnistes parce qu’au-delà de la LSI, nous affirmions être des travailleuses et vouloir garder notre travail. C’est ce qui explique que, même à gauche, peu d’oppositions au projet de loi se sont exprimées. Les abolitionnistes demandaient certes une pénalisation du client plutôt qu’une pénalisation des prostituées mais il ne s’agissait là que d’aménagements de la loi, il y avait consensus sur le fond : attaquer la prostitution. Le passage au Parlement en a été d’autant plus aisé.

Et vous, comment avez-vous dû adapter votre parole publique, qui avait déjà son mode et son efficacité, à l’hétérogénéité du mouvement ? Quelles ont été les étapes de ce parcours ?

Ma place médiatique a facilité la mobilisation et le rassemblement, les filles avaient plutôt confiance. Ensuite, être porte-parole ou pas, peu importe ; ce que je voulais, c’était que ce mouvement se mette en place, qu’il ait des conséquences à court, moyen et long terme. Au moment du 5 novembre, je me suis volontairement moins exprimée, pour laisser la place à celles qui voulaient prendre la parole. Le problème, c’est qu’il n’y avait pas d’organisation. Cela aussi a fait que notre mouvement s’est étiolé dans l’espace médiatique.

Mon propre parcours a tenu à la prise de conscience de la situation catastrophique de la communauté. J’ai commencé à y travailler, à participer à des colloques, jusqu’au jour où je suis devenue visible par hasard au colloque de l’UNESCO [6]. Après, cela n’a été qu’entraînement, théorisation et pratique des médias. Avec Cabiria, on faisait des trainings avant chaque émission, des jeux de rôles. L’élaboration théorique servait à produire un contre-discours face à nos contradicteurs. Dans les ateliers, on reprenait leurs arguments — par exemple la réduction de la prostitution à de la vente d’organes (ou la décorporalisation, la femme esclavagisée, etc.) —, on les démontait, et on les mettait en scène dans des jeux de rôle.

Tout était à faire, les abolitionnistes détenaient déjà de longue date le monopole du discours, qui niait toute légitimité à la parole des prostituées, par les ordonnances de 1960, notamment, qui nous définissent comme des inadaptées sociales. Tout discours contradictoire était faussé en raison de notre condition et de notre stigmatisation. Les propos d’Ulla aussi, alors porte parole du mouvement de 1975, ont nui à notre prise de parole. À l’époque, elle avait assuré ne pas avoir de mac, puis une fois retirée, elle avait déclaré le contraire. Les abolitionnistes font souvent référence à cette anecdote pour nous discréditer et mettre en cause la véracité de nos propos.

La déconstruction des arguments abolitionnistes était assez facile, parce que leur argumentation est caricaturale. Trafic d’organes, vente du corps, pédophilie, etc. il était assez simple de démontrer que tout cela n’était qu’amalgames, réductions et raccourcis rapides pour effrayer le lecteur ou l’auditeur. Une de leurs stratégies de sensibilisation consistait d’ailleurs à invoquer le trafic d’enfants ; c’est plus simple pour faire pleurer et trouver du soutien. Mais trop fragile face à nos arguments.

Qu’opposait-on à votre prise de parole ?

Bien souvent, on nous disait que nous étions aliénées, qu’il y avait toujours derrière notre parole une inadaptation sociale ou un mac manipulateur. Il fallait démontrer le contraire, revenir sur l’histoire, dire que c’était une période révolue depuis quinze ou vingt ans, redire que 1975 a permis aux femmes de s’émanciper de leurs proxénètes. Les arguments des abolitionnistes étaient facilement démontables, ils ne tenaient pas la route. Au bout d’un moment, ils ont refusé de venir discuter sur un plateau de télé face à moi ou à Cabiria.

Je me souviens d’un colloque abolitionniste à Metz où nous devions faire une intervention. C’est violent d’entendre pendant des heures des choses horribles sur soi et sur les autres, que nous sommes des pauvres filles, que chaque passe est un viol, etc. Je devais intervenir comme experte de Cabiria et non comme prostituée. Je devais donc tenir un discours théorique, et à force d’entendre ces conneries, j’ai parlé de mon histoire personnelle. Pour faire comprendre que toutes les histoires sont différentes, qu’on arrive à la prostitution par différentes voies. On m’a alors rétorqué que j’étais exceptionnelle, que j’étais à part, ce qui est une autre façon de tenter de rendre illégitime votre parole. Aujourd’hui, ce que les abolitionnistes disent de moi, c’est : « de tout de façon, elle n’est pas légitime, elle n’est pas une femme, elle n’est pas étrangère, elle n’a pas été violée… ». C’est toujours épuisant, et c’est toujours violent. En face de toi tu as des gens qui ne t’écoutent pas, ne te regardent pas. Ils ont l’impression de mieux te connaître que toi. Si je ne suis pas représentative de ma communauté, ils ont encore moins de légitimité à parler. Je connais tout le prisme de ma communauté ; alors qu’eux ne veulent en connaître qu’une partie, la pire, pour mieux démolir l’ensemble.

Comme ils n’ont jamais rencontré de prostituées, ils se fichent de la façon dont ils en parlent. Ils ne se posent même pas la question de savoir si elles sont capables de s’émanciper, d’être autonomes.

Il y a dans cette infantilisation des femmes une grande violence : considérer que moi ou mes collègues sommes incapables de faire un choix, si ce n’est celui d’être dans la prostitution — car le choix est relatif, du moins le choix d’y rester. Qui a le choix ? La femme de ménage, la caissière, l’ouvrière à l’usine ? Le choix se fait en fonction de l’éventail des propositions et de notre position sociale de départ. Certaines ont plus le choix que d’autres. Le choix est toujours renvoyé contre nous, on considère toujours la prostitution de façon isolée pour en faire une activité à part. Alors qu’on ne remet plus en cause le fait que des femmes puissent devenir stars du X, nous continuons à être enfermées dans ce statut d’exception.

Quelles sont aujourd’hui les applications de la LSI sur le terrain, et leurs conséquences ?

La première conséquence c’est que les étrangères sont sous la menace des expulsions, elles vivent dans la peur et peuvent être soumises aux chantages de la police. La répression s’abat de façon sporadique, l’application est arbitraire.

La seconde conséquence, c’est la prise de pouvoir par les clients du travail sexuel, qui a fait diviser les prix par deux ou par trois, et qui conduit à notre paupérisation. Aujourd’hui, quand j’annonce mes tarifs à des clients, ils me rient au nez, ils me prennent pour une call-girl. Ou j’accepte de travailler pour deux fois moins cher, ou je continue comme ça, sans faire un client, jusqu’à la misère, ce qui est en train de se passer car je refuse de baisser mes tarifs. Et c’est comme ça pour beaucoup. Il n’y a plus de contrôle sur la négociation avec le client. Il sait que tu n’as pas le droit d’être là, donc il va te dire : « de toute façon tu prends ce que je te donne, sinon j’appelle la police ». La négociation du préservatif est aussi de plus en plus difficile. D’autres ont des impératifs que je n’ai pas. Si moi je tiens sur la question du préservatif, toutes ne peuvent pas le faire et sont obligées de baisser leurs tarifs, donc les clients en profitent. C’est une reprise du pouvoir de la négociation et de l’acte par le client que je n’avais jamais vue. Et il va sûrement nous falloir vingt à trente ans pour reprendre ce pouvoir que nous possédions.

Il faut compter aussi avec la violence. Tous les jours, une fille se fait agresser, piquer son sac, violer, à l’arme à feu, au couteau, sans moyen de se défendre. La loi en nous retirant le droit d’être là nous a rendues plus vulnérables et a réduit les possibilités que nous avions de nous défendre. Auparavant, nous avions de bons rapports avec les agents de police, mais il y a eu des changements d’équipe, des nouveaux arrivent et font du zèle. À Lyon, nous avons tout de suite donné aux filles des instructions sur la façon de se comporter avec les flics. Elles ont refusé systématiquement les comparutions immédiates, les procès auront lieu à la rentrée ; certaines ont quand même été expulsées. Leurs droits sont constamment bafoués. Ils commencent par les étrangères et jouent toujours sur la division, ils en prennent une et pas l’autre. Cela entraîne des phénomènes de suspicion, qui provoquent des guerres entre les filles : « si elle n’y va pas, c’est qu’elle paie, elle est de mèche avec les flics… »

Avec Cabiria, on avait prévu toutes ces conséquences avant l’application de la loi, dans un argumentaire de quinze pages envoyé aux parlementaires : la remise en cause de vingt ans de prévention sida, la division et la suspicion, la corruption, la violence, le blanc-seing donné à la police, etc.

Quelle marge de manœuvre reste-t-il, et quelles actions, quelles alliances sont envisageables ?

Des réseaux d’avocats commencent à se mettre en place, à Paris et à Toulouse ; à Lyon nous en avions déjà un. Des plaquettes vont être éditées, avec le Syndicat de la Magistrature et la Ligue des Droits de l’Homme. Je ne sais pas quel impact ça pourra avoir.

Je préconisais la syndicalisation le 5 novembre avec France Prostitution. Créer une entité revendicatrice forte, c’est la seule solution. Mais ce n’est pas possible avec les divergences qui sont les nôtres.

Pour les associations, tous les crédits institutionnels disparaissent petit à petit, elles vont fermer les unes après les autres. Il existe un réseau de résistance, en solidarité avec les étrangères, composé de filles qui militent ici ou là, mais qui sont dispersées à travers la France. Il reste tellement de travail au niveau local, pour définir les actions, qu’on ne peut pas penser au niveau national. Moins de manifestations, mais plus d’actions et de coups d’éclat originaux, permettraient certainement d’avoir accès aux médias et de continuer d’alerter sur ce qui ce passe sur le terrain.

La contestation interprofessionnelle va se mettre en place à la rentrée. Mais nous ne sommes pas assez nombreuses à être investies pour constituer un véritable groupe visible à l’extérieur. Ce sera difficile de faire comprendre aux altermondialistes, par exemple, la légitimité de la place des prostituées. Pour ATTAC ou la LCR, la prostitution se résume à la marchandisation du corps. Il y a une question morale qui bloque tout le temps.

Aujourd’hui, on est en état de siège et on est obligées d’agir dans la clandestinité. C’est de la résistance, on se débrouille comme on peut, en étant cachées. On fera les comptes à la fin de la guerre.

Post-scriptum

Claire Carthonnet a publié J’ai des choses à vous dire aux éditions Robert Laffont, Paris, 2003.

Notes

[1Nous suivons dans cet entretien le choix de féminisation majoritairement adopté par Claire Carthonnet. La féminisation de « prostitué » et des mots s’y rapportant recouvre la prostitution féminine, masculine et transgenre.

[2Cabiria est une association lyonnaise de santé communautaire travaillant à parité avec des prostituées. Elle tient depuis mai 2002 un journal des répressions, inventoriant les violences subies par les prostituées en région lyonnaise (voir vacarme.eu.org/article363). Sur l’action européenne de Cabiria, voir Vacarme n°23, pp. 29-30.

[3La loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure sanctionne, entre autres, le délit de racolage et la prostitution motorisée par des peines maximales de deux mois d’emprisonnement et de 3750 euros d’amende (art. 225-10-1 et 4 du Code pénal). La loi prévoit également le retrait de la carte de séjour aux prostituées étrangères régularisées (modification de l’article 12 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 modifiée), et soumet le droit au séjour pour les étrangères à un véritable chantage à la délation. L’octroi d’une autorisation provisoire de séjour est en effet désormais suspendu au dépôt d’une plainte ou au témoignage dans une procédure pénale contre le proxénète supposé, avec délivrance d’une carte de résident en cas de condamnation définitive. Son application est principalement effective depuis avril ; une circulaire du ministère de la Justice datant du 3 juin est censée la prendre en charge au niveau national. On assiste surtout en réalité à des jugements en comparution immédiate pour les prostituées étrangères sans-papiers.

[4En Albanie du Nord, la loi du Kanoun, principe de droit coutumier, remontant au Moyen-Âge, établit le principe des crimes d’honneur et donne aux hommes droit de vie et de mort sur les femmes. S’est diffusée dans l’ensemble de la société albanaise. Equivalent à la charia des pays musulmans.

[5« Ni coupables ni victimes : libres de se prostituer », par Marcela Iacub, Catherine Millet et Catherine Robbe-Grillet, texte publié dans Le Monde du mercredi 8 janvier 2003.

[6Il s’agit d’un zap au cours duquel des militantEs de Cabiria, du PASTT (Prévention Action Santé Travail pour les Transgenres), du Bus des Femmes et d’Act Up-Paris avaient interrompu l’ouverture du Congrès sur la prostitution organisé par la Fondation Scelles à l’UNESCO le 16 mai 2000, sobrement intitulé « Peuple de l’abîme, la prostitution aujourd’hui ».