Vacarme 25 / processus

une banquette contre l’aura

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Nombre d’œuvres contemporaines ne se présentent plus comme des objets à regarder mais comme des situations dont le public est l’acteur. Une telle esthétique, baptisée « relationnelle », n’a pas manqué de susciter des réserves chez les passéistes tenants du modernisme et de l’autonomie sacrée de l’art. Et s’il fallait, contre ces derniers, la soutenir résolument, mais pour de tout autres motifs que ceux invoqués par ses champions ?

Le spectateur est devenu un personnage majeur de la scène artistique contemporaine. La publication, en 1998, du livre de Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle [1], aura, du moins en France, permis la cristallisation des débats autour d’un phénomène qu’avaient, en quelque mesure, annoncé, d’une part, l’illustrissime phrase de Marcel Duchamp — « Ce sont les regardeurs qui font le tableau » —, d’autre part, l’apparition de l’art minimal. Plus d’ailleurs qu’aux partisans du minimalisme, c’est à ses adversaires, et au plus fameux d’entre eux, Michael Fried, que l’on doit la caractérisation la plus franche de la mutation engagée par cette forme d’art. Dans son mémorable article de 1967, Art and objecthood [2], Fried s’attache à démontrer que le « littéralisme » (c’est ainsi qu’il désigne le minimalisme) correspond à une tentative de liquidation de l’art au bénéfice d’un nouveau genre de théâtre. Or le théâtre représenterait la négation de l’art. En effet, plus un dispositif est théâtralement efficace et moins il a besoin du concours d’un objet d’art. Le minimalisme, en faisant de l’expérience artistique celle d’un objet placé dans une situation incluant le spectateur, engagerait un processus menant à terme vers la disparition dudit objet — l’épreuve d’une situation donnée constituant alors le tout de l’expérience artistique, ce qui n’est pas loin d’être, en fait, une définition de la vie quotidienne. C’est pourquoi la distinction majeure à faire, selon Fried, est celle de l’œuvre qui serait fondamentalement théâtrale et de l’œuvre qui ne le serait pas — la survie des expressions artistiques dépendant de leur aptitude à mettre en échec le théâtre. Fried a heureusement perdu son combat contre le littéralisme ; mais la définition qu’il en a donnée aura eu le mérite d’avérer le caractère proprement séminal de l’art minimal au regard de certaine esthétique contemporaine qui tend à se dispenser de l’objet au profit d’une situation.

Dans une telle conjoncture historique, trois principales possibilités s’ouvraient : concevoir l’œuvre comme le cadre d’une situation dont le public est l’acteur ; transformer le spectateur, selon des proportions et modalités à déterminer, en auteur de l’œuvre ; faire de l’artiste un spectateur de l’œuvre. Les deux premières options sont celles sur lesquelles ces lignes s’arrêteront. Pour la troisième, que les œuvres de Sherrie Levine ou de Richard Prince illustrent, on se contentera de remarquer qu’elle permet de jeter un nouveau regard sur ce qu’il est convenu d’appeler le post-modernisme : l’appropriation, la citation, le sampling, au moins autant que les marques d’un sentiment d’une fin de l’histoire, du passage de l’âge (historique) de la production à celui (post-historique) de la reproduction, seraient les outils permettant de négocier le primat du spectateur sans fondamentalement remettre en cause ni la distribution des rôles entre l’artiste et son public, ni le statut traditionnel de l’objet d’art.

Quant à la participation du spectateur à la réalisation de l’œuvre, il convient de s’aviser que, non seulement, elle recouvre des pratiques fort différentes mais qu’encore, et comme pour rendre plus difficile l’intelligence de l’affaire, elle croise une autre problématique : celle de la délégation par l’artiste de la phase de réalisation. En d’autres termes, la contribution du spectateur à la fabrique de l’œuvre peut relever de deux stratégies aux implications bien distinctes, voire contraires : soit battre en brèche la traditionnelle hiérarchie qui distribue les rôles du producteur et du consommateur ; soit réserver à l’artiste la noble fonction de pur concepteur, le tertiariser en somme, les ignobles tâches d’exécution revenant à d’autres acteurs (professionnels d’un matériau ou d’une technique, responsables d’un lieu d’exposition ou public). Mais quelles formes cet engagement du spectateur dans l’élaboration de l’œuvre a-t-il pu prendre ? Il n’est bien sûr pas ici possible de les recenser toutes. On en relèvera simplement quelques-unes qui permettent d’accuser certains des grands clivages affectant l’exercice. Le premier d’entre eux tient à la nature du public invité à participer à la réalisation de l’objet d’art : est-ce un public déterminé ou est-ce celui qui parcourt le lieu d’exposition ? Une deuxième distinction s’ensuit : la participation du public est-elle partie intégrante de la situation expositionnelle ou non ?

Considérons les concepts de Lawrence Weiner. On le sait, depuis 1969, leur destin est régi par trois propositions : 1/ L’artiste peut réaliser la pièce. 2/ La pièce peut être réalisée par quelqu’un d’autre. 3/ La pièce n’a pas besoin d’être réalisée. Licence est donc accordée au propriétaire ou au preneur en charge de l’œuvre de choisir entre diverses modalités : la réalisation ou la non-réalisation du concept ; le recours à l’artiste ou non, en cas de réalisation. Si le collectionneur ou commissaire d’exposition opte pour la deuxième proposition, il sera l’auteur d’une réalisation plastique et, qui plus est, un auteur peu contraint dans son activité. On le mesurera avec un concept comme l’énoncé 032 (1969) qui stipule : « une plaque de contreplaqué fixée au sol ou au mur ». L’actualisateur du concept pourra décider de mettre la plaque au sol ou au mur ; il pourra choisir tel ou tel sol, tel ou tel mur ; il pourra déterminer les dimensions, la forme et la couleur de la plaque, arrêter l’emplacement de cette dernière sur son support, etc. Il en va de même avec les définitions/méthodes de Claude Rutault, à ceci près qu’avec elles la réalisation est impérative. La première (toile à l’unité, 1973) prescrit l’accrochage d’une toile de format standard sur un mur peint de la même couleur qu’elle ; le preneur en charge de l’œuvre choisit le format et la couleur précis. Avec Philippe Thomas et la création, en 1987, de l’agence les ready-made appartiennent à tout monde, le processus atteindra une manière de stade suprême, au moins sur le mode symbolique, dans la mesure où le collectionneur endossera tout simplement l’habit auctorial : il ne décide plus simplement d’une partie des composantes de l’œuvre ; il en devient l’officiel auteur en la signant.

Avec semblables pratiques, l’artiste, dans le procès conduisant à l’œuvre, en appelle bien à la participation d’autrui, mais dans des conditions très particulières : le public bénéficiaire de la délégation de compétence réalisationnelle est celui, très réduit, du commissaire d’exposition ou du collectionneur et non celui, plus large, des visiteurs d’une exposition ; le concours apporté à l’artiste s’effectue non durant, mais avant la période de monstration de l’œuvre. Ainsi se présentent des occurrences où tel spectateur de l’œuvre est mis à contribution sans pour autant que le processus de théâtralisation dénoncé par Fried soit engagé. Autrement dit, l’esthétique participative n’a pas pour indispensable corollaire la disparition de l’objet d’art. Ce qui est là inquiété n’est pas l’art dans la pureté de ses essences génériques, au demeurant illusoires, mais l’art dans l’autoritarisme foncier que lui confère la posture auctoriale.

Arrêtons-nous maintenant sur Betaville (1994) d’Angela Bulloch : une machine trace sur le mur des lignes verticales sauf lorsqu’un spectateur vient s’asseoir sur la banquette voisine, auquel cas les lignes deviennent horizontales. Comme dans les occurrences qui viennent d’être évoquées, l’artiste n’est plus totalement maître des formes prises par sa production plastique. En effet, le spectateur fait ici le tableau, littéralement, puisque c’est en s’asseyant pour contempler le dessin mural qu’il concourt à son élaboration. Mais, avec Betaville, la participation du spectateur au procès d’élaboration de l’objet d’art ne se distingue plus véritablement d’une participation à une situation d’exposition. Cette participation est devenue l’une des données cardinales du fait expositionnel lui-même. Le spectateur est davantage l’acteur que l’auteur de l’œuvre. Avec Table Loop (1996), de la même Angela Bulloch, la proposition, dans une certaine mesure, s’épure. Le spectateur n’est plus appelé à collaborer à la fabrique d’un objet d’art, mais simplement à gagner une manière de banquette circulaire qui peut accueillir plusieurs personnes et dont le centre est occupé par une tablette, recouverte de formica. Que faire sur cette banquette ? Regarder l’espace alentour, se détendre en cédant à la rêverie ou bien en conversant avec d’autres visiteurs de l’exposition. Strictement contemporaine de Table Loop et d’inspiration voisine, l’œuvre de Xavier Veilhan intitulée Le Feu [3] : une cheminée autour de laquelle sont réparties, en un large hexagone, plusieurs banquettes et une réserve de combustible. Quand il se fait ainsi décor d’une situation dont le spectateur est l’acteur, l’art n’est toutefois pas toujours aussi reposant qu’avec Table Loop et Le Feu. Ann Veronica Janssens a, en 2001, imaginé, à l’usage du public d’un lieu d’exposition, des vélos, à l’impeccable chromé mat et aux roues lenticulaires en aluminium. Un autre type de visite du musée ou du centre d’art se voit de la sorte proposé.

De telles œuvres ne peuvent que susciter l’indignation des paléo-modernistes de l’époque. Ils ne manquent pas de discerner en elles le terme du processus dénoncé par Fried. Aucun objet d’art n’est plus à contempler. Le spectateur, qui n’en est plus un, se métamorphose en acteur d’une situation expositionnelle. Alors que, dans les Time Delay Rooms (1974) de Dan Graham, il était certes déjà devenu un acteur, et même au sens cinématographique du mot, filmé qu’il était par diverses caméras, mais restait un spectateur en contemplant son image ou celle de ses pairs sur des téléviseurs, Table Loop, par exemple, ne le fait plus assister à aucun spectacle. Face aux friediens attardés, les partisans de ces œuvres vantent en lui un générateur de lien social, un instrument de convivialité, la manifestation d’un souci de proximité entre les individus. Disons-le : cet art vaut paradoxalement pour les raisons qui courroucent ses détracteurs néo-friediens et non pour celles avancées par ses zélateurs. Il vaut parce que je peux m’asseoir sur les banquettes de Bulloch ou de Veilhan et sur la selle des vélos de Janssens alors que je reste pieusement à distance d’un tableau ou d’une sculpture. Il vaut pour la radicale désanctuarisation de l’œuvre qu’il opère. En d’autres termes, ce qu’il y a lieu de saluer, dans l’esthétique ainsi manifestée, ce n’est rien d’autre que l’apparition d’un art sans aura, d’œuvres se déprenant de tout tropisme autoritaire et non la floraison de plates-formes de convivialité, de supports d’animation sociale. La relative légèreté, pour ne pas dire niaiserie, idéologique de la thèse de l’œuvre conviviale facilite d’ailleurs la tâche des adversaires de cet art. Elle leur permet de dissimuler en partie le caractère foncièrement réactionnaire de leur position sous le voile d’une critique du dévoiement socio-ludique du fait artistique. Eux qui refusent, sans jamais vraiment s’expliquer sur les attendus de ce refus, l’avènement d’un art sans aura, ont beau jeu de désavouer la thèse de l’œuvre comme facteur de convivialité, monstre intellectuel où la reconnaissance guattarienne du rôle fondamental des
pratiques sociales microscopiques, locales, rencontrerait comme un pervers écho dans la motion raffarinienne en faveur des stratégies institutionnelles de proximité.

Il convient toutefois de reconnaître que certaines pièces dont le spectateur est un acteur ne paraissent pas devoir être envisagées autrement que comme des espaces destinés, illusoirement le plus souvent, à générer, à travers l’accueil ou l’amusement, du lien social, de la « reliance », pour reprendre le vocable de Michel Maffesoli [4]. La mise en cause de l’autoritarisme attaché au statut même de l’œuvre d’art traditionnelle n’est manifestement pas leur souci. Bref, pour elles, la thèse convivialiste ne semble pas réductrice. Mais la réalité, comme toujours, est plus complexe. Il ne s’agit pas de simplement distinguer, parmi les œuvres ressortissant, pour le dire vite, à l’esthétique « relationnelle », les conviviales et les anti-auratiques. La difficulté tient à ce que les secondes empruntent souvent la forme des premières. On ne dira pas que les plaques de Carl Andre sont conviviales parce qu’il est permis de les fouler. Mais on pourra le dire de la banquette de Table Loop, qui n’est pourtant, en un sens, que la radicalisation du propos de celles-là. Il faut le comprendre : l’importance, au regard de l’histoire de l’art, d’une pièce comme Table Loop ne tient assurément pas à la dérisoire opportunité qu’elle offre aux visiteurs d’un lieu d’exposition de se réunir autour d’une table pour retisser entre eux du lien social ; elle réside bien plutôt dans l’extrémisme anti-auratique obtenu grâce à l’utilisation d’un agencement permettant au public de ne plus être du tout tenu à distance de l’œuvre. La convivialité n’est pas la fin mais le moyen d’un art qui entend s’exempter des pouvoirs de l’aura.

Pareille conjoncture, pour trompeuse qu’elle puisse être, n’est pas, au demeurant, totalement nouvelle : le pop art mobilisait les emblèmes de la société de consommation et, tout particulièrement, de la culture américaine, non pour en assurer la promotion, mais pour brouiller décisivement la frontière entre le high et le low dans l’univers du tout-image. Sachons, contre leurs champions s’il le faut, rendre justice à ces œuvres qui poussent à bout la logique, active dans tout le siècle passé, d’un art qu’embarrasse toujours davantage son passé religieux — et pour cela finit par transformer le tableau ou la sculpture que l’on contemple en une banquette sur laquelle s’asseoir.

Post-scriptum

Michel Gauthier a écrit quatre livres sur l’art contemporain. Le dernier s’intitule L’Anarchème (Mamco, Genève, 2002). Il a récemment publié des essais dans divers ouvrages : Jean-Marc Bustamante (Gallimard, 2003) ; Trésors publics (Flammarion, 2003) ; Olivier Mosset. Travaux/Works 1966-2003 (Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, 2003). Traducteur et commentateur de Henry James (La Leçon du Maître, Seuil, 1986), il consacre son prochain livre, Le facteur vitesse, à Olivier Cadiot (les presses du réel, 2004).

Notes

[1Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, les presses du réel, 1998.

[2De larges extraits de ce texte fondamental figurent dans l’anthologie de Charles Harrison et Paul Wood, Art en Théorie 1990-1990, Hazan, Paris, 1997, pp. 896-909.

[3Sur cette pièce, cf. Michel Gauthier, « Hestia et Hermès. Sur Le Feu de Xavier Veilhan », Les Cahiers du MNAM n° 77, Centre Pompidou, Paris, automne 2001. L’une des principales réussites du Feu pourrait être d’avoir su proposer un dispositif permettant à deux motions esthétiques opposées de cohabiter. Soit je regarde le feu, c’est-à-dire le foyer, le point focal, bref l’œuvre dans sa conception moderne ; soit je discute avec mon voisin de banquette.

[4Michel Maffesoli, La Contemplation du Monde, Paris, Grasset, 1993.