que du sport avant-propos

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Laquelle de toutes les postures imaginables a le plus à offrir en matière de compagnie ? […] Qu’il soit décidé par exemple après mûre imagination en faveur de l’allongement soit sur le dos soit sur le ventre et qu’à la longue cette posture déçoive. Est-il possible en ce cas oui ou non d’y substituer une autre. Tel l’accroupissement par exemple les jambes repliées dans le demi-cercle des bras et la tête sur les genoux. Voire du mouvement.(Beckett, Compagnie)

Très souvent, lire sur le sport nous emmène bien ailleurs. Car on veut croire que le sport ne parvient à nous séduire, compétiteur, pratiquant du dimanche, supporteur ou simple spectateur privé, qu’en tant qu’il incarne, à chaque fois singulièrement, bien plus : des nostalgies mythologiques (géants, cyclopes et monstres sacrés), des récits édifiants de rédemption (Rocky I, II, III, XXXVII), des images fascinantes (Usain Bolt au 100 m à Pékin cet été, l’essai du bout du monde des rugbymen français contre les All Blacks en 1994), des contes de fée (J.-J. Braddock, le boxeur-courage du prolétariat américain), des luttes de classe ou de race (Jesse Owens à Berlin en 1936, les poings levés de Tommie Smith et John Carlos à Mexico en 1968, le foot anglais des années 1960-1970), des films gore (Nadal face à Federer au dernier Roland-Garros), des suspenses épiques (les mêmes au dernier Wimbledon). Le sport, une grande école de la vie. Mais, on manquerait ainsi l’essentiel, à savoir que le sport n’est beau, en tout cas plaisant et valeureux, que parce qu’il ne demeure que du sport, sans s’annexer toutes les dimensions de l’existence. Dès qu’il est mis au service d’une cause universalisante, qu’elle soit basse (l’État, la Race, la Nation, le profit des équipementiers) ou noble (le sens de l’effort, l’esprit d’équipe, le fair-play, la fraternité des peuples), mais se soutenant à chaque fois de l’identification et de la ferveur collective, il y a toujours de quoi avoir peur et parfois de quoi rire.

Toutefois qu’est-ce que le sport restreint à lui-même ? Toute culture sportive, aussi complexe soit-elle, n’a peut-être de sens et de valeur qu’à s’abolir, ou au moins à se réduire à un presque rien : un but, un essai, une passe somptueuse, un record historique d’une toute petite histoire, ou un défi plus silencieux encore, remporté sur ou contre soi-même. Le sens du sport, c’est de tendre vers le « hors-sens » comme le dit Françoise Labridy à propos du record de Bob Beamon au saut en longueur (p. 24). Et toute sa valeur, c’est de se dévoiler comme sans valeur ou par-delà toute valeur : pure légèreté des corps en mouvement, parfois même plus légère que la danse. Le sport, ce n’est que du sport, des micro-histoires, tout juste bonnes à faire pétiller un instant les yeux des enfants, avant de se réduire à leur mystère chiffré : 9’69’’ ; 3-0 ; 43-31. Mais parfois cela suffit, cela est infini.

Paul Yonnet, dans Huit Leçons sur le sport, remarque ainsi quelque chose de très juste et de très faux. « Un sport ne peut se développer, ne peut se répandre », écrit-il, « qu’en se réduisant à un sport, à un ensemble de techniques visant à l’efficacité compétitive, qu’en négligeant ce qui en fait aussi une culture, une esthétique du geste, une forme de vie. » C’est très juste quant à cette vérité fondamentale que tout sport obéit à la loi tendancielle de sa réduction à une pure efficacité, aux dépens de tout rituel, de tout pathos, de toute valeur, de tout ce qui pouvait le faire passer jusque-là pour une culture. Mais il est doublement faux d’apparenter cette réduction à un appauvrissement. D’abord parce que ce n’est pas tout à fait vrai sur un plan historique et technique : le rugby professionnalisé a certes pu inventer la technique accablante des « petits tas » mais peut aussi nous offrir des matchs autrement splendides que les pluvieux et souvent violents 3-0 ou 6-4 des années 1970 ; le football, aussi mondialisé soit-il, demeure capable d’inventer le magnifique Pays-Bas-Russie de la dernière Coupe d’Europe des nations ; Greg LeMond, même s’il marquait l’ouverture transatlantique du cyclisme, ce n’était quand même pas un petit braquet ; et l’élégance de Federer ou la puissance de Nadal n’ont rien à envier à la rage de Connors ou aux « gestes dostoïevskiens » de McEnroe comme disait drôlement Deleuze. La tendance historique du sport est peut-être moins son appauvrissement unilatéral que son inventivité permanente en termes de techniques, de matériels, de nouvelles règles, ou de nouvelles manières de tricher. Et ensuite parce que c’est peut-être encore plus faux sur un plan conceptuel : la « réduction » sportive au geste efficace peut aussi s’entendre au sens phénoménologique, c’est-à-dire au sens où toute réduction est donation, et donc où plus il y a réduction (à un invariant sous la variation des apparences), plus il y a donation (non seulement de vérité, mais aussi de réalité, de vie). Autrement dit, on ne rachètera pas le sport avec la culture, l’esthétique, le jeu, les phrases : sa gloire et sa misère, c’est justement de mettre au jour ce presque rien qui marque l’infini et la vacuité de nos désirs.

C’est pourquoi nous avons voulu échapper à tous les dualismes qui ne strient qu’en apparence son monde : sport-spectacle et sport-loisir, sport de compétition et sport éducatif ou ludique, sport professionnel et sport amateur, sport moderne et sport à l’ancienne, sports mondiaux et sports régionaux, sport adulte et sport enfantin. Car de chaque côté, on peut trouver autant de bêtise, de cruauté, d’humiliation, d’affreuse rivalité, d’odieuse discipline. Mais aussi autant de jouissance, de « génie » (au sens propre d’ingenium, de naturel propre qui défie tout acquis), de belle rivalité, de saine discipline. Et plus encore, car tous les termes de ces oppositions ne cessent de se nourrir l’un l’autre : on fait du cyclisme en amateur à condition de se prendre pour Merckx ou Hinault, comme on ne devient généralement sportif professionnel que parce qu’il y eut d’abord une joie gratuite à pratiquer son sport d’élection ; tout sportif de haut niveau a besoin de se dire à un moment ou à un autre que ce qu’il fait n’est qu’un jeu, comme tout simple amateur a besoin de se rêver parfois en professionnel pour se protéger justement de sa pure « passion du jeu » qui pourrait s’avérer encore bien plus dangereuse ; et ainsi le cœur des plus grands stades grouille de jouissances invisibles et privées quand le cœur des simples spectateurs, cachés ou surjoués en supporteurs, s’épanche en spectacles et en images galvaudés. Il n’y a pas de grandes fractures pertinentes du sport, tout y est ambigu et en dialectique constante.

vérité et vanité de toute critique

Refuser toutefois d’envisager le « sport » suivant ses grandes nomenclatures ou systèmes, c’est risquer de s’affaisser dans le ressassement d’un signifiant vide, ou au moins flottant, perdant ainsi toute pertinence critique. On aimerait a contrario parodier les premières lignes de L’Anti-Œdipe  : ça court, ça saute, ça roule, ça nage, ça frappe, ça touche, ça « score », ça « crunch », ça esquive, ça glisse, ça passe, ça tombe, ça plonge, ça rame, ça joue, ça se bat, ça souffre, ça jouit, tout seul, à deux, contre soi-même, contre les autres, avec les autres, contre le temps, contre l’espace, contre la pesanteur, contre le vent, avec le vent, avec l’eau, quelle erreur d’avoir dit le sport. Il y a mille sports, mille manières de les pratiquer et mille manières de les regarder, et donc mille galaxies sportives constituées elles-mêmes de milliers de perspectives différentes. Le sport, c’est une multiplicité irréductible de pratiques, de discours, et d’images qui ne peuvent pas communiquer entre elles parce qu’ils n’ont d’autre assise commune qu’une pure forme, en elle-même dénuée de sens et de contenu. Un sport est un geste, une règle et un enjeu. Et chaque sport a son geste, sa règle et son enjeu propres, idiosyncrasiques, intraduisibles.

Dire le sport, aimer le sport ou enseigner le sport en général, c’est donc ne rien dire, ne rien aimer, ne rien enseigner, sinon ce rien qui ne signifie rien tant qu’on ne s’enfonce pas dans ses pratiques et ses techniques particulières. C’est donc en méconnaître les innombrables formes en les réduisant à un monotone décompte de résultats, de médailles, de records, comme dans la bouche de certains commentateurs français lors des Jeux olympiques de Pékin. La passion pour le sport en général, ce serait donc à première vue la plus désœuvrante passion : celle de la victoire pour la victoire ou de la défaite dans la gloire du « beau jeu », dans tous les cas pauvre rachat par procuration de toutes ses défaites intimes et de ses blessures secrètes ; ou celle de l’effort et du sacrifice, de l’humilité et de la persévérance, magnification douteuse des vertus attendues du bon travailleur dans des économies productivistes. Le vrai sportif, lui, aime sa discipline, parfois deux ou trois disciplines, mais guère plus, et il ne fait monde qu’avec elle(s) : du sport en général, il se moque bien.

Et ce n’est pas suffisant de ne dire que cela. On doit ajouter encore : bien plus que désœuvrante, quelle désolante passion tant, vue de l’extérieur, ça pleure, ça crache, ça suinte, ça pue (la sueur, la vanité, l’argent), ça exploite, ça se dope, ça masochise, ça humilie, ça élimine et ça exclut, ça détruit (les corps, les âmes), ça infantilise, ça fusionne et ça hystérise, ça nationalise, ça fascise, ça spectacularise la vie, ça égare dans des miroirs aux alouettes, ça fleure bon la pulsion de mort se désimbriquant de la vie, quelle erreur de se laisser happer par la passion du sport.

Dès lors, pour se protéger d’un tel cirque de la vanité, des vains jeux avec la mort, et des violences politiques, économiques, psychologiques qu’il dissimule, le plus simple — ce qui ne signifie pas toujours le plus faux — est de se réfugier derrière un churchillien « No sport ». Il y a trois manières traditionnelles, aussi anciennes que les sports modernes et s’imbriquant bien souvent les unes dans les autres, d’assumer un tel refus : la manière philosophique, la manière politique, et la manière dandy.

La première n’est pas un refus de tout exercice physique — depuis Platon, au contraire, la philosophie aime la gymnastique qui est vraie formation du corps par l’esprit, voire les plaisirs simples du corps qui sont tout le bien de la vie dans une perspective matérialiste à la Épicure, ou encore les différentes manières d’expérimenter les possibilités du corps (puisque, a priori, comme dit Spinoza, « on ne sait pas ce que peut un corps »), c’est-à-dire ses puissances, mais aussi, plus finement, ses sensibilités kinesthésiques, ses perceptions de « corps de chair », ou enfin de reconnaître dans ses mouvements physiques instinctuels et autonomes, la marche, la nage, même la capacité de frapper, de lancer, ou de tirer l’épée, une « grande raison du corps » à la manière de Nietzsche. Mais ce qui apparaît insupportable au philosophe dans le sport moderne, c’est justement qu’il pervertit tout ce noble rapport au corps. Ce n’est plus de la gymnastique, mais de la cosmétique et de la frime : même le dernier sportif du dimanche veut des skis Dynastar et des fixations K567, des surfs Oxbow, la raquette de Nadal et les chaussures dorées de Vincent Clerc. Ce n’est plus une conquête de l’autonomie, mais une hétéronomie définitive, une soumission non seulement à des règles que l’on ne s’est pas prescrites, mais plus encore à un hasard qui décidera de son essence finale : winner ou loser, tout sport, pour être sport, même l’athlétisme, devant greffer sa discipline sur un jeu de hasard et accepter que le meilleur ne gagne pas toujours. Ce n’est plus une libération des plaisirs simples du corps de chair, être au monde au milieu des choses, mais un sombre dressage de corps-objets, en souffrance continuelle, et totalement insensible au monde des choses et des paysages hors de leurs usages techniques possibles. La gymnosophie, la sagesse du corps vivant, oui ! Le sport, l’aliénation et la violence du corps dressé, non !

Le second refus s’adosse au précédent mais pour dénoncer les effets plus directement politiques du développement du sport moderne. Jean-Marie Brohm et Marc Perelman sont peut-être ceux qui l’ont poussé le plus loin en montrant le monde sportif comme une sorte d’idéologie pure, un renversement complet de la réalité. Le sport moderne se présente ainsi comme le triomphe de corps sains et puissants, mais c’est d’abord une fabrique de destruction des corps : par la sélection précoce, les entraînements trop intensifs, le dopage. Il se voudrait « idéal démocratique » où tous jouent pour le groupe et où chacun a sa chance, mais il est bien davantage le signe, suivant les mots d’Adorno et Horkheimer, du « triomphe de l’égalité répressive, l’égalité dans le droit à l’injustice découverte par l’entremise des pairs. » Il fait miroiter des success stories formidables — conciliation idéale du prestige symbolique et de la richesse matérielle — en Ligue 1, en NBA, à l’ATP, en WTA, mais sa réalité quotidienne, c’est l’exploitation forcenée d’un prolétariat de division 2 et d’un sous-prolétariat des divisions inférieures ou de tournois de plage. Il se présente comme passion populaire, « culture du pauvre », ou au moins comme une passion trans-classiste, mais c’est en vérité un moyen de gouverner les masses, et de canaliser la ferveur populaire vers le pire : non seulement un nouveau cirque romain, un nouvel « opium du peuple », mais un « mythe totalitaire » comme les Jeux olympiques, ou une « peste émotionnelle » comme le football. Pour eux, le sport de compétition gangrène tout, même le sport amateur, même sa simple contemplation, et c’est donc tout le sport qu’il faut politiquement rejeter en tant que « structure de fascisation des sociétés ».

Le troisième refus, celui du dandy historique ou de l’esthète, voué à nouer sans cesse le souci des mots au souci de l’apparence, enfant de Brummell, Stendhal, Baudelaire ou Oscar Wilde, est le plus drôle car le plus apparemment marginal, et pourtant il se retrouve peut-être chez tout esprit cultivé, au moins comme l’un de ses moments nécessaires. De son point de vue, le sport c’est encore bien pis que l’aliénation et le fascisme, c’est une cascade de fautes de goût. Le sportif aime le travail, le construit, il s’accroche et s’époumone, quand « le dandy ne fait rien », comme dit Baudelaire, et n’aime que le « naturel recherché ». Le sportif aime l’acclamation des stades et la ferveur populaire, le dandy hait les foules et fuit toutes les formes de ferveurs collectives. Le sportif est consensuel et miroir de son temps, le dandy est dissensuel, scandaleux, intempestif. Le sportif vit dans une érotisation diffuse et refoulée, le dandy préfère encore la pornographie où au moins on ne triche pas. Le sportif gagne de l’argent dont il ne sait que faire, le dandy a sans cesse besoin d’argent dont il saurait trop bien que faire. Le sportif se regarde en vidéo quand le dandy ne se regarde que dans la glace. En bref, sous couvert d’une distance infinie ce sont exactement les mêmes : tous deux ultra-individualistes, visant à sauver les figures du « héros, du saint et du prêtre » suivant la trilogie baudelairienne (dans le monde du sport : le vainqueur, le co-équipier sacrificiel, et le maître-entraîneur), tous deux « autant des êtres de chair que de papier ». Sauf qu’ils n’ont pas du tout la même conception du « maintien », et que là où le dandy est beau, subtil et négligé, le sportif est maladroit, essoufflé et débraillé, ce qui est un immense tort. Et sauf aussi que le sportif aujourd’hui triomphe alors que les vrais dandies n’existent pratiquement plus.

Et pourtant aucun de ces refus ne tient au-delà de lui-même, c’est-à-dire de manière critique. Premièrement, au nom de ceci, qui est une banalité, mais peut-être la banalité la plus indépassable : l’écart entre refuser, rejeter, critiquer d’un côté et être indifférent de l’autre est infranchissable, il ne se décide pas, ni éthiquement, ni politiquement, et relève d’une accroche à la fois plus fondamentale et plus vaine de tout son être, c’est-à-dire inconsciente (au sens le plus large du terme : psychanalytique comme sociologique). Autrement dit, toute critique rationnelle du sport s’avère absolument sans prise sur tous ceux qui aiment le sport ou tel sport, parce que les uns et les autres ne parlent pas de la même chose : les uns de ce qu’ils voient, les autres de ce qu’ils jouissent, y compris quand ils jouissent en voyant. Deuxièmement, parce que si le sport est évidemment une aliénation et même une triple drogue — naturelle (dépendance à la dopamine et aux endomorphines que produit tout exercice physique intense), imaginaire (dépendance aux images de victoire ou d’exploit) et sociale (on y dépend toujours de son origine : ville, nation, milieu) — qui aujourd’hui n’est pas aliéné ? Qui peut vivre sans « échafaudages de secours » comme dit Freud citant Fontane, dans Malaise dans la civilisation, et les répartissant en trois espèces qui s’adaptent étonnamment à la passion sportive : 1. de « fortes diversions » ; 2. des « satisfactions substitutives » ; 3. des « sédatifs » ? Troisièmement, s’il y a donc indéniablement un mythe et une idéologie du sport comme libération et élévation, le rêve d’une vie enfin libre, sans passion trouble (nationalisme, racisme, haine de son prochain, soif de vaincre), est peut-être un mythe et une idéologie tout aussi funestes, un mythe qui écrase toute vie sous un idéal inaccessible, et souvent l’idéologie de sa propre paresse, de sa propre lâcheté, ou de sa propre volonté de puissance quand on a un bel esprit et un corps débile. Quatrièmement enfin, parce qu’on peut encore formuler l’hypothèse suivante : le sport moderne n’est haïssable ou dégoûtant qu’en tant qu’il exhibe la vérité même des pratiques de ses contempteurs. Il n’est haïssable pour les philosophies de l’autonomie et de la pensée sans images que parce qu’il rappelle au grand jour combien tout projet de libération, en pédagogie comme en politique, ne peut faire l’économie d’une certaine extériorité de la règle et d’un certain usage de bonnes images. Il est haïssable pour les critiques radicales du sport qu’en tant qu’il exhibe chez eux un même désir de captation de la ferveur populaire. Et il exhibe peut-être la contradiction inhérente à tout projet dandy de parvenir à la fois à être d’un goût parfait et à choquer : car le sportif parvient souvent à acquérir, comme dit Nietzsche dans un autre contexte (à propos de Rossini), le « courage de son mauvais goût », ce qui à maints égards est le comble du dandysme.

vivre avec le sport

La vanité de toute critique argumentée du sport n’oblige pas pour autant à en faire l’éloge sans limites. L’enjeu ici serait seulement d’apprendre à « vivre avec le sport » puisqu’il est là, et que c’est l’un des sols constituants de notre modernité — qu’il nous happe, nous brutalise ou nous laisse indifférents. Un tel projet exige de mobiliser tous les moyens du bord : expériences privées, psychanalyse, littérature, cinéma, art contemporain, mais aussi bien philosophie morale et politique, sociologie critique, poésie. Car apprendre à vivre avec le sport veut dire d’abord ceci : si le sport est aujourd’hui partout, dans nos pratiques, nos images de soi et des autres, nos représentations symboliques du monde, qu’au moins il y demeure, qu’il fasse œuvre ouvrante et ne se renferme pas trop vite sur des discussions sibyllines et pauvres. Et vivre avec le sport veut dire encore cela : si le sport est aujourd’hui partout, qu’au moins il n’y soit jamais tout.

Dès lors, comment procéder ? En fuyant toute histoire et toute théorie surplombante pour questionner le sport sur ses marges. Là où il y a encore un peu d’air parce qu’il n’est justement « que du sport » en ses deux sens opposés : d’une part, rien que du sport, du pur sport, sorte de substance parfaite n’existant que par soi, et d’autre part, seulement du sport, pratique inconsistante et aux frontières du néant à ne pas se soutenir d’autre chose qu’elle-même (une parole, une reconnaissance symbolique, un projet d’éducation). Mais là où il était essentiel aussi de demeurer, car en son centre, le sport réduit à n’être que sport, c’est aussi l’idéologie la plus sombre, celle avec laquelle le CIO vend ses JO à la Chine, en prétendant les laver de toute politique, de tout commerce, de tout nationalisme.

Nous avons ainsi interrogé des professeurs d’éducation physique et sportive, qui sont peut-être celles et ceux qui expérimentent une telle schizophrénie avec le plus de vérité, se situant à la fois dans les marges du sport officiel (qui n’est pas l’école, mais le club, c’est-à-dire la répétition pour affiner le geste, l’individu comme principe de sélection, et le groupe pour identifier et ritualiser l’ensemble hors de tout schéma pédagogique : s’entraîner n’est pas apprendre, sélectionner n’est pas enseigner, supporter n’est pas aider), et dans les marges du système scolaire (qui, sous des discours de façade, s’avère encore incapable de reconnaître une telle éducation comme aussi importante, et en son fond aussi intellectuellement questionnante que les mathématiques, la littérature ou les langues, alors que les sports sont à coup sûr des langages, sans doute des littératures, peut-être même des mathématiques, au moins des grammaires des corps en mouvement).

Nous nous sommes demandé également ce qui pouvait bien faire courir les sportifs de haut niveau dans ces marges peu croyables où le sport mondial s’appelle le football (Vikash Dhorasoo, p. 20) ou se réduit à une poignée d’athlètes (Françoise Labridy, p. 24), comme ce qui pouvait faire se passionner le spectateur ordinaire en ces marges anonymes et communes, au bord d’une route, d’un stade, d’un court, d’un terrain, ou devant sa télé (Fred Poulet, Xavier de La Porte, pp. 29 & 30). Car qu’on l’aime ou qu’on le déteste, force est de reconnaître que dans le sport, « ça jouit », et autant donc se demander comment et pourquoi plutôt que de foncer dans l’éloge naïf ou la diatribe morale.

Enfin, nous avons tenté de pousser notre enquête dans des marges plus lointaines ou plus improbables, de re-poéitiser ses légendes (Pascale Bouhénic : pas de sport sans légende, et pas de légende sans poésie élégiaque, p. 40) et ses films (Marion Lary & Alice Legall : pas de sport moderne sans cinéma et télévision, p. 44), d’aborder ses caricatures comme le catch, ce vrai-faux sport, cet étrange « spectacle-sport », à la fois inversion et dévoilement du « sport-spectacle » (Barnabé Mons, p. 48), jusqu’à questionner ses couleurs (Antoine Perrot, p. 46) ou revisiter les douches et les vespasiennes des architectes fascistes italiens des années 1920 (Terry Kirk, p. 51).

Tout ce dossier est donc porté par une même visée : chercher à explorer quelques cols entre des critiques si radicales du sport qu’elles dénient tout sens de la jouissance individuelle ou collective que chacun peut y trouver, des critiques modérées ne cherchant qu’à déterminer les limites de sens et de valeur du sport alors même que ce n’est peut-être pas sa question, et des apologies débridées de sa propre aliénation identificatoire ou pseudo-savante ; et ensuite tenter d’élaborer un peu mieux la vulgaire beauté, tantôt enivrante, tantôt dérisoire, des passions sportives bruyantes comme muettes.

À la fin des fins, une telle visée se rapprochera toutefois davantage de l’apologie que de la critique, mais pour une seule raison. Parce que s’il est absolument vrai qu’il y a de la « barbarie » dans le sport moderne comme disent Brohm et Perelman, il faut aussi reconnaître qu’entre toutes les barbaries qu’a pu inventer notre modernité, seule la sportive conserve cette singulière vertu : sauf exceptions, elle ne nuit, quand elle nuit, qu’à celles et ceux qui la pratiquent ou l’apprécient. Car on peut très bien vivre sans sport dans nos sociétés modernes, le détester ou s’en moquer sans passion et sans nuisance, celui-ci n’ayant jamais constitué ce que certains de ses pionniers fascistes ou pré-fascistes (comme Coubertin) avaient cru voir en lui : un principe généralisé de sélection ou de relégation sociales. C’est un sol de notre modernité, mais ce n’est pas le seul, et ce ne le sera sans doute jamais. À ce dernier égard, le sport s’apparente encore curieusement à la mathématique : malgré tous les rêves du passé, on sait aujourd’hui qu’aucun des deux ne saurait constituer un principe universel de sélection des corps ou des raisons ; il n’y a pas davantage de sportis universalis qu’il n’y a de mathesis universalis. Et c’est peut-être très bien ainsi. Le sport, aussi médiatique, étatique, mondial, capitaliste soit-il, ne sera jamais que du sport.

Dossier coordonné par
Vincent Casanova, Ariane Chottin & Pierre Zaoui.