la jouissance du spectateur

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La jouissance du spectateur ? Presque deux mois que je retourne la question et rien ne vient. Cet article que j’avais écrit sur le F. C. Brunstatt, celui sur la Coupe du monde 1974 chez monsieur Saclier. Je pense à mon oncle Paul qui m’emmène en 1970 voir une étape du Tour de France au Ballon d’Alsace. Il me vient des souvenirs d’enfance. En enfance, l’éblouissement du spectacle et l’initiation de la pratique, alors chronologisons.

La suite ; l’adolescence qui dans mon cas fut interminable, je la situe entre quinze et vingt-cinq ans. Deux phases. Non, trois. Première phase : 15-18 ans. Pratique intensive, fin du foot, volley, vélo. Deuxième phase : championnat de la bof génération, reniement total, les sportifs sont des cons, rock, guitare, joints. Troisième phase : je me situe mieux dans mon nouveau monde alternatif. Mieux centré, j’ai moins besoin d’être au centre de la nouvelle norme, donc je me redécale. C’est la phase intéressante, j’explique, je développe.

La première phase c’est rentrer dans la norme. Impossible ; je suis moins fort que les autres, trop féminin, je lis et j’ai de la compassion. Je découvre le sentiment d’exclusion. Mal assumé, je n’ai pas de velléités d’individuation.

Phase deux, je reviens dans le corps social au sens large où je suis mieux adapté et guitare électrique, je me décentre, on a compris. Mais je ne sais pas encore que chaque démarquage ne fait que décentrer la norme, on ne gagne ni liberté ni singularité. Parmi les gens qui deviennent mon entourage pendant la troisième phase, ceux qui continuent à s’intéresser au sport — au foot en particulier — sont les plus libres et les plus audacieux. Comme je me sens enfin intégré, j’ai envie d’être de ceux-là. Les années d’échec et de frustration de la phase un me sont enfin utiles. Et cela ne cesse plus. Je n’ai jamais dépassé la phase trois ; je suis adulte. La rubrique sports de Vacarme, c’est l’image de ça. Substitute, son aboutissement. Le chanteur qui fait un film sur le foot au lieu du chanteur qui n’existe pas. Cela paraît un peu oiseux mais c’est la réalité.

Beaucoup plus dur de parler au premier degré du plaisir du spectateur. Le plaisir qui fait se lever en même temps quarante mille autres spectateurs dans un stade, c’est difficile d’en parler. Les larmes qui viennent quand Laurent Fignon démarre au sommet du Ballon d’Alsace, c’est inénarrable.

Alors narrons. Un exemple qui les vaudrait tous, tous se valent. Une énumération, un chapelet. 1971, un dimanche pluvieux. Je regarde la télévision noir et blanc, un peloton de cyclistes progresse dans un paysage qui m’est familier sous le crachin. J’habite dans les Vosges (basses). Les coureurs sont crottés, couverts de boue, ce n’est pas le Tour de France alpestre et spectaculaire, ensoleillé, c’est la crotte et le non-paysage d’un Nord quelconque. J’adore, je m’identifie, j’ai dix ans, j’aime me crotter. À peine la course finie, j’enfourche ma bicyclette, je suis comme eux, je pousse sur les pédales, je fais le commentaire dans ma tête, je suis échappé, je viens de découvrir Paris-Roubaix et aujourd’hui je l’aime encore. Quelques mois plus tard, finale de la Coupe du monde de foot, Jaïrzinho marque un des quatre buts du Brésil contre l’Italie, tombe à genoux et se signe. Le lendemain à l’école, au petit match de la récré, tous les gamins veulent marquer leur but pour tomber à genoux et se signer, même les Italiens. Quelques semaines plus tard, étape du Tour de France au Ballon d’Alsace, longue marche presque jusqu’au sommet, longue attente, les coureurs arrivent, ils suent, bavent, mouchent, dégoulinent, je reçois une décharge d’énergie inoubliable. 1974, mon équipe reçoit le SREG Étoile qui inflige branlée sur branlée à toutes les équipes de notre groupe. Je suis ultra-motivé, je ne lâche pas mon ailier, j’anticipe sur toutes les balles, je fais le match de ma vie. 1976, les poteaux carrés disparaissent de la surface de la terre. En parlant de terre, inoubliable bourbier sublime de Kiev quelques semaines auparavant. Des semaines passées à attendre fébrilement le match de Saint-Étienne. Ma vie avait-elle un sens avant de la passer à attendre le match du mercredi soir ? 1982, je suis assez grand pour comprendre ; la France est sublime dans la défaite, je précise mon identité nationale. 1988, l’équipe d’URSS grave dans les mémoires l’archétype du jeu collectif juste avant la fin du collectivisme. 1989, Michael Chang sert à la cuiller contre le Golem robotique Lendl et gagne Roland-Garros. Chang ! 1993, PSG-Real Madrid au Parc des Princes, Ginola étourdit les défenseurs espagnols et gagne son surnom d’El Magnifico, je passe le match debout, béat. 1996, je suis deux étapes du Tour de France dans la voiture du Parisien Libéré, j’en ai rêvé. Je serre la main d’Indurain, ce sera son dernier tour. 1998, je commence à écrire des articles pour Vacarme. Pour la suite, procurez-vous les numéros de la revue qui vous manquent. Inénarrable.