à l’école du sport

À la fin des Jeux olympiques, un responsable de l’équipe de France d’athlétisme faisait porter une part de la responsabilité du piètre nombre de médailles françaises au sport scolaire qui ne saurait plus « éduquer à la compétition et détecter les champions ». Est-ce pourtant la première mission de l’éducation physique et sportive (EPS) ? Ne s’agit-il pas d’abord d’y apprendre un autre rapport au corps et un rapport plus démocratique à la compétition ? Rencontre avec quelques professeurs des académies de Nancy, Paris et Créteil.

N’y a-t-il pas une schizophrénie chez les professeurs d’eps, entre compétition et éducation ?

Yasmine Yahyaoui La vocation d’un enseignant d’eps naît souvent de la pratique intense d’un sport, dont il lui faudra progressivement se défaire, entre autres parce que la pratique de haut niveau doit s’arrêter un jour. Aussi parce que l’eps répond à une autre logique : c’est une discipline scolaire obligatoire. Nos élèves font de l’eps parce que cela fait partie de leur emploi du temps ; ils sont souvent très loin de ce que l’enseignant a éprouvé lui-même : une jubilation — et parfois une aliénation — à la pratique de haut niveau. Cela a été mon cas avec la natation, puis le water-polo. En outre, nous sommes face à des jeunes qui peuvent avoir un rapport problématique à leur corps, qui redoutent le regard de l’autre, qui doutent de leur niveau dans les pratiques sportives. J’ai donc dû me repositionner et me poser d’autres questions : comment leur permettre de se défaire de l’importance qu’ils accordent à l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes, image qu’ils vivent comme dévalorisante car ils ne se sentent pas « performants », selon les critères communément admis.

Bruno Cremonesi Pour moi, la tension ne passe pas entre la performance, l’exploit, la compétition, censés ne pas être éducatifs, et une gymnastique qui réconcilierait l’esprit et le corps. Car si le phénomène sportif de haut niveau a des effets négatifs, il a aussi des effets éducatifs, au sens strict. On ne peut pas dire que les clubs sportifs et le haut niveau ne sont pas éducatifs. Si vous interrogez les pratiquants ou les entraîneurs, ils vous le démontreront rapidement. Quand on est dans l’institution scolaire, la question devient : que retient-on de cette dimension de la culture, importante à transmettre ? On doit procéder à un travail de didactisation des pratiques sportives, entre un phénomène sportif médiatique et un phénomène sportif scolaire. Il s’agit de dialectiser et de proposer un enseignement dans lequel l’élève apprenne de sa défaite comme de sa victoire et dans lequel on n’oppose pas l’éducation à la compétition.

Hélène Bischoffe Je ne crois pas que le sport soit éducatif en soi. Pour moi, c’est toujours un support. Plutôt que d’évaluer si l’élève a acquis telle ou telle technique, je préfère me demander où il en est dans son rapport avec la pratique, prendre en compte ce qui fait point d’arrêt pour lui, et chercher à le faire avancer dans des situations qu’il n’arrive pas à franchir — par exemple accepter de s’exercer devant les autres. C’est une tension difficile à exploiter car les élèves ne sont jamais là où on les attend. Par exemple : un groupe de gamins est dans « je ne veux pas perdre la face, il faut que je gagne mon match » et un autre dans « je ne veux pas de passe, je vais la rater et je ne veux pas perdre la face ». Les deux veulent ne pas perdre la face, mais cela ne fait pas lien. Il s’agit donc de dégonfler l’enjeu singulier de chacun, de leur apprendre que ce qui est important pour soi ne l’est pas forcément pour tout le monde, que ce qu’on investit dans une pratique est toujours relatif. Sinon on reste dans une course au score, et on risque d’évincer d’avance celle ou celui qui ne veut surtout pas avoir la balle.

Yves-Félix Montagne S’il y a schizophrénie entre eps et sport alors j’ai l’impression d’être un schizophrène heureux. Ce n’est pas le cas de tous les profs. En stage de volley-ball, j’ai vu des enseignants d’un haut niveau de pratique ne pas être capables de faire trois passes de suite et ne pas supporter d’être plus mauvais que des élèves de terminale. Et c’est là que tout se joue : ceux qui acceptent cet écart deviennent conciliants avec leurs élèves. D’autres décident de changer de support d’apprentissage et de rentrer dans des jeux traditionnels — comme balle au prisonnier, poule-renard-vipère — moins stigmatisants. Dans balle au prisonnier, le dernier qui reste gagne, mais le jeu prend fin quand le gagnant est éliminé aussi : on gagne pendant un petit moment et après on perd. Quand on joue à poule-renard-vipère, où il y a trois équipes (les poules attrapent les vipères, les vipères piquent les renards, et les renards attrapent les poules), il y a toujours soit deux gagnants et un perdant, soit deux perdants et un gagnant. On peut se rappeler ceci : historiquement, on est passé des grands jeux populaires, comme la soule, au sport, parce que ces jeux-là désorganisaient la société ; ils mettaient en place de la violence, cassaient les codes sociaux. En ce moment, on pourrait faire le chemin inverse. On s’aperçoit qu’il y a dans ces jeux du symbolique et de l’imaginaire qui régulent les conduites des enfants, ce que ne permettent plus les pratiques « modernes » d’eps qui oscillent entre relaxation et compétition. Quand on joue à balle au prisonnier, il y a là de l’éducation et de la performance, de l’apprentissage et de l’allégorique.

BC Je ne suis pas contre l’idée de jeux traditionnels, mais pour moi le sport aussi est un jeu et ses règles sont des cadres pour agir, et non des interdits. À l’inverse, on peut avoir une vision hyper-techniciste des jeux traditionnels : ce n’est donc pas une solution miracle pour sortir du technicisme sportif. Il ne s’agit pas simplement d’apprendre les jeux traditionnels mais d’apprendre dans les jeux des stratégies et des techniques. Le véritable enjeu est de mieux analyser les sports pour permettre de ré-ancrer les élèves dans un savoir. Mon idée est donc plutôt de leur apprendre à s’approprier des techniques sportives, en situation de sport collectif. Leur apprendre à maîtriser un certain nombre d’apprentissages dans un domaine codifié.

YFM L’écart entre les sports collectifs et les jeux traditionnels, c’est celui qui sépare les deux manières de dire jeu en latin et en grec. Le ludus, c’est le jeu martial, réglé, réglementé, où l’objectif est de gagner. La païdia des Grecs, au contraire, semble plus libre, plus proche de l’enfantillage. De ce point de vue, poule-renard-vipère permet peut-être de mieux saisir ce qui nous lie à ce qu’on est que le handball. Un de mes stagiaires a fait faire ce jeu à une classe un peu délicate de 3e d’adaptation, et ces gaillards de dix-sept ans ont joué pendant deux heures : pas un désengagement, pas une critique, je n’ai pas revu ça de l’année. Mais il faut faire attention et ne pas tomber dans une forme de valorisation du jeu qui est devenue une mode, qui va bien au-delà du sport. C’est ce que les Américains appellent le ludotrainment, la pédagogie par les jeux : on « ludoïse » la formation des salariés pour rendre la formation moins rébarbative et les salariés plus habiles. Dans ce cas, le « ludique », c’est l’envers du jeu d’enfant, du lien à l’inutile, du « on arrête, je suis pas mort », du « comme si ».

Si ce n’est pas la performance, quel est l’objet de l’enseignement en EPS ?

HB L’objet de mon enseignement, c’est d’abord de leur permettre d’acquérir une organisation pulsionnelle vivable de leur corps. L’important, c’est que les élèves que j’ai en cours acquièrent un peu le goût du jeu, qu’ils sortent de là en se disant qu’il peut y avoir de la jubilation, du plaisir, des tensions dans une activité physique à plusieurs ou tout seul. Par exemple, leur apprendre à courir vingt minutes pour qu’ils puissent se dire : « J’ai fait ça, et même si je ne peux pas le refaire, je l’ai fait ce jour-là et les émotions qui me sont passées dans le corps, je les ai prises. » Pour qu’une fois adulte, ils puissent avoir envie d’y retourner, de manière apaisée. Et c’est ensuite leur faire appréhender que la structure de leur activité (lutte, gym, danse, volley, rugby…) aura des incidences sur soi, mettra en jeu une part d’étrangeté, à chaque fois autre.

BC Je ne suis pas d’accord. Il y a un objet clairement identifié dans notre enseignement : c’est le répertoire des Activités physiques, sportives et artistiques (Apsa), y compris les jeux ternaires ou paradoxaux, type ballon assis. On doit le considérer au même titre que le répertoire des œuvres en littérature : c’est un patrimoine culturel qui doit être transmis à tous, afin que chacun se l’approprie à sa manière. C’est pourquoi, politiquement, ce doit être une acquisition scolaire et pas seulement extra-scolaire, déléguée à des clubs privés ou des associations, comme on aimerait aujourd’hui nous y pousser. Le rapport au corps n’est donc qu’une entrée particulière. Ce qui est fondamental, ce sont ces activités, ce répertoire d’œuvres culturelles.

YFM Nous sommes peut-être en train de pointer ici l’écart qui, depuis une dizaine d’années, sépare les « naturalistes » et les « culturalistes ». Pour les premiers, l’essentiel, c’est la façon d’être au mieux avec son corps, les sports n’étant que des moyens pour y parvenir ; pour les seconds, ce qui prime, ce sont les Apsa (réparties en huit groupes : aquatiques, athlétiques, sports collectifs…), façons culturelles de mobiliser son corps. Dire que l’objet de l’eps, ce sont les Apsa, c’est prêter le flanc à ceux qui veulent déléguer ces Apsa aux clubs, qui savent beaucoup mieux faire que nous. Si on ne défend que cela, il n’y aura plus de profs d’eps dans dix ans, seulement des Brevets d’État qui entraîneront les élèves. J’en ai fait l’expérience. Mon lycée a recruté une jeune de la mairie et elle a fait de la danse en association sportive (AS) comme je ne pourrai jamais en faire. Mais si cela se généralise, la discipline est perdue. C’est pourquoi je crois que notre seul objet d’enseignement, c’est le rapport au corps, que cela passe par les Apsa ou par les jeux.

BC Je ne suis toujours pas d’accord ; je ne crois pas qu’on puisse penser un corps et des pulsions en dehors de la culture. Or, les œuvres, ce sont les Apsa, c’est-à-dire le savoir. Il faut y tenir. Pas pour perpétuer une tradition ou un culte, mais pour permettre la nouveauté, l’invention, la création. C’est vrai pour le sport comme pour n’importe quelle discipline de l’esprit : on n’invente rien si on ignore ce qui a précédé ; les génies ont dû s’approprier l’existant pour le dépasser.

YFM Mais rappelons-nous justement que l’objet des autres disciplines scolaires n’est pas d’abord de produire des génies ou des champions. L’objet du français n’est pas tant d’assimiler des œuvres littéraires que de maîtriser la langue, l’écriture, l’expression à travers elles. Pourquoi serions-nous différents ? Les Apsa sont un moyen incontournable, parce que social, mais seulement un moyen. De surcroît, il ne faut pas se faire d’illusion, à l’école, on ne pourra jamais apprendre pleinement un geste technique. C’est le syndrome de l’éternel débutant. En gros les élèves qui commencent l’eps en 6e, en dehors de ceux qui auront joué en AS ou en club, ont déjà pratiquement le niveau qu’ils auront en terminale. Et c’est encore plus flagrant dans le primaire, où 90% des élèves ont comme seule expérience corporelle l’eps que vont leur offrir des enseignants qui sont très peu formés à cela. Du coup, bien souvent, les professeurs des écoles y renoncent parce qu’ils sont persuadés qu’il faut y enseigner les Apsa, et comme ils ont un minimum de sens du ridicule ou d’éthique, ils ne le font pas. Or, si on leur dit que l’objectif n’est pas que leurs élèves soient très bons en badminton mais qu’ils vont seulement devoir se servir du badminton pour éduquer le rapport de leurs élèves à leur corps, ils vont rentrer dans l’eps.

YY La pratique physique se prête à beaucoup de finalités et d’idéologies différentes. Essayons d’avoir un regard particulier sur les sujets, essayons d’abord de faire avec ce qui surgit pour l’un ou l’autre à travers telle ou telle pratique physique plutôt que de tout réduire à celle-ci. La discipline, dans le paysage des disciplines scolaires, tient une place d’exception. Elle fait surgir des interactions multiples. Les corps sont en mouvement, pas assis sur des chaises, ce qui produit souvent plus de vie et, l’un ne va pas sans l’autre, plus de tensions. Mais aussi, parfois, plus de parole, qui donne l’occasion de traiter ce qui tiraille dans les liens à l’autre.

FL On peut ajouter ceci. En littérature, il y a des différences entre Gide, Mallarmé, Rimbaud, et de même chaque activité physique ne produit pas les mêmes effets sur le corps. Et même si on veut avoir des Rimbaud de la motricité, c’est comme pour les génies des mathématiques ou de la littérature, on ne doit pas les spécialiser d’emblée. C’est pourquoi cette pluralité qu’offre une éducation physique générale est si importante. Éduquer ses élèves uniquement à la boxe, c’est un choix politique : habituer les gens à se taper sur la gueule, cela a des effets… Donc l’essentiel, c’est de donner à des enfants le temps de prendre connaissance de la multiplicité de leurs pulsions dans la rencontre de leur corps et le corps de l’autre : qu’est-ce que je fais sur mon corps quand je cours jusqu’à vomir ? Découvrir cette dimension pulsionnelle du corps peut permettre qu’un lien de plaisir ou de déplaisir puisse être choisi par le sujet et pas seulement par la société, qui fait toujours un tri dans les activités physiques.

YFM Pourtant Tiger Woods a commencé à faire du golf à quatre ans. Et depuis il ne fait que ça… ?

FL Mais sans joie ! Que la spécialisation arrive à un moment donné, certes. Mais à quinze ans, nombreux sont les jeunes gens spécialisés trop tôt qui sortent de la compétition, dégoûtés, parce qu’ils ont trop bouffé de répétition motrice. Il doit y avoir une dialectique ou une tension entre l’inutilité de la chose — cela ne sert qu’à exulter — et la répétition et l’effort qui amènent la spécialisation et la technicisation. Je suis contre la monoculture.

Cela vaut-il pour les élèves en difficulté ? La monoculture ne leur permet-elle pas de se valoriser, de trouver au moins un domaine où ils se sentent « bons » ? Parce que l’enseignement généraliste, c’est souvent leur enfer. Aussi bien en EPS qu’ailleurs, non ?

HB Je crois que le problème de ces élèves, c’est d’abord leur place dans le groupe et dans l’école. Donc ils n’y arrivent pas plus en eps que dans le reste, même quand on peut entrevoir chez eux une vraie aisance corporelle. Du coup l’essentiel, c’est d’arriver à les bouger de cette place qui les étouffe. Et cela d’abord par la parole : « Qu’est-ce qui fait que ce n’est pas possible pour toi de briller au cours d’eps comme tu brilles dans la cour ou sur le terrain de foot ? » Si on arrive à pacifier cela, on peut espérer des effets partout. J’ai l’exemple d’un élève en échec scolaire dans toutes les matières, y compris avec moi : dès que je donnais un exercice à faire et des consignes, il partait. Et pourtant il avait du potentiel. Et puis un jour, il est entré dans le gymnase pendant qu’un collègue faisait du saut en hauteur ; il a regardé, et il a eu envie de faire pareil. Mon collègue l’a accueilli. Il a sauté n’importe comment, sans aucune technique, mais il avait tellement de jus qu’il est passé. Et du coup mon collègue l’a accroché avec ça, il lui a fait faire de l’athlétisme à l’UNSS, et il a commencé à être meilleur partout, dans les autres matières, mais aussi avec les autres gamins. Des effets incroyables. Il s’était enfin dit qu’il pouvait réussir, et ça marchait.

FL Oui, la motricité n’est pas déconnectée de la structure psychique. Un gamin mauvais partout peut être mauvais en motricité parce qu’il n’a pas l’organisation symbolique qui lui permet d’accéder à quelque chose. Donc le fait d’être accueilli change tout.

YFM Cela pointe un problème avec la manière d’enseigner. Depuis 1982, on tend à scolariser et à intellectualiser l’EPS. Ainsi, les élèves font beaucoup de travail sur fiches : il faut dire ses points faibles, ses points forts, il faut être capable d’avoir une attitude scolaire, même dans le gymnase, avoir des connaissances sur l’action bien plus que dans l’action, bien plus que de réaliser des performances brutes. Donc, dès qu’on est mauvais élève, on l’est aussi en eps. Le principe de pacification qui faisait que le mauvais en thème était bon en eps a été perdu. Et dès lors il y a un énorme décalage avec ce que les enfants viennent chercher. C’est pour cela que dans certaines banlieues, c’est devenu plus difficile dans les gymnases que dans les autres cours.

Est-ce que cela pourrait aussi expliquer les incendies de gymnase lors des « émeutes » ?

YFM C’est possible : le gymnase est devenu un lieu de frustration intense.

BC Ce qui nous ramène au précédent débat. Vous évoquiez le rapport au corps, et là quand vous parlez d’un élève en difficulté, vous dites qu’il vient chercher du sport et qu’il n’en trouve pas. Qu’est-ce qu’on va proposer à ces gamins-là pour les mettre en situation de réussite ? On retrouve l’enjeu du savoir. Si un collègue n’est pas formé et ne maîtrise pas les techniques des Apsa, il ne pourra pas accrocher ces gamins-là, qui vont le « bordéliser ». Si aujourd’hui des élèves qui bougent beaucoup n’arrivent pas à accrocher en eps, c’est précisément parce que les normes exigées se déplacent du côté d’un formalisme et décrochent de la pratique que les élèves veulent déployer, qui tourne essentiellement autour du jeu sportif.

HB D’accord, reprenons le débat. Ce n’est pas parce qu’à un moment donné je focalise mon attention sur le rapport qu’a un sujet à son corps dans une activité que pour autant je me moque du support, que je ne vais pas donner des billes techniques, que je ne vais pas travailler sur le démarquage, la contre-attaque. Mais comment leur enseigner cela si on ne se préoccupe pas de la manière dont ça se construit pour eux au singulier ?

FL D’autant que les sédimentations culturelles sportives deviennent de plus en plus normées et conditionnantes. C’est aussi le cas du sport de haut niveau, qui homogénéise et provoque des contre-performances et des malaises énormes chez des sujets sportifs. L’enjeu c’est donc toujours d’aider les jeunes à inventer d’autres pratiques. Les sports n’existent pas sans cela. Mais il faut faire attention à certaines conceptions complètement fausses du ludique. J’aime les jeux qui sont des structures souples, obligeant à un effort, procurant du plaisir, faisant perdre et gagner, ne plus savoir.

HB C’est toujours douloureux de consentir à l’effort, parce que c’est reconnaître un manque à être. Accepter ce franchissement-là, cela ne se fait jamais simplement. Même un super handballeur, hors barèmes, doit consentir à un effort : jouer avec les autres qui ne sont pas bons, accepter de prendre sur le terrain une place qui n’est pas la sienne et qui ne lui plaît pas. Consentir, c’est toujours une douleur quel que soit son niveau au départ.

BC Pour consentir à un effort, il faut qu’on puisse retrouver du sens dans l’appropriation de quelque chose. Mais il faut aussi accepter une perte de soi, faire son deuil d’un certain nombre d’autres choses. Il y a donc une double mise en danger. Mais elle varie selon l’origine sociale : accepter la perte de soi, se mettre en cause ou en danger, quand on vient d’un milieu confortable, c’est quand même plus facile que lorsqu’on vient d’un milieu où on se sent en danger en permanence. Donc il faut faire attention avec la notion d’effort : ce n’est pas qu’une question de sujet singulier, c’est aussi une question sociale.

FL Il y a là quelque chose d’important : pour apprendre, il faut en passer par une perte subjective, c’est-à-dire abandonner une image de soi pour en acquérir d’autres. User de son corps, travailler avec son corps, c’est toujours construire une nouvelle image et en perdre une autre. Et ce temps-là est éminemment difficile pour certains élèves. C’est le passage du sens commun au style. Passer du sens commun d’une activité à un style particularisé qui fait qu’on peut devenir un champion dans sa discipline, et donc abandonner l’anonymat et la norme.

YY D’où l’intérêt de varier les types d’activités. La question de la perte se dessine de façon multiple selon l’activité sportive pratiquée. Par exemple, dans un cycle de demi-fond ou d’endurance, la question de l’effort et de la douleur est immédiate, il faut en passer par la souffrance, des jambes, de la respiration, de toutes les sensations. C’est bien différent dans les sports de balle, de visée.

Justement : à travers ces efforts multiples que vous demandez, quel corps visez-vous ? C’était déjà la question que posait Jean-Marie Brohm dans les années 1970.

FL Jean-Marie Brohm critiquait ce qui, dans la pratique sportive, vise à se faire mal, la satisfaction excessive jusqu’à la destruction. C’est pourtant aussi un des pôles de l’activité physique et sportive que d’offrir à un corps la possibilité d’aller dans ces endroits infinis, inédits… Il faudrait reprendre la formule de Spinoza : « On ne sait pas ce que peut un corps ». On peut l’amener dans l’extrême de la douleur comme on peut l’amener à l’inverse dans l’inhibition la plus totale. Et je pense que l’eps exploite ces possibilités. Mais Brohm n’avait pas tort de pointer la logique politique et capitaliste de destruction des corps dans le sport moderne. Il faut donc être très vigilant : ne pas masquer le réel, la souffrance, la structure de la compé tition qui pousse à aller toujours plus loin, et apprendre aux élèves à trouver un peu de distance avec tout cela, donc avec leurs propres limites, au-delà desquelles il n’y a plus que de la destruction.

YFM Il s’agit d’abord d’apprendre que son corps est différent de celui des jeux vidéos où l’on n’est jamais mort. Apprendre un corps qui peut souffrir, s’épuiser, qui a des limites, même si ce n’est pas là le discours officiel qui est celui d’un corps en bonne santé, économisé, performant. Et ensuite apprendre un corps capable d’éprouver du plaisir. Mais pas uniquement le plaisir de l’effort accompli, des progrès, de la maîtrise du geste. Donc un corps qui va à l’encontre à la fois de l’eps sélective, celle de l’époque de Gaulle qui servait de vivier pour trouver des champions, et celle d’une eps édulcorée où il n’y a plus de perdants et où plus personne ne doit aller au bout de ses ressources. Les élèves aiment aller dans leurs limites. J’ai réussi à faire courir des filles de 1e STG une heure. Il y en a une qui a vomi. Je l’ai recroisée quatre ans plus tard. Ses premiers mots : « Vous vous souvenez monsieur quand j’ai vomi. » C’était ça son souvenir : la course à pied l’avait amenée jusque-là ; à éprouver que son corps était capable de courir pendant une heure avec des effets physiques insoupçonnés. Son eps mêlait un rapport expérimental au corps et une technique de course : maîtriser sa respiration, sa façon de poser ses appuis, les mouvements de ses bras…

BC Pour moi, le corps à viser c’est un corps culturel lement éduqué par les techniques, les tactiques et les stratégies des Apsa. Je pense la définition du corps à partir des Apsa, en tant qu’alternative au sport-spectacle dont la télé nous abreuve. C’est presque un altersport. Mais attention : pas une alternative à la compétition. Il n’y a pas de sport sans compétition : nous proposons de la compétition. Simplement, aujourd’hui, le sport de compétition est associé à un seul type de pratique reposant sur la domination et l’élimination, alors qu’il y en a bien d’autres, qui peuvent éduquer à la compétition au lieu d’en dégoûter.

HB Il y a encore d’autres enjeux. Par exemple l’obésité : le seul endroit où on peut toucher ces gamins-là, c’est en eps. Donc ce n’est pas qu’une question de sport, mais aussi de rapport à ce corps, par exemple trop gros, encombrant, évincé ou oublié parce qu’il encombre.

YFM Oui, c’est actuellement un enjeu politique pour garder l’eps à l’école. Mais il faut faire attention. Nicolas Sarkozy a une politique du sport : son footing, les médailles, rien d’autre. Bientôt, on passera l’agrégation d’eps pour apprendre aux pauvres à faire du footing et les empêcher d’être malades trop vite ! C’est un horizon grisâtre.

YY On peut en viser d’autres. L’eps, en tant que discipline scolaire, accueille tous les enfants, qu’ils aient choisi ou pas d’avoir une pratique sportive, qu’ils aient un corps habile, ou obèse, anorexique, mal foutu… C’est donc la possibilité d’offrir à chacun non seulement un autre rapport à son corps, mais aussi aux corps des autres, et de pouvoir ensemble trouver sa place sur un terrain. C’est une richesse propre à l’eps. C’est un lieu qui permet le desserrage des identifications univoques et massives, comme : « Moi je suis nul en... »

HB Absolument. Pour moi, l’eps c’est d’abord l’expérience de son corps, aller dans des coins sombres dont on ne voulait rien savoir pour se dire ensuite : « Ah, j’aurais pas cru que je pouvais faire ça. » Donc plus qu’une école du dépassement, une école du déplacement : apprendre à déplacer son rapport au corps, son rapport au jeu, à la gagne, aux représentations de soi et des autres. En bref, leur apprendre aussi à parier avec le corps, à le considérer comme un lieu d’expérience et de surprise, pas seulement comme donné.

Bruno Cremonesi fait partie du Centre EPS et société qui publie la revue Contre-pied www.contrepied.net