vie du boxeur M.

par

1
J’ai habituellement du goût
Pour les Américains
Et je fais exception, cette fois,
Pour parler d’un Français, d’un sombre Algérien,
Mais ce n’est pas ainsi qu’on surnommait toujours

Ce cœur pur.

2
Comment il adopta la boxe, personne ne le dit.
On sait qu’en 1916 il est né à Sidi,
Qu’il fut un frêle enfant.
On sait, que son père, comme souvent, le poussa
À boxer ainsi que ses 3 frères —
Le père est charcutier, cela le rendrait fier d’avoir des fils
Boxeurs.

Bref.

3
Le jeune M., nous l’appellerons ainsi,
N’est pas très héroïque, de nature.
Et malgré l’étoffe qu’il voit qu’il n’a pas,
Des héros de la boxe,
La boxe, il osera
Progressivement.
Début : allez savoir sur quelle voie s’engager
Car il y a division ou fourche, si vous voulez, entre
La vie la boxe.
Les deux ne peuvent aller

En parallèle.

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C’est ainsi qu’au stade de Casa, il fait ses premiers pas.
À 7 ans, il combat un enfant de son âge.
Tous deux, s’ils sont touchés, se mettent à pleurer,
Tombent en larme — c’est normal

Le mal que ça fait.
5
Dans sa 14e année, il s’exhibe en boxant.
C’est pas la première fois qu’il doit serrer les dents mais
Boxer ne lui est pas encore naturel,
Ni plaisant,
Et il aime mieux le foot.
Parfois il joue avec
« La Perle noire », Larbi Ben Barek.

6
À l’âge de 17 ans, il s’entraîne chez Roupp,
L’homme n’est pas un ange
Ni voyou cependant,
Sera son manager dans 5 ou dans 6 ans.
Prendra la place du père que certains disent boucher.

Attendant de forcir, M. combat dans les poids « Mouche ».

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Lancé sans pitié dans le monde de la boxe,
Il monte et il progresse,
Et 5 ans ont passé.
En 1938, il boxe intensément.
Il combat Humery et son menton de verre
Une première fois.
Il n’a pas réellement d’inquiétude à se faire
Car il gagne souvent. Ça va bien.

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Mais toujours et malgré ses exploits, on critique,
Il est vrai que sa boxe est très désordonnée.
On reproche à son jeu de la monotonie.
— Variez les tons ! dit Max Jacob.
Il a raison. Et pour la boxe aussi.
Moralité :

Le battant doit à présent devenir scientifique,
9
Se concentrer.

Concentration qu’est-ce ?
C’est ne penser à rien ?
Être dans la routine ?
C’est rassembler des forces contre sa volonté ? C’est
Se vider entièrement de toutes ses pensées, si l’on en est capable,
Ou maintenir l’esprit dans l’immobilité, loin de l’imagination ?
De toute façon, comment faire ?
Exemple :
Cette manie de s’asseoir par terre à ne rien faire,
Qu’il a. C’est peut-être ça.

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Il bat Kouidri, il bat Turiello, il bat Locatelli, il se concentre pas mal.
Puis, arrive 42. Il rencontre Humery pour la deuxième fois.
C’est juste le printemps — pourquoi je dis cela ?
Parce que c’est le renouveau et
Avant d’avoir dit ouf, Humery est KO
Foudroyé par un coup.

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On connaît cette technique qui consiste
À frapper dès le premier instant. M. en use souvent.
Humery, entre vie et mort, conduit à l’hôpital,
Inquiète M., qui le veille et qui prie pour un sort
Heureux. Humery s’en sort — heureux :

Pour moins que cela, M. aurait pu abandonner la boxe.

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Le temps passe vite (on ne l’a pas vu passer) :
Les Allemands occupent tout le Nord de la France.
Voilà qu’on organise un championnat — quelle idée —
dans Paris
Occupé. M. y va, il quitte la zone libre
Pour le stade du Vel d’Hiv. Quelle ironie du sort,
On sait comme cet endroit rime avec la mort.
Mais M. y combat un Espagnol franquiste
Qui fait salut nazi, à tous les généraux
Allemands. Son nom de José Ferrer
Par 5 fois, M. le met par terre.
Il bat l’homme à plat de couture

Comme on dit.
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Et c’est heureux ainsi,
Dans cette époque horrible. M. est encore brouillon
Disent certains.
Je me contente de rapporter
La légende et
Cette manie qu’il a de s’asseoir par terre
À ne rien faire,
Bras autour des genoux
Qui me semble étrange et m’intrigue en même temps
Que non.
Car les événements ne changent pas sa manière, n’arrêtent pas sa vie.
Beaucoup de gens ainsi.

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Donc, M. se perfectionne.
C’est au cours de la guerre qu’il fait sa conversion
De welter à moyen.
C’est au cours de la guerre qu’il apprend l’excellence,
Les coups sous tous les angles,
Les belles combinaisons,
Crochet au foi qui remonte au menton,
Et sa vision qu’on dit d’une grande acuité
Est reliée à sa force, à présent.
Cette circulation entre les parties du corps aide

La conversion d’un féroce en un boxeur formé.

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Et pendant 5 années
Qui suivent, il gagne tous les combats car
Il a la forme.

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Mais la forme, qu’est-ce que c’est ?
La forme est un mystère,
C’est la matière euphorisée,
Malgré épaules étroites, malgré ventre saillant de l’enfance ;
Mains d’argiles
Lumbagos
Et toutes entraves du corps sont broyées
Par la forme.
Car la forme est violente et bonne cependant
Mais il faut s’en méfier,
c’est ce que disent certains (et parmi eux de très grands écrivains).

M. n’est pas un mythe grec,
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Il est
Champion
Qu’on dit benêt
Superstitieux il est —
Sous son short de combat,
Une culotte cousue par sa mère.
Il aime le cinéma.
Fait le signe de croix avant de monter sur le ring
Pour protéger l’adversaire

Des coups du Bombardier
Marocain —

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Voilà comme on le nomme.
Un jour, lors d’un combat, l’autre boxeur lui dit
« M., ne me fais pas de mal, j’ai déjà 36 ans
Ne me fais pas de mal, trois mômes à la maison ».
C’est ainsi qu’il lui parle. Alors, M. obéit, en proie à la pitié
Qu’il a naturelle.
Il tâche de ne pas faire mal — enfin façon de parler.
Dans la boxe, il voit l’aspect sérieux de la vie
Projeté.

Il a toujours été un boxeur complet.

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Analysons le style :
Il a de la vitesse
Il a de la puissance
Il commence à avoir une bonne variété
De coups
De la vitalité
Et même, il peut changer
Au beau milieu d’une phrase, je veux dire enchaînement.
Il a
Une certaine fantaisie
Il sait
S’adapter au sujet
Qu’il a en face de lui.
Résister.

Et puis des sentiments, humains.
Avec ça, on fait un pas mauvais écrivain,
Parfois.

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Et voici à présent l’épisode d’Amérique
Qui commence — c’est étrange — de manière très lyrique
Sur une prairie
Ou plutôt au Madison Square Garden en 1946.
M. a environ 30 ans. Il commence à peine
Une carrière que la guerre avait juste retardée.

Se rattrape :

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Il bat Georges Abrahms,
Il bat Harold Green,
Il bat Anton Raadik un terrible Estonien,
Et enfin Lavern Roach,
Dont les noms ne disent rien, peut-être, mais je comprends
Qu’il doit tous les combattre
Pour enfin arriver
Entre les pattes du lion,
Le terrible Tony Zale.

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Crochet du gauche, crochet du droit, crochet du gauche, crochet du droit,
Dit le poste de radio aux Français qui écoutent
A l’autre bout du Monde,
Crochet du droit, mais non
C’est ce que l’on croyait,
Car M. frappe à gauche
Et Zale s’écroule au bout du 11e round
De ce 21 septembre 1948.

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Le vaillant petit Français,
Comme dans le conte de fée
Devient Champion du Monde des Poids Moyens, hourra et
Enfin.

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Mais ce n’est pas fini, car bien sûr, dans le sport, rien n’est jamais acquis
Sauf mort prématurée. Nous n’en sommes pas là,
Attendez, s’il vous plaît de savoir s’il va garder le titre.
La suite
Arrive.

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Sa vie change de cap, soudain —
Il était temps. Il abandonne Roupp, son ancien entraîneur,
On l’acclame partout, on le chante, quelle ardeur — on sait qui.
Oui il est un héros.
Va-t-il poursuivre la boxe ?
On peut se demander.
D’un tel homme, comment comprendre la cruauté ?
Car la boxe est cruelle, impossible à nier.

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Un philosophe nommé Philonenko, qui pratiqua lui-même la boxe,
Remarque chez M. des qualités :
Sensibilité, humanité, inhabituelles chez un boxeur.
C’est caricatural, je le reconnais,
Mais voilà ce que le philosophe ajoute :
Comme tous les hommes simples, M. avait des pensées profondes.
Il met ainsi en évidence combien entre corps et esprit
Les liens sont compliqués : des portes ouvertes où le sens circule
Et des portes fermées.

Chez M., le corps et l’esprit commandent
Des régions différentes qui ne conversent pas.

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Heureusement l’action nous rattrape et aussi l’Histoire.
Avec elles, le combat contre Jack La Motta
Arrive et la défaite
Qui suit.

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Voici donc le combat :
M., grâce à sa bonne technique, frappe sous tous les angles, il frappe sans arrêt,
Mais il donne un coup terrifiant dans le vide,
Ce qu’il ne faut pas faire, éviter à tout prix, disent tous les spécialistes,
C’est un immense danger tout ce poids qui bascule
Du boxeur entraîné.
C’est beaucoup plus méchant que les pires coups
Qu’on reçoit, il paraît.

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C’est un cri dans le vide, c’est une fragilité
Soudaine car M. s’est déchiré
Quelque chose à la main. Il combat du poing droit
Pendant presque 8 rounds. Alors, il perd le titre.
Allez savoir sur quelle voie s’engager pour conclure
Si le match est perdu, que nous dira la vie ?

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Car il y a division ou fourche, si vous voulez, entre
La vief la boxe.
Le film de la boxe est d’une grande clarté
Qui éclaire la vie —
Mais le contraire, jamais.

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C’est donc la vie qui parle et qui reprend ses droits :
Aussi le combat de retour contre le boxeur sourd
Dénommé La Motta n’aura pas lieu.
L’avion s’est écrasé bien avant l’Amérique
Et l’on connaît la suite.

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Voilà, oui, c’est la fin.
Et, je n’ai pas parlé d’amour, pas parlé de la femme Marinette,
Ni même des menus du boxeur, et ça je le regrette, pas évoqué la mort
À l’âge de 33 ans mais
L’art du biographe consiste justement dans le choix
Ecrit Marcel Schwob
Dans Vies imaginaires.
Je le crois.

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Oui, cette vie de M.
Est juste imaginée,
A partir des écrits
De biographes, de journalistes,
Que j’ai pieusement copiés.
Et, bien sûr, à partir des textes des écrivains,
Ceux que j’aime, que je lis —

Car la vie, quant à elle, ne raconte jamais rien.