les lieux du stade

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Quand on dit « sport fasciste », on pense dieux du stade, corps parfaits et sans contrôle ; virilité ambiguë et bridée ; exhibition publique de l’inégalité. Il y a de tout cela. Mais aussi bien pis : une mystique de l’hygiène, de la pureté et du contrôle, pensée jusque dans les douches et les vespasiennes des sportifs. Et plus paradoxal : le sport fasciste c’est aussi l’égalité et le contrôle des corps par la visibilité entre pairs. La preuve par l’architecture de l’Académie fasciste d’éducation physique du Foro Mussolini à Rome.

Luigi Moretti, architecte italien des années trente et fasciste convaincu, commentait en ces termes l’inauguration de l’Académie fasciste d’éducation physique du Foro Mussolini à Rome :

« Tous les intérieurs de l’école sont extrêmement modernes de clarté. On reconnaît dans ces intérieurs l’art très difficile mais indispensable du « ton » que l’architecture doit donner à l’usage d’un lieu. Un ton accueillant, chaud et riche, dans les salons, dans les salles de repos et de lecture ; agiles et soignées, sans accrocs ni inutiles diversions dans le réfectoire, les dortoirs et partout où la vie se doit d’être essentielle et rapide. L’escalier : une mer d’air et de lumière. Les sanitaires sont parfaits jusque dans les moindres détails. Il faut voir les douches, d’une harmonie presque métaphysique : le rêve du héros surréaliste sculpté dans le métal. Les installations ont été dessinées pour livrer à la fois les plus rationnels et les plus fantastiques effets. » [1]

La vision éminemment énigmatique de Moretti, caractéristique de la métaphysique développée par Giorgio de Chirico dans ses peintures, transforme l’objet mondain, en l’espèce les conduites métalliques de douche, en symbole d’une réalité transcendantale. La pomme de douche est à la fois rationnelle et fantastique. Elle devient un fonts baptismal de spiritualité, de régénération et d’hygiène. La douche est pour Moretti la source d’une héroïque pureté raciale. Les couloirs deviennent rapides et libres, les colonnes athlétiques et agiles, et l’espace est peuplé par une race de nus miroitants, rafraîchis par le rituel aquatique purifiant de la douche. Le classique est mêlé au moderne, les athlètes du gymnase antique avec les guerriers de l’avenir fasciste.

L’Accademia Fascista di Educazione Fisica était une institution d’enseignement supérieur dépendante de l’ONB (Opera nazionale Balilla) du hiérarque Renato Ricci. Les moniteurs qui y enseignaient la gymnastique étaient appelés à mettre en œuvre la réforme de l’enseignement, qui mettait la forme physique au centre des études. Le mandat de l’ONB consistait non pas à entraîner l’élite sportive, mais à diffuser le plus largement des programmes de mise en forme physique. Les sports de compétition cédaient la place aux démonstrations de gymnastique synchronisée. Le « saggio ginnico » est une démonstration de compétences, un mode d’examen scholastique, où « gymnos » renvoie au grec ancien « nudité », et plus particulièrement aux sports destinés à concentrer le corps sur ses parties essentielles, sur ses fonctions essentielles. Les exercices, synchronisés, étaient accomplis par équipes. Un simple coup d’œil suffisait à repérer tout écart, puisqu’il embrassait l’alignement de tous les membres du corps organisé selon les chorégraphies machiniques des exercices. Le terme de « coroginnico » employé pour décrire une démonstration de gymnastique à l’ONB renforçait la différenciation décisive par rapport à la compétition, qui caractérisait le sport d’élite. Le « saggio ginnico », accompli sur le mode du rituel par les professeurs autant que par leurs élèves, instillait « la discipline de la volonté et la formation du caractère du citoyen qui a besoin de savoir comment reporter ses propres énergies dans le collectif […] en pleine connaissance de ce que les plus grandes ambitions sociales imposent la discipline à l’individu, placent les instincts au service du collectif national […] et limitent tout individualisme excessif et dangereux. » [2]

Les jeunes hommes de l’Accademia étaient façonnés par une école de virilité. Le bâtiment dessiné par Enrico Del Debbio en 1928 était construit en béton armé et, bien que gainé d’une petite peau de stuc peint dans un profond rouge pompéien et ornementé par du marbre de Carrare et des statues d’athlètes, les commentateurs ont d’emblée évoqué son apparente « nudité ». « D’un nu chaste et soigné, je dirais que le bâtiment reflète à l’extérieur la fraîche sérénité du for intérieur des adolescents. » [3] D’autres y voyaient une « beauté masculine » [4], « robuste, simple et raffinée » [5] et Luigi Moretti « une maison de verre idéale, dont on voit clairement, depuis l’extérieur, la structure et la fonctionnalité de ses intérieurs. » [6] Les critiques confondaient la forme du bâtiment avec sa fonction et avec la manière véritable dont les corps se déplaçaient à travers ses espaces. « C’est une école qui semble être faite pour que l’on y courre de part en part. On y entend des sonorités joyeuses, car elle est faite pour qu’y résonnent les marches musicales, les clapotis des douches, les craquements des équipements de gymnastique. » [7] L’anthropomorphisme d’une architecture pleine de jeunesse nourrit toutes ces visions. « La fraîcheur des couleurs, la modernité de sa propreté méticuleuse, la formidable lumière du soleil qui perce à travers les fenêtres […] donnent la tonalité de l’environnement parfait d’une jeunesse forte, tout en muscles, en pouvoir de la volonté, et en intelligence. » [8]

L’éducation virile reposait sur un programme scientifiquement rationalisé de théorie et de pratique : anatomie et physiologie, statistique et législation fascistes, principes d’eugénisme et d’hygiène, culture générale et langues, mais aussi cinéma, pour l’analyse des mouvements, et chant choral. En même temps que ces fondements scientifiques, l’étudiant développait son corps par un entraînement physique quotidien rigoureux.

La pression collective à, littéralement, se conformer, à mettre en règle son corps et sa sexualité, se trouvaient renforcée par l’environnement architectural de l’Académie. Le chroniqueur Emilio Malfi, promotion 1939, décrit sa fierté d’être de ce collectif, l’intense camaraderie, l’atmosphère conviviale du repas ou du sommeil, de la marche ou des bains de soleil, pris ensemble. « Une fois bien tannées par le soleil, nos différences morphologiques, que l’on soit de Sicile ou des Dolomites, se trouvaient réduites à leur minimum. » [9] C’était aussi un environnement dans lequel se forgeait le citoyen modèle. Les douches, comme les dortoirs, le réfectoire, les salles de classe et les couloirs, étaient dessinées en correspondance étroite avec les finalités eugéniques portant aux nues le collectif masculin. Chacun des quatre dortoirs abritait cent étudiants, et à l’étage supérieur les fenêtres en double-huit attrapaient les premiers rayons du soleil levant pour, dès l’aube, tirer les étudiants du lit. Dans la tradition des réfectoires monastiques, la communauté entière prenait, rassemblée, son dîner de lentilles, régulé par la diététique. Les toilettes, tout comme les dortoirs, étaient ouvertes, urinoirs et éviers devenant des lieux de mâle sociabilité. Il n’y avait aucune privauté — un mot qui du reste n’existe pas en italien. Les installations sanitaires, célébrées par Moretti dans leurs moindres détails, étaient conçues pour conférer virilité à l’acte de déféquer. Les toilettes assises, dénommées toilettes « anglaises », étaient bannies de l’école car efféminantes. Seules les toilettes « à la turque », sur lesquelles l’homme s’accroupissait de ses cuisses puissantes, étaient conçues comme relevant d’une éducation virile. La mission culturelle héroïque de l’Accademia était ainsi confirmée dans les toilettes et les douches. Les hommes de l’École se douchaient par groupes sur 400 m2 d’espace ouvert, debout dans des structures de béton puissamment articulées, soignées et agiles, sous d’« héroïques » conduites de plomberie. Aucune séparation interne ne divisait l’espace afin que tous les sportifs se forment ensemble au creuset de l’Italien nouveau. Tout écart à la conformité virile, qu’il se manifeste par l’isolement asocial ou par l’inversion sexuelle, était combattu par des espaces ouverts, très bien éclairés, au sein d’une structure ouverte aux couleurs vives et dotée d’équipements rationnellement fonctionnels, potentiellement métaphysiques dans leur inspiration visionnaire. Un environnement de constante surveillance entendait dissuader déviance sexuelle et masturbation, qui étaient comme le montrent les recherches récentes de Lorenzo Benadusi, données pour effets débilitants de la modernité, de la démocratie libérale, de l’individualisme et de la dégradation urbaine [10]. Le bâtiment avançait une stratégie architecturale faite d’espaces austères et lumineux, où les corps accédaient à une nouvelle dimension de puissance. Chaque étudiant « disciplinait ses pulsions même durant les heures de repos, maîtrisait son caractère et le bourgeonnement de sa conscience de citoyen. » [11] Nul ne pouvait se soustraire au regard de ses camarades, comparant, mesurant et affermissant leur masculinité.

Les circuits d’eau courante étaient d’une importance cruciale. « Dans les détails les plus particuliers de toutes les caractéristiques techniques du bâtiment », s’exclamait l’architecte Del Debbio, « la technologie la plus moderne a été largement employée à la fois dans les structures de béton et dans les extraordinaires installations hygiéniques et sanitaires qui desservent chaque jour 500 litres d’eau à chacun des 400 étudiants de l’Accademia. » [12] L’eau et l’hygiène étaient perçues comme dotées d’un impact essentiel sur le corps et l’esprit. « Ici, l’hygiène est un soin capital ; hygiène pour le corps et l’esprit, qui prévient les maladies physiques et morales, puisque l’on vit dans une communauté complexe, dotées de relations hiérarchiques et sociales hétéroclites, qui enseignent l’équilibre et l’harmonie de la vie. » [13] Lors des camps d’entraînement d’été qui se déroulaient chaque année sous la supervision des enseignants-entraîneurs de l’Accademia, les « légions » se douchaient à l’unisson dans des tentes spécialement dressées à cet usage :

« Une centurie prend sa douche sous le regard souriant de Dr Midulla [le directeur du camp], vigoureux promoteur de l’empire de l’hygiène comme source de force vitale. Quelle fusion pleine de vie de ces jeunes voix et de la douce mélodie de l’eau qui coule comme de légers fils argentés, formant d’amples arcs de fraîcheur qui se croisent dans une géniale architecture ! Sous la caresse de ces gouttes qui tombent par milliers, les corps s’éveillent, se dénouent et aspirent à la vigueur, s’émerveillant sous le soleil. Dans les yeux de ces adolescents, il existe une fraîcheur spirituelle impromptue, toute nouvelle... » [14]

Ce reporter mêle à une vision métaphysique un voyeurisme homoérotique. « Les garçons — des garçons seulement, torses nus et tannés — le brun doré de leur peau nue, la clarté des vêtements de sport […], une légion entière à la poitrine nue s’apprête à aller à la douche et chante […], leurs dos ondulant avec leurs voix, un chœur s’élevant avec solennité. » [15] Le torse était le signe de la masculinité fasciste, et faisait l’objet de mesures dressées par le physiologiste et réformateur Angelo Mosso qui y recherchait le signe extérieur du progrès racial de l’Italie. Les activités sportives menées torse nu, mimées par Mussolini lui-même, rappelaient la notion hellénique d’exercice dans la nudité. Cette notion était amplifiée par les sculptures du stade.

Soixante statues colossales de sportifs nus entouraient le stade, montrant les poses dynamiques d’une variété de sports, conformément à l’esthétique du nouvel homme italien : agressif, dur, heurté. Guido Mazza, qui écrivait à destination d’un public scientifique sur la différence des sexes en 1939, avançait que « l’homme viril dans son apparence extérieure […] est fait d’une beauté qui ne tient pas de l’harmonie mais du contraste, pas de la finesse mais de la dureté » [16]. Les statues sont l’épiphanie d’une race renouvelée, rayonnante, blanche et nue, métaphore durable du perpétuel rajeunissement. Qu’il s’agisse du torse nu académique, de la statue d’un discobole nu, d’un Mussolini dépoitraillé faisant les foins, ou des garçons de Moretti sous les douches, la nudité fonctionne comme un instrument d’identité masculine au Foro Mussolini, tout comme l’image sportive ou guerrière de la nudité virile, preuve visuelle d’un symposium aristocratique, était employée dans l’antiquité grecque pour rappeler et confirmer une identité masculine, au cours de rituels sociaux destinés à l’auto-représentation de la classe dirigeante. La nudité fasciste n’est ni absolue, ni achevée comme dans le Männerbund allemand de Hans Suren ou dans l’iconographie purement idéalisée d’une statue de Napoléon par Canova. La malléabilité du corps humain en fait un paradigme fluide au service d’une vision sociale utopique. Formés dans l’environnement architectural rationnel de l’Accademia, modelés à l’image des statues lourdement classiques qui entourent le stade, les corps héroïques des étudiants y deviennent le coefficient multiplicateur de l’État fasciste.

Notes

[1Luigi Moretti, « Il Foro Mussolini che non ha paragoni nel Mondo », La Gazzetta del Mezzogiorno (Bari), 18 septembre 1932.

[2Opera Nazionale Balilla, Gare del « Littorio » fra gli avanguardisti d’Italia (27-28-29 ottobre anno 5), Rome, Palazzo del Viminale, 1927, pp. 12-13.

[3Marcello Piacentini, « Il Foro Mussolini in Roma, arch. Enrico Del Debbio », Architettura e arti decorative 12, n°2, février 1933, p.74.

[4« Una delle Meraviglie della Capitale, il Foro Mussolini, palestra della gioventù italiana », Il Giornale d’Italia, 5 novembre 1932.

[5Plinio Marconi, « Sul Foro Mussolini di Del Debbio », Architettura, n° special, 1933.

[6Moretti, 1932.

[7« Foro Mussolini », Il Mattino (Buenos Aires), 1933.

[8« L’architettura fascista al Foro Mussolini », La Provincia di Bolzano, 9 août 1934.

[9Corriere della Sera, 2 octobre 1934, cité dans Emilio Malfi, Matricola 449- : ...sorgeva il sole ...fischiava il sasso, Tra cronaca e storia, Naples, Ist. Grafico Ed. Italiano, 1994, pp. 66-68.

[10Lorenzo Benadusi, Il nemico dell’uomo nuovo, L’omosessualità nell’esperimento totalitario fascista, Milan, Feltrinelli, 2005.

[11R. Marzolo, « Gioventù Italiana del Littorio », in Dizionario di Politica, vol. 2, Rome, ed. Partito Nazionale Fascistan, Instituto della Enciclopedia Italiana, 1940, p.300.

[12Enrico Del Debbio, « Fori », Enciclopedia Italiana, Rome, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, 1938, appendix I, p. 609.

[13Angelo Cammarata, Pedagogia di Mussolini, La Scuola dell’opera nazionale Balilla, I corsi per i capi-centuria e i Campi Dux, Palerme, Trimarchi, 1932, p.34.

[14Ibid., p. 63-64.

[15Carlo Magi-Spinetti, « Campo Dux », Capitolium, 10, n°9, septembre 1934, p.454.

[16Giudo Mazza, Il Paradosso dei sessi, Milan, Alfieri, 1939, cité dans Benadusi (2005), p. 19.