Vacarme 45 / lignes

réévaluer le populisme

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La lutte de classe incarnée dans le « communisme réel » à l’Est fut la barbarie. La politique des minorités et des petits récits fut un échec. Comment alors ne pas désespérer de la politique et se retirer du cirque populiste auquel semblent parfois se réduire nos démocraties désabusées ? En réévaluant le populisme qui n’est peut-être pas qu’un dévoiement dangereux ou comique des formes nobles de la politique mais aussi sa vérité essentielle. Une lecture du dernier livre d’Ernesto Laclau, La raison populiste.

Soljenitsyne est mort le 3 août dernier, et on a réentendu les mêmes naïvetés : à lui seul, il aurait ébranlé l’empire soviétique, témoignant de son arbitraire, de sa cruauté, de sa nature totalitaire et de sa structure de classe persistante. L’URSS n’a disparu ni par le cri d’un témoin exemplaire, ni par l’action d’une nouvelle lutte de classes (simples citoyens contre classe bureaucratique), ni par l’effet de la « lutte des zeks » (les prisonniers du goulag), mais parce que l’économie ne fonctionnait plus : ce système n’est mort que de ne pas avoir su se concilier ce que Soljenitsyne lui-même condamnait comme le « bazar commercial » de l’Occident. Voir la longévité de la dictature de Pinochet, ou la Chine : les tyrannies à l’économie ouverte se portent bien, aussi sanguinaires soient-elles.

En revanche, Soljenitsyne eut deux effets massifs sur les intellectuels occidentaux de gauche, français notamment. D’abord, il leur fit honte de ne pas s’être montrés assez lucides : il n’y avait pas d’équivalence dans la barbarie entre le capitalisme libéral et le « communisme réel », incommensurablement pire. Deuxième problème : sous le grand écrivain au courage peu commun pointait déjà un chauvin étrange, apologète du peuple russe et de l’âme slave, de l’orthodoxie et du christianisme européen, de l’autoritarisme, voire de l’antisémitisme et de la xénophobie, contre toute pensée en termes de classes, aussi raffinée soit-elle, bref un curieux populiste « petit-russien ». Dès lors, Soljenitsyne a placé la pensée politique de gauche devant une alternative impossible : soit dénier la barbarie à défaut de pouvoir la nier, soit céder au populisme. L’alternative n’était plus entre socialisme et barbarie, suivant les mots de Rosa Luxemburg, mais entre barbarie absolue et totalitaire et barbarie restreinte et populiste.

Face à un tel choix, beaucoup ont préféré se retirer dans un silence tantôt sceptique (suspendant toute revendication d’appartenance au nom d’une nouvelle scientificité), tantôt mélancolique (rêvant d’un autre peuple : perdu, absent, oublié). Ou dans une sorte de « politique étrangère » comme dit justement Corinne Enaudeau à propos de Lyotard dans Les transformateurs Lyotard, c’est-à-dire tantôt dans un rapport d’étrangeté radicale au champ politique, réduit à de petits récits ou à des témoignages singuliers et désarticulés, tantôt dans un souci exclusif des relations internationales pour ne plus avoir à penser une politique intérieure respirant trop les populismes de droite comme de gauche qui poussent sur les ruines de la lutte de classe et de la notion de « peuple ». Les dérives populistes sont les tombeaux des peuples et de l’esprit.

Annie Collovald nous rappelait ainsi (Vacarme n°37) que le « populisme » a pu changer de sens ces dernières décennies sans en devenir plus aimable. À l’époque de Lénine, il désignait une stratégie de la frange dominée des élites visant à mobiliser le peuple contre ses propres intérêts : bonapartisme, boulangisme, fascisme. Aujourd’hui, c’est plutôt une manière de discréditer les classes populaires, supposées plus sensibles aux idées simplistes, xénophobes, autoritaires : Le Pen au second tour ? La faute aux ouvriers. Il faut fuir ce double sens du « populisme » qui trompe le peuple ou s’abandonne à la bassesse qu’il lui prête, oscillant sans cesse entre mensonge et mépris, manipulation et lâcheté, haine des masses, peur des foules et amour douteux des tribunes et des grandes messes. Quitte pour ce faire, à fuir la politique.

Relevons pourtant le défi, en assumant la double identité que rejette une telle fuite : identité du populaire et du populiste, donc identité du populisme et de la politique en régime démo-cratique. C’est ce que tente depuis des années Ernesto Laclau. Un ouvrage récent, La raison populiste, en donne une excellente synthèse : sous les incantations aujourd’hui vides de la lutte de classe et sous son envers, la technocratie a-politique, le populisme serait la vérité même de la politique, pour le meilleur et pour le pire. Essayons d’en déplier le propos.

la politique tout court

La haine du populisme serait donc une haine de « la politique tout court » dit Laclau. Son premier argument est empirique. On ne trouve pas de mouvement, de discours, ni même de théories politiques qui ne soient d’une manière ou d’une autre populistes, c’est-à-dire qui ne construisent pas l’identité collective et simplifiée d’un « vrai peuple » censé représenter la totalité d’une société face à un pouvoir institué. Cela vaut pour la réforme comme pour la révolution. Quand Lénine énonce en 1917 « tout le pouvoir aux soviets », alors même que ceux-ci n’en ont à peu près aucun, c’est un slogan populiste, aussi pur que celui de Perón en 1945 : « c’est Braden (l’ambassadeur des États-Unis) ou moi. » On peut remonter ainsi jusqu’à la Révolution française : « tout le pouvoir au peuple », c’est le slogan des sans-culottes, mais c’est aussi celui des Montagnards et, d’une certaine façon, celui des Vendéens révoltés : « tout le pouvoir au peuple sous le roi » contre les riches républicains des villes. Le populisme travaille chaque révolte particulière qui cherche à s’étendre, chaque processus révolutionnaire, chaque processus électoral. De ce point de vue, si les mouvements spécifiquement populistes aiment à se présenter comme ni de droite ni de gauche, c’est parce que le populisme naît aussi bien à droite qu’à gauche, énonçant la vérité même du politique : il y a surgissement du politique quand les exclus d’un système (ou ceux qui se ressentent tels) prétendent incarner le tout du social ; c’est-à-dire quand les deux sens étymologiques, de peuple coïncident quand la plebs (l’ensemble des démunis ou des exclus, la particularité concrète) prétend incarner la vérité du populus (l’ensemble des citoyens, l’universalité abstraite). Le populisme n’est donc pas une dérive du système démocratique, mais sa vérité première : le surgissement d’un demos à l’extérieur des institutions et des hiérarchies traditionnelles constituant une « frontière antagonique » à l’intérieur d’une société donnée.

Sans cet antagonisme, on n’est plus dans la politique, faite d’oppositions et d’alternatives, mais dans une administration des choses et des individus évinçant toute identité collective et toute possibilité d’alternance. La politique est principe de rassemblement du social sous une identité commune, quoi que symbolique, l’administration est principe de désagrégation de la politique par intégration des individus au sein d’institutions particulières. La politique surgit donc à chaque fois que les institutions dysfonctionnent et ne parvien nent plus à répondre à certaines demandes sociales qui vont s’agréger en dehors des institutions existantes.

C’est ici que Laclau déploie son second mode d’argumentation. Il n’est plus empirique mais logique et ontologique. Voici sa grande thèse : il n’y a pas de réalité homogène du social, il n’y a donc pas d’identités collectives qui précèderaient leur expression politique (des classes, des intérêts corporatistes, des cultures, des groupes sociaux). Le peuple n’est pas un donné, mais une construction. Il y a, au départ, une hétérogénéité radicale des demandes sociales (de revenus, de liberté, d’égalité, de justice, de logements, de papiers, etc.), qui ne coïncident ni ne communiquent a priori. Celle-ci n’est pas une contradiction ou une différence qui pourrait se réconcilier suivant un procès dialectique de type hégélien ou marxiste ; ni même une multiplicité, à la manière de Deleuze ou Negri, qui suppose une communication souterraine et spontanée. C’est un chaos de demandes sans rapport.

La politique ne naît alors que par un triple processus, qui est un triple coup de force.

1. Une « mise en équivalence » des demandes hétérogènes par désignation d’un ennemi commun : les riches, les nantis, le gouvernement en place, le système. On passe ainsi de revendications localisées à une première identification collective : « eux » et « nous ».

2. Cet antagonisme négatif prend la forme d’une identité positive quand il passe d’une lutte contre à une lutte pour l’hégémonie au sens de Gramsci : une « guerre de positions » pour conquérir les postes de commande de la culture dominante (médias, école, représentations politiques).

3. L’intuition stupéfiante de Laclau consiste alors à identifier la théorie gramscienne de l’hégémonie à la théorie lacanienne de « l’objet a » : l’hégémonie, c’est l’objet a, c’est-à-dire un objet quelconque et partiel qui vaut pour le tout en cristallisant les désirs et passions hétérogènes, un « signifiant vide », une « opération par laquelle une particularité prend une signification incommensurable avec elle-même ». Ne signifiant rien, cet objet peut s’incarner dans n’importe quel homme ou femme, indépendamment de ses compétences et de ses positions passées. C’est pourquoi il s’agit bien de « populisme » : le peuple est un signifiant vide.

vertus de la raison populiste

La force d’une telle analyse tient à ce qu’elle ne constitue nullement une apologie du populisme faute de mieux. Réévaluer n’est pas réhabiliter. Le populisme est radicalement inquiétant. Simplement, il n’y a pas de « mieux ». Dès lors l’enjeu devient de comprendre comment fonctionne la vérité du politique identifié au populisme pour cesser de se nourrir de déplorations ou d’incantations vides. Dans ce cas, le vide est vain, alors que dans le populisme il est constituant, généralement pour le pire faute de l’avoir compris à gauche. Autrement dit, les vertus de la raison populiste ne sont pas les vertus du populisme. Mais elles sont très saisissantes. On peut en relever quatre, qui obligent à reconsidérer nos conceptions ordinaires.

1. Il faut réévaluer nos concepts de « vague », d’« imprécis », de « simple ». Ce ne sont pas des défauts, mais les constituants de l’action politique. Toute politique procède par constitution d’une identité vague, en traçant une frontière imprécise à l’intérieur de la réalité sociale, et ce à partir de slogans simplifiés. La grande force de Laclau est de retrouver la force du « simple » propre aux pensées classiques dans les formes vagues et imprécises de notre modernité. Descartes ou Spinoza avaient bien vu que la force et la liberté reposent sur un retour au « simple », mais ils le pensaient sous la forme de « natures simples », claires et distinctes. Au contraire, dans la politique moderne, force est de reconnaître que le simple ne peut se conquérir que par le vague, l’imprécis, l’indistinct, brisant ainsi toute frontière entre le simple et le simpliste, en pratique comme en théorie. Il n’y a pas de politique sans simplification. C’est son danger constant, mais aussi sa force vitale.

2. Il faut ensuite comprendre que cette force vitale, c’est l’affectivité populaire. La raison populiste est une raison affective, c’est-à-dire une rationalité endogène aux passions populaires. Se renverse ainsi la conception classique de la politique. Celle-ci n’est pas là pour encadrer, canaliser, raffiner des passions populaires irrationnelles et préexistantes. Elle les constitue tout en se constituant en elles. C’est ce que Laclau appelle « l’investissement radical », recherche d’une « plénitude mythique » toujours manquée et ne s’incarnant que dans un objet partiel, sans laquelle il n’y aurait pas de populisme, mais pas de politique non plus, puisque plus aucune raison de s’investir. La vérité du politique est celle d’une vie pulsionnelle qui ne vit que de n’être jamais satisfaite. Se brisent alors tout surplomb de la théorie et toute philosophie de l’histoire. Comme chez Rancière, il n’y a plus d’un côté des philosophes rationnels et de l’autre un peuple à gouverner : nous sommes tous portés par un investissement affectif qui nous dépasse et nous oblige à faire avec, à chaque fois dans une configuration politique contingente et insatisfaisante, une hégémonie particulière et vide.

3. L’affectivité entendue en ce sens ne va pas sans langage et nomination : les objets d’investissement du politique sont des réalités discursives. Dès lors, il devient nécessaire de réhabiliter la rhétorique. Celle-ci n’est pas la perversion de la politique, comme chez Platon, ni son habit ou son instrument comme dans la conception commune, c’est sa source et sa vérité. La politique naît de la rhétorique, et la raison populiste est une raison rhétorique, là où les éléments fondamentaux de la rhétorique sont la catachrèse (l’emploi d’un terme figuré en lieu et place d’un terme littéral absent : le « pied » d’une chaise) et la synecdoque (la représentation du tout par la partie). Car ainsi naît un « peuple », lorsqu’une partie de ses membres vient s’ériger en signifiant universel. Il y a plus de dix ans, Vacarme avait connu une telle politique « catachrestique » ou « synecdoquique » : « Nous sommes la gauche ».

4. Enfin, la pensée de Laclau oblige à reconsidérer les notions de transcendance et d’immanence. C’est l’un des points qu’il développe le moins, mais on peut l’entendre ainsi. Classiquement, les politiques de droite sont des politiques de la transcendance : elles appellent à se soumettre à une réalité radicalement autre fixant une hiérarchie immuable. Au contraire, les politiques de gauche seraient des politiques de l’immanence, déconstruisant les grandeurs et les hiérarchies, rendant toutes choses commensurables, donc transformables. Or, ce qui apparaît avec Laclau, c’est qu’il n’y a pas de politique sans transcendance ; simplement la transcendance y est toujours manquée. Dès lors, l’enjeu n’est plus de justifier ou de déconstruire les grandeurs, mais de savoir en bien user dans des configurations historiques à chaque fois contingentes, incertaines, imparfaites. À l’horizon se dessine donc une nouvelle politique des grandeurs qui ne soit ni de légitimation, ni de déconstruction, mais d’usage.

On ne peut donc nier la force de cette réévaluation du populisme. Est-on pour autant convaincu ? Non. Et pour deux raisons très simples. En pratique, parce qu’on se retrouve coincé entre Bush et Chávez, Berlusconi et Veltroni, Sarkozy et un parti socialiste exsangue, sans issue. Et en théorie, parce qu’on se retrouve coincé entre Rancière (tous sont éliminés sauf lui) et Laclau. Or, la position de l’un est un retrait aux « bords du politique », pour ne pas mépriser et ne pas guider. Quant à la position de l’autre, cherchant à articuler celle de Rancière avec les mouvements politiques effectifs, c’est finalement celle de conseiller du Prince. Laclau a dépouillé le marxisme de Marx et de la lutte de classe, mais pour conserver la lecture marxiste de Machiavel où le prince, réduit ici au rang de simple objet a, pourrait demeurer idéalement la dupe du peuple. Mais c’est peut-être l’inverse qu’il faut faire : renverser Machiavel et conserver une partie de Marx et de la lutte de classe. C’est en tout cas ce que l’on tentera la prochaine fois.