l’argent, le sens du secret

par

Refusant le postulat victimaire d’un féminisme dominant pour qui la Cause — l’abolition de la prostitution — importe davantage que l’amélioration des conditions de vie et de travail des personnes prostituées, Catherine Deschamps défend l’autonomie d’une anthropologie ouverte, située, attentive aux subjectivités et à la pluralité des pratiques prostitutionnelles. Les trottoirs comme terrain et l’argent pour objet de recherche, elle promeut, en retour, un féminisme pragmatique renouvelé qui aurait retrouvé ses capacités émancipatrices.

Vous appréhendez en anthropologue la question de l’argent de la prostitution de rue. Quels sont les apports de ce champ disciplinaire sur cet objet ?

On me l’a beaucoup reproché parce que je ne fournis pas de données économiques. Or c’est un choix délibéré. Sur les trottoirs, toutes les femmes et la plupart des hommes disaient : « Il ne faut pas dire combien on gagne, c’est un sujet tabou. » Même entre elles, les filles peuvent men-tir sur le prix d’une passe… tout en sachant que sur un même lieu, pour un même service sexuel, hormis pour quelques clients exceptionnels, les prix sont à peu près équivalents. Mais ce qui m’intéressait, au-delà de la question de l’argent, était d’interroger le sens de ce secret. On commence à comprendre le monde de la prostitution de rue quand on accepte de sortir du cadre lé-gal, dans lequel nous sommes tous pris. D’où certains malentendus d’ailleurs entre les prostitué-es et certains de leurs alliés politiques. La prostitution est un milieu qui marche partiellement au secret, hors des lois. Certaines choses doivent rester secrètes, parce que la clandestinité a du sens pour le fonctionnement de la prostitution de rue. C’est à la fois une réponse à l’inadaptation du système législatif français, et peut-être un stimulant fantasmatique pour les clients. Le secret dont bruit le monde de la prostitution renvoie des questions à la société dans son ensemble : qu’est-ce que l’idéologie de la transparence, dans la sexualité, en amour, dont nous devrions faire montre avec nos partenaires ? Cette transparence n’est-elle pas une illusion ?

En ce sens, l’anthropologie permet de se décentrer par rapport aux polémiques actuelles. Par exemple, je vois un rapport entre l’infécondité de l’acte sexuel avec une prostituée et l’infécondité de la rétribution financière de ce service. Pour les clients hommes, un rapport avec une prostituée femme est censé rester sans lien avec la reproduction. Y compris lorsqu’ils ne mettent pas de capotes, ils ne se préoccupent pas des moyens de contraception. Il y a dans ce contexte une forme de stérilité de l’acte sexuel. Or l’argent de la prostitution est également infécond. Les lois qui en-cadrent leur activité, notamment les dispositions éléphantesques qui concernent le proxénétisme, font que les prostituées ne peuvent rien en faire à titre individuel sans mettre en danger les personnes à qui elles en donnent. Par la loi, l’argent de la prostitution devient en quelque sorte de l’argent sale… sauf quand, via le paiement des impôts, il gagne les caisses du Trésor public ! Quand on travaille des hypothèses de ce type, on évite d’être trop vite catégorisée politiquement. Le plus fatigant sur ce terrain n’était pas d’aller la nuit sur les trottoirs, mais d’être sans arrêt ramenée, soit par des collègues, soit par des mouvements militants, dans un carcan idéologique. Non que je n’aie pas de position dans ce débat, ni que je ne pense pas aux conséquences politiques de ce que j’écris, mais se donner les moyens de se décentrer est salvateur. C’est d’autant plus nécessaire et délicat qu’au sein même de l’anthropologie, les auteurs se sentent obligés de tenir une position politique, idéologique. Parfois c’est bien, mais d’autres fois, et parce que ces débats sur la prostitution sont très épidermiques, cela empêche de penser véritablement son objet. Actuellement j’essaie de rencontrer des personnes pour qui l’argent de la prostitution est résiduel et ne représente pas la ressource principale de revenus. C’est une problématique circonscrite, mais ces situations atypiques ont des choses à nous apprendre sur la prostitution, au-delà des grands schémas politiques ou moraux.

Que nous apprennent-elles ?

Pour ces personnes, la prostitution permet une réalisation personnelle par delà la prostitution. Je pense notamment à une femme âgée, qui touche une petite retraite, pour qui la prostitution est un moyen de garder un rapport aux hommes et à la séduction. Elle est payée, et c’est important qu’elle le soit, mais pour elle la prostitution permet d’abord le maintien d’une sexualité. S’il n’y avait pas cela, elle ne se sentirait plus autorisée, elle ne participerait plus au marché de la séduction. Je pense aussi à un garçon, assez jeune, qui s’est prostitué un court moment dans la rue, puis qui utilisait les téléphones publics — afin ne pas utiliser son propre portable — pour entrer en contacts avec des clients. Ce garçon travaille par ailleurs, il a un bon salaire. Mais il décrit dans la prostitution ce qui lui a permis de réaliser son homosexualité à Paris. Il y a là un double rapport, à l’homosexualité et à la grande ville. La prostitution a été pour lui un média, dont d’ailleurs il n’arrive pas à se passer aujourd’hui.

Un relatif secret entoure donc les prix dans la prostitution de rue. Comment sont-ils fixés, négociés ?

Selon les lieux, il y a de grandes tendances. Sur les maréchaux, dans les bois, c’est moins cher qu’à l’intérieur de Paris. Ensuite c’est beaucoup à la tête du client. Le petit livre de Grisélidis Réal, Carnet de bal d’une courtisane  [1], montre bien cette variation, alors quelle est censée faire payer chaque pipe au même prix. Globalement, il y a deux grandes situations. Lorsque les clients arrivent pour la première fois, le prix proposé dépend de l’idée qu’elles ou ils peuvent se faire de leur fortune. Et puis il y a les habitués ; une fois qu’un prix a été déterminé, à pratique égale il restera le même. Lorsque j’étais avec les filles sur les trottoirs, des hommes s’arrêtaient en voiture. Elles annonçaient leur prix d’abord. Ce prix était variable, fonction de la taille de la voiture ou de choses de ce type, parfois très élevé pour dissuader les clients qu’elles ne sentaient pas. Les négociations sont rarement longues. Beaucoup de clients redémarrent en trombe. Les échanges sont courts.

La prévention est-elle un aussi objet de négociation ?

Les clients sont rarement les amis des prostituées. La plupart d’entre elles se protègent. La capote sert d’abord à mettre une distance symbolique et physique avec un homme qui leur est étranger. Mais des clients demandent des rapports non protégés. En proposant de payer plus, d’autant plus souvent qu’ils estiment, à tort ou à raison, que la prostituée est fragile : par exemple aux jeunes femmes d’Europe de l’Est, d’Afrique anglophone, et sur les maréchaux davantage qu’avenue Foch ou à l’intérieur de Paris. En même temps, les femmes du XVIe arrondissement me racontaient que si, pour elles, la prévention a été respectée correctement par les clients pendant longtemps, elles observent aujourd’hui un relâchement, un retour des demandes de passes non protégées, qui correspond d’ailleurs au relâchement de la population générale. Ensuite, dans la rue, il faut gérer de possibles agressions. Les prostituées apprennent vite à utiliser leur corps pour repousser. Pour attirer, évidemment, mais aussi pour repousser. Par exemple en s’approchant trop de quelqu’un pour lui faire peur. En apprenant à en imposer par la voix, en criant. Je pense notamment à certaines jeunes femmes roumaines, que j’ai vu arriver. En l’espace de six mois, leur attitude corporelle a totalement changé. Le corps est un hameçon, mais aussi une arme.

Y a-t-il donc une forme de sélection du client par les prostituées ?

Oui. Bien sûr, certaines ont plus ou moins le choix. Plus ou moins aussi d’indifférence au client. Quelques femmes, plutôt atypiques, me donnaient le sentiment de se moquer totalement d’avec qui elles partaient. Que la peur leur était étrangère. Mais la plupart savent très bien ce qu’est la peur. Une manière de choisir consiste à demander un tarif trop élevé, ou à ne pas accepter de négocier. Être attirée ou non par le client ne les préoccupe pas tant que ça, mais des éléments peuvent les inciter à s’en méfier ; les prostituées disent qu’elles acquièrent une sorte de flair.

Les hommes et les femmes prostitués développent-ils des stratégies similaires ?

Dans la rue, les prostituées femmes ont un discours parfois très traditionnaliste sur la sexualité. La vie privée est le lieu de l’amour où on a un homme, le trottoir c’est autre chose. Il faut distinguer. Les choses sont différentes pour les garçons. Ils ne se disent pas tous gays, mais ont baigné dans des milieux où les discussions sur la sexualité sont plus fluides. Chez les hétéros, c’est dur de faire reconnaître à un homme qu’il est parfois client ; ça l’est moins chez les gays. Les femmes changent quasiment systématiquement de tenue entre le trottoir et le reste du temps, certaines utilisent des perruques. La plupart changent de prénom. C’est beaucoup moins le cas pour les hommes. La volonté de séparer, de fait, est moins forte. Reste la question de savoir ce qu’elles font quand elles prennent leur pied. C’est tabou, mais ça arrive. Là aussi, c’est moins tabou chez les garçons. Pour les femmes, le discours officiel, c’est : « On ne prend jamais notre pied avec un client ». Les garçons, eux, disent « Oui, parfois ».

N’est-ce pas aussi une question de professionnalisation ?

Si, notamment parce que les femmes peuvent durer dans la prostitution de rue très longtemps, ce qui n’est pas le cas des hommes. Pour les hommes, 35 ans, c’est très vieux. Je n’ai jamais rencontré de garçon qui était depuis plus de dix ans dans la rue. Les carrières sont très différentes, et effectivement les femmes incorporent peu à peu des modes de fonctionnement spécifiques. La question de la professionnalisation est aussi intimement liée à celle du territoire en général, et du trottoir en particulier. Les trottoirs sont des territoires très identifiés. Ces quatre mètres carrés sont à telle personne, ces quatre autres à telle autre. C’est flagrant dans certaines rues parisiennes. Les filles peuvent se rendre visite, à deux portes cochères de distance : « Tiens, je vais aller voir untelle », sur son espace. Les tensions, qui sont fortes entre prostituées, et qu’on a tendance trop vite à considérer comme de la violence, sont aussi une manière de cons-truire son identité en relation avec un territoire particulier, que rien n’officialise. Le conflit est par-fois nécessaire. Cette dimension disparaît très largement sur Internet, et certaines prostituées de rue font part sur des listes de discussion de leur inquiétude d’un risque de déprofessionnalisation. Internet permettrait à n’importe qui de débarquer, et perturberait un certain code de la prostitution. Cela transforme aussi le collectif : sur le trottoir, elles et ils se connaissent ; sur Internet moins.

La loi de sécurité intérieure (LSI) a-t-elle elle aussi eu un effet sur ces territoires ?

Après 2005, je n’ai pas fait à proprement parler de terrain, si ce n’est comme tout le monde en me promenant dans différents endroits. Il me semble évident que, dans un premier temps, la loi a eu pour effet de « nettoyer » les trottoirs de Paris. On a beaucoup dit qu’il y a aurait eu des dé-placements en banlieue, notamment dans les grandes forêts… C’était vrai au début, mais le mouvement a été ponctuel. Par ailleurs, il y a toujours eu de la prostitution dans les bois de Fontainebleau, de Melun. Je connais des prostituées qui ont tenté d’y aller : elles sont revenues très vite. Outre la distance, l’insécurité y était trop forte. Les passages y sont aussi moins fréquents. La LSI a aussi participé à la « blanchification » de la prostitution de rue à l’intérieur de Paris ; elle a servi à expulser beaucoup de personnes. Mais si elle a sans doute contenté les riverains, elle n’a contribué ni à réduire la prostitution dans son ensemble ni à lutter contre les situations de contraintes : la prostitution s’est transformée, elle s’est dispersée, d’autres supports ont été investis et beaucoup des jeunes femmes étrangères ont été simplement « déplacées », par exemple en Espagne.

Vous défendez une certaine neutralité du regard anthropologique mais, dans d’autres arènes, vous prenez des positions politiques claires. Comment cela s’articule-t-il ?

Je ne défends pas tant la neutralité d’un regard anthropologique — je n’y crois pas trop — que la nécessité, pour la recherche, de poser des questions tous azimuts, indépendamment des carcans idéologiques, et de partir des réalités concrètes. Mais cette première étape, indispensable à mon sens, n’empêche pas ensuite de réinvestir le terrain politique. Or la prostitution semble à ce point susciter des réactions épidermiques que même des chercheurs se mettent à parler à tort et à travers, en jouant de leur statut pour faire autorité, mais sans avoir jamais vu une prostituée de leur vie. Sur un certain nombre d’autres sujets, les gens parlent en connaissance de cause : ils ont approché, discuté, expérimenté, d’une manière ou d’une autre, un monde social, la réalité dont ils parlent est éprouvée, au moins dans certaines de ses dimensions. Sur la prostitution, tout le monde prend la parole sans en passer par cette épreuve minimale des réalités, autant chercheurs que militants. Cela me rend furieuse. J’ai été si heurtée par les discours sur la prostitution de la plupart des grandes associations féministes « historiques » en France, que j’ai souhaité avec quelques autres, hommes, femmes, hétérosexuel-les, homosexuel-les, prostitué-es, journalistes, chercheuses, créer une nouvelle structure, « Femmes publiques ». Nous tentons de porter un regard pragmatique sur la prostitution, de partir des expériences et des compétences des prostitué-es pour agir et lutter contre les propositions sécuritaires telles que la LSI. Parce qu’on peut se demander, si on est sensible à la nécessité, comme se le disent pourtant souvent les féministes, de partir de la parole et de l’expérience des acteurs et des actrices, pourquoi cette « méthodologie » est refusée à certaines catégories de la population, comme les prostituées mais aussi les femmes voilées, qu’elles enferment dans la case « victime » pour mieux les faire taire. Ce blocage renvoie sans doute au rapport à la sexualité et au corps. Il est dur de s’avouer que dans toute sexualité, il y a des formes de négociations et d’échange. Or la prostitution le rend visible. Elle montre que la sexualité n’est pas hors du social, et renvoie aux autres les processus de sacralisation qu’ils/elles ont mis en œuvre. Le fait par ailleurs qu’on ne puisse aborder la prostitution en France qu’en termes de genre et de domination masculine, ou à l’inverse de libération des femmes, m’a longtemps crispée. Ces approches bloquent en partie le débat. Plus exactement, el-les empêchent de le voir autrement. La prostitution est traversée par des pouvoirs contradictoires, qui fonctionnent et s’affrontent, sans nécessairement avoir à voir avec les rapports hommes-femmes. Il faut repenser librement nos objets pour, dans un second temps, élargir et refonder les débats politiques sur la prostitution.

Post-scriptum

Catherine Deschamps & Anne Sourys, Femmes publiques : les féminismes à l’épreuve de la prostitution, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

Notes

[1Ce carnet était une sorte de petit répertoire où Grisélidis consignait par ordre alphabétique les prénoms de ses clients, agrémentés de leurs us, coutumes, petites manies et du prix de la passe.