Vacarme 16 / Arsenal

la cantatrice fauve entretien avec Diamanda Galás

la cantatrice fauve

Prostituée kleptomane au sein d’une bande de drag-queens dans les années 1970, égérie de Boulez et Xenakis dans les années 1980, activiste acharnée de la lutte contre le sida depuis le début de l’épidémie, militante pour la reconnaissance internationale du génocide gréco-arménien aujourd’hui, Diamanda Galás est une artiste qui a toujours fui les normes et les conventions. Sa démarche artistique s’inscrit au cœur d’une réflexion militante ; ses concerts sont des expériences acoustiques uniques ; ses interventions publiques des « coups de poing » politiques.

En 1989, dans la cathédrale St. Patrick de New York, le cardinal O’Connor tient ces propos : « Ceux qui sont dans nos rangs et préconisent l’emploi du préservatif vont à l’encontre de la volonté du Seigneur […] Ceux qui ont contracté le sida en raison de leurs pratiques ou de leur mauvaise vie ne devraient y voir que l’expression d’une Punition divine […] qu’ils ont méritée. ». Avec des activistes d’Act Up New York, Diamanda Galás investit la cathédrale St. Patrick, interrompt la messe que célèbre le cardinal et lance : « Cardinal O’Connor, vous avez péché ! » Ce zap lui vaut d’être condamnée à des travaux d’utilité publique, peine qu’elle refuse toujours d’accomplir. Depuis, dans les cafés de l’East Village, les commerçants gardent épinglée la une des journaux de l’époque proclamant : « Our new Maria Callas arrested at St. Patrick’s. »

Côté scène, Diamanda Galás est une grande artiste lyrique. Après des débuts sur scène au piano à neuf ans, des études très poussées de musique contemporaine, elle est choisie par Vinko Globokar, Pierre Boulez et Iannis Xenakis pour se produire dans des œuvres données avec l’Ensemble Intercontemporain et le Brooklyn Philharmonic.

À partir de Cantique pour le Sang des Prisonniers assassinés en 1983, la musique qu’elle compose est profondément imprégnée de ses engagements militants. Les albums (Mask of the Red Death, Divine Punishment, Saint of the Pit, Plague Mass, Vena Cava, The Singer, Malediction & Prayer) approfondissent son travail d’exploration et de variation sur les cris, hurlements, lamentations de toutes les victimes, celles des régimes totalitaires comme de l’épidémie de sida. Quelle est la cohérence de cette révolte ? Quelles sont les armes dont dispose cette artiste en marge de l’industrie musicale ? Julien Magnat s’apprête à réaliser Diamanda Galás vs. The Bible Belt, un documentaire consacré à une artiste qu’il a rencontrée à plusieurs reprises. Cet entretien qu’il dirige constitue une manière d’approfondir son travail.

Vous militez depuis les débuts de l’épidémie du sida. Aujourd’hui vous travaillez à la reconnaissance du génocide arménien. Est-ce un moyen de renouveler votre désir d’engagement ?

D’abord il y a une raison principale qui a modifié ma capacité d’engagement : je dois surveiller de près ma santé depuis que je me bats contre l’hépatite C. Ensuite, en 1991, je focalisais toute mon énergie sur le sida alors qu’aujourd’hui, je travaille en parallèle sur plusieurs projets. Ca ne veut surtout pas dire que je ne travaille plus sur le sida, mais que cela prendra un peu plus de temps avant que je monte sur scène chanter mes nouvelles compositions traitant de l’épidémie. Depuis quelques temps, je m’occupe surtout de la reconnaissance du génocide arménien et gréco-anatolien, un sujet qui doit être abordé (maintenant) parce que jamais la pression n’a été aussi forte sur la Turquie.

Mon père fait partie de cette communauté qui a été massacrée et contrainte à l’exil. J’entends des histoires là-dessus depuis que je suis môme. Lorsque vos parents atteignent un certain âge – mon père a aujourd’hui 84 ans – vous ressentez plus fortement le besoin d’apprendre le plus de choses possibles de leur vie. Le temps était venu pour moi de travailler à cette reconnaissance du génocide. Mais j’y travaillais depuis longtemps finalement, depuis 1980, quand j’ai composé Wild Women With Steak Knives dédié aux victimes de la dictature militaire en Grèce. Lutter contre l’épidémie de sida ou pour la reconnaissance internationale d’un génocide, cela n’en a pas l’air, mais ce sont des causes très proches : la torture, l’incarcération et l’isolement sont communs aux épidémies et aux génocides.

Quelles est la portée de la reconnaissance du génocide arménien par le Parlement français ? Quelle est la position américaine ?

D’abord ne nous leurrons pas. Si votre Parlement a voté la reconnaissance du génocide, c’est parce que la communauté arménienne française est importante. Pas parce que ce gouvernement est fantastique. La première conséquence est que l’Italie a emboîté le pas. Si d’autres pays européens font de même, l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne sera liée au fait que les Turcs reconnaissent ce putain de génocide.

Quant à l’Amérique, pitié ! Ce qu’ils entendent par représailles turques en cas de reconnaissance du génocide, c’est de ne pas vendre 3 billions et demi de dollars d’avions de chasse. Notre seul moyen d’agir est de les exposer en permanence dans les médias. Je me sers de la télévision comme d’une arme. Cette année, en tournée en Australie, j’ai donné une soixantaine d’interviews à la télévision et chaque fois j’ai parlé de la reconnaissance du génocide. Je l’ai toujours fait parce qu’autrement, de quoi parler ? De ma voix pendant une heure ? Je trouve ça emmerdant à mourir. Les journalistes australiens avaient des tas de questions à me poser auxquelles je n’avais pas envie de répondre. J’avais des tas de réponses à leur apporter à des questions qu’ils ne posaient pas. Je les laissais donc me poser une question et puis je changeais complètement de sujet pour parler de ce que j’avais décidé de mettre en avant. C’est comme ça qu’il faut utiliser les médias. Vous devez y aller pour dire ce que vous voulez faire entendre. C’est l’un des aspects les plus importants de mon rôle en tant qu’activiste : travailler avec les médias, leur raconter toutes ces choses, les informer sur des sujets qu’ils ne connaissent pas bien, et puis insister, insister, insister…
L’autre versant de mon job militant, ce sont les concerts. Je me produis bientôt avec Defixiones, consacré au génocide arménien, à Los Angeles qui est la « capitale » arménienne des USA. Il va y avoir du monde et je pourrai enfoncer le clou. C’est comme ça qu’il faut vivre : briser toutes ces putains de règles et forcer à entendre, forcer les gens à bouffer la merde qu’ils ne veulent pas bouffer. À mes yeux, ce travail est le pendant de celui effectué avec Act Up sur le sida. Faire partie d’Act Up, cela signifie travailler en groupe, ce qui est une excellente chose. Mais ce que j’ai fait avec eux n’est qu’une partie de mon travail autour du sida. Il faut travailler aussi en tant qu’individu, parce que vous pouvez faire d’autres choses.

Vous donnez un concert de Defixiones à Strasbourg cet automne ? Est-ce qu’il s’agira du même concert que vous avez donné pour la première fois au château de Gravensten en Belgique ?

Apparemment, je viens à Strasbourg en novembre. Mais avec une version différente parce que l’ensemble a beaucoup évolué de tournée en tournée. Je voudrais faire un concert en deux soirées : Defixiones et La Serpenta Canta. Cela me permet d’aborder des choses sérieuses et puis mon répertoire de drag-queen. Voix et piano… Il y a une nouvelle chanson de Marlene Dietrich que j’intègre à La Serpenta Canta. Elle s’appelle Cherche la Rose. Mon dieu, je l’adore. Quelle putain de salope perverse Marlene Dietrich !

Voilà qui nous amène à la musique. Que pensez-vous de l’idée d’Elton John de chanter en duo avec Eminem ?

Je suis une des rares personnes qui ne détestent pas Eminem. L’industrie du rap est corrompue, stupide et il se trouve qu’il est l’un des seuls à avoir des paroles vaguement intéressantes. L’autre soir, quelqu’un demandait à Eminem : « Détestez-vous les gens de couleur ? » Il a répondu : « Vous avez raison. Je déteste les noirs. Je déteste les jaunes, je déteste les marrons, les rouges et les blancs. » Tout le monde se doit d’être si politiquement correct ; tout doit être politiquement correct. Cela m’ennuie. Il se trouve que j’aime bien Eminem. Maintenant, tout le monde pourra dire que Diamanda Galás est homophobe parce qu’elle aime Eminem.

Concernant Elton John, c’est à peu près la seule chose qu’il ait faite sur laquelle je n’ai pas vomi. Quand il a décidé de faire son coming out, j’ai pensé : « Chéri, trop insignifiant… Trop tard… Trop bête… Tout le monde s’en fout. Chéri, tu aurais dû le faire quand tu avais une meilleure gueule, parce que maintenant plus personne ne veut t’enculer. » J’ai vraiment une manière un peu tordue d’envisager les choses, car il fait réellement beaucoup de choses pour la lutte contre le sida.

Si Eminem prétend détester tout le monde, ses chansons n’attaquent ni les noirs, ni les juifs, deux cibles sur lesquelles on peut difficilement taper en Amérique…

Sur ce point, Eminem est effectivement lâche. Il s’arrange pour n’attaquer que des gens sans défense, qui n’auront aucune influence négative sur sa carrière. C’est une faiblesse majeure de son personnage. Je trouve ça pourri : les gens qu’il prétend critiquer à travers ses chansons sont vraiment les derniers qui pourraient nuire à sa carrière. Si un chanteur blanc montait sur scène et déclarait : « J’emmerde les juifs, j’encule les blacks. », tout le monde dirait : « Oh non ! C’est intolérable ! » Ce que vous dites à propos d’Eminem est vrai, il est sur un terrain hasardeux.

L’épidémie de sida en Afrique mobilise-t-elle les artistes afro-américains ?

Je connais quelques membres de la communauté noire qui ont fait des trucs autour du sida, mais je ne dirais pas que le sida constitue une priorité pour ces artistes. Ce sont même quasiment les derniers à l’avoir fait…

Nous devrons attendre avant de voir Whitney Houston donner un concert en Afrique ?

Oh, pitié ! Nous savons bien combien cela coûterait à ces gens d’aller chanter en Afrique pour la lutte contre le sida. Ces gens veulent d’abord paraître honorables. C’est ça que je trouve étrange dans ces concerts et autres actions caritatives : tout le monde cherche à avoir l’air tellement honorable. Pourquoi sont-ils tous préoccupés par leur image ? Si vous êtes une traînée, habillez-vous comme une traînée, parce qu’on n’est pas là pour parler de vous, mais de l’épidémie. Je ne sais pas ; je dois vraiment me creuser la tête pour trouver des artistes célèbres qui s’impliquent sincèrement dans ces projets. Je suis peut-être très cynique.

Vous n’en voulez pas à l’industrie musicale d’être si peu activiste ?

Si, bien sûr, et depuis toujours. Mais je crois qu’en vouloir est trop fort, les concernant. Je n’attends vraiment rien d’eux et je n’ai jamais eu de respect pour ces gens. Je ne considère pas que j’appartiens à l’industrie musicale. Je suis totalement indépendante de toute cette merde. Je vends mes propres disques d’abord dans mes concerts et mes tournées… Et puis avoir mon propre site web est une chose importante dans mon travail. C’est presque gratuit et les gens peuvent y lire ce que je fais, où je me trouve, où ils peuvent me voir, où me contacter, etc. J’ai mon propre business. J’emmerde l’industrie musicale U.S.

Jusqu’à Malediction and Prayer en 1996, un album sortait chaque année. Depuis rien. Cela devient-il plus difficile pour une maison de disques de sortir vos albums ?

J’ai donné beaucoup de concerts ces dernières années. En faisant tous ces concerts, premièrement je gagne de l’argent ; deuxièmement je voyage et rencontre beaucoup de monde. Je préfère que le public ait une expérience live de ma musique. Mais je suis déçue de la façon dont mes disques sont distribués. C’est très dur de trouver la motivation de faire un album quand vous avez une maison de disques qui n’en a rien à foutre. Il devient bien plus intéressant de réfléchir à une façon de vendre mes propres disques et cassettes. Je suis en train de résoudre cette équation car mes disques ne sont distribués qu’à New York…

La plupart de vos albums sont dans les magasins à Paris, notamment à la FNAC…

Vraiment ! Ils les ont ? Je suis en état de choc ! Si c’est vrai, alors je devrais être en contact avec le distributeur qui possède la licence de diffuser mes disques en France. Ce sont clairement les seuls au monde qui font quelque chose pour distribuer mes disques. Les albums sont à la FNAC ? C’est incroyable [en français, ndlr], je n’arrive pas à y croire. Peut-être que cela a à voir avec le fait que je me suis beaucoup produite en Belgique.

Aujourd’hui la sensibilité des Américains – dans la communauté homosexuelle et plus largement dans l’opinion publique – à l’épidémie de sida est-elle la même qu’il y a dix ans ?

Nous avons affaire à des générations différentes. D’abord vous avez la génération de ceux qui ont entre 40 et 50 ans, qui ont eu la chance de vivre assez longtemps pour découvrir les inhibiteurs de protéase et la testostérone, qui prennent ces médicaments et ont la chance d’obtenir de bons résultats. Malheureusement ce que beaucoup de gens ignorent ou feignent d’ignorer, c’est que ces traitement opèrent des changements sensibles au plan physique. Ces traitements ne sont pas aussi simples à prendre que ce que tout le monde croit. C’est quelquechose de très difficile à vivre.

Pour pas mal de gens entre 30 et 40 ans, l’épidémie serait terminée. Même s’ils prenaient des précautions auparavant, ils ne vont plus le faire dorénavant, puisqu’ils savent que s’ils sont contaminés, ils pourront prendre des inhibiteurs de protéase. Certains font vraiment de grosses conneries parce qu’ils n’ont pas conscience des effets secondaires des traitements. Et les médias sont largement coupables !
Vous avez enfin les gens qui ont 20 ans ou moins. Des adolescents. Et eux, ils sont vraiment en train de faire de très grosses conneries parce qu’ils croient que le sida est une maladie de quadragénaire et qu’ils ne l’attraperont jamais. Vous savez, je dis toujours que chaque nouvelle génération voudrait se vanter d’être à l’origine d’une innovation. Et ce qu’ils font, c’est provoquer une mutation du virus qui ne pourra être traitée par aucune tri-thérapie. À San Francisco, on est en train de voir apparaître de tels cas. Quand vous mettez en garde des gamins de vingt ans, ils ne vous écoutent pas… Je n’écoutais rien ni personne quand j’avais vingt ans. Si quelqu’un m’avait dit : « Tu sais que si tu baises avec ce mec qui a une hépatite, tu vas certainement attraper une hépatite  ? » ; j’aurais répondu  : « Vous avez son numéro de téléphone ? » Je ne plaisante pas, c’est probablement comme ça que j’ai attrapé le virus de l’hépatite C.

Quel rôle les médias jouent-ils dans la perception de l’épidémie ?

C’est quelquechose que je dis et que disent quelques amis médecins comme celui qui me suit pour mon hépatite C, un spécialiste s’occupant des protocoles pour des malades atteints à la fois par les virus de l’hépatite C et du sida. Il est très dangereux d’avoir ces deux maladies en même temps parce que les inhibiteurs de protéase n’y vont pas de main morte avec le foie. Le discours cynique des médias est de dire : « Vous savez, si vous avez le sida, vous n’avez aucun souci à vous faire à propos de l’hépatite C… Le sida vous tuera bien avant que vous puissiez ressentir les effets de l’hépatite C… » Comme c’est gentil de me dire ça ! Une chose de moins dont je devrais me soucier !

J’ai observé qu’il existait toujours une corrélation entre le niveau de militantisme dans un endroit donné et la somme d’argent dépensée pour des campagnes de prévention. Si on ne rafraîchit pas la mémoire des gens, si on ne leur tape pas sur la tête et si on ne les menace pas constamment, alors les gens ne font rien, juste parce qu’ils ne se sentent pas obligés de faire quoi que ce soit. Je n’ai pas de chiffres, mais il y a un phénomène de décentralisation du militantisme. Beaucoup de personnes reviennent vers le militantisme, mais sous une autre forme que celle des activistes d’Act Up, en rejoignant des organisations plus pragmatiques comme la Community Research Initiative à New York et l’Aids Research Development à Los Angeles. Beaucoup sont séropositifs ou malades. Si vous ne ressentez pas vous-même la peur du sida, vous ne ressentez pas non plus l’urgence de lutter contre… Ils n’ont rien à voir avec les fonctionnaires du ministère de la Santé.

Mais vous n’êtes ni séropositive, ni homosexuelle et vous passez tout votre temps à défendre des communautés dont vous ne faites pas vraiment partie ?

En général, les femmes sont bien meilleures que les hommes dans ce domaine, et de loin. Malgré tout, il y a une attitude générale de paresse lorsqu’il s’agit d’agir contre l’épidémie. Maintenant en ce qui me concerne, j’ai dû me concentrer bien plus qu’avant sur ma propre santé. Vous savez où est le paradoxe dans tout ça  ? Les gens viennent me dire : « Mais, vous ne travaillez plus sur des projets autour du sida, Diamanda ? » et je leur dis : « Eh bien, en fait, je travaille sur un projet autour de l’hépatite C et l’échéance se rapproche de plus en plus (rires) et je dois vraiment travailler pour sauver ma propre peau en ce moment, alors si je n’accorde pas autant d’attention au sida, j’espère que vous comprendrez, okay ? » Un de mes petits amis m’a quitté à cause de ma maladie. Un jour, il a finalement compris ce que je voulais dire par hépatite C ; il est devenu complètement parano. J’étais en train de manger un truc, il m’a demandé une bouchée et puis s’est ravisé. Je lui ai dit : « Chéri. Tu me dis ça maintenant alors que ça fait quatre ans que tu me baises   ? Mais chéri, comment se fait-il que tu ne sois pas déjà mort  ? Je ne t’ai pas tué  ! ». Parce que je n’avais jamais cessé de le mettre en garde, de lui dire et redire ceci et cela à propos de cette maladie. Au moins, je suis sûre qu’il n’a jamais été infecté. Je préviens tout le monde, mes docteurs, mes dentistes, tout le monde ; je ne laisse plus personne partager ma nourriture, et je fais tout ça parce que je ne vois pas comment je pourrais éprouver le désir de partager cette chose en moi avec le reste du monde. Ce serait si faible… si pathétique… Et pour vous dire la vérité, si masculin… J’ai beaucoup de respect pour le mot compassion. Et je crois qu’il y a beaucoup de gens qui n’ont aucun respect pour ce mot : ils n’en ont jamais entendu parler, personne ne leur en a fait l’éloge, parce que ce n’est pas un concept très macho.

Il y a beaucoup d’ignorance à propos de l’hépatite C.

Je suis allée chez une ophtalmologiste l’autre jour pour me faire prescrire des lentilles. L’ophtalmo est arrivée, elle a regardé ma main et elle a dit : « hum, vous êtes séropositive ? ». Je lui ai répondu : « Non, mais par contre j’ai l’hépatite C, juste au cas où ça vous intéresse… » Elle est retournée dans son bureau, en est revenue avec des gants et un masque de chirurgien… pour examiner mes yeux ?! Ce qui m’a vraiment affligée, c’est que ça m’a rappelé le temps où j’allais voir des gens à l’hôpital et où l’on vous demandait de mettre un masque afin de protéger le malade de vos propres germes. Des images ont défilé devant moi… Le visage de la personne qui vous regarde depuis son lit d’hôpital… C’est horrible, et c’est ça qui m’a vraiment rendue folle. J’aurais dû mordre cette salope et lui dire : « au moins tu n’auras pas mis tes gants pour rien… » Je dois entamer bientôt un nouveau traitement. Cette fois, je dois vraiment tuer cette saloperie de virus.

J’essaie de m’inspirer de tout ce que j’ai pu apprendre sur le sida au fil des années… De l’humour dont font preuve ceux qui arrivent à faire face intelligemment à la maladie. Ces gens ne s’assoient pas chez eux en se lamentant sur leur triste sort. Ces gens ont une vie. Ils s’occupent d’eux-mêmes, mais ils continuent de mener leur vie en même temps. C’est ce que j’essaie de faire. C’est tout ce que vous pouvez faire, d’ailleurs ! Vous ne pouvez pas vous dire : « Oh, je vais juste m’asseoir chez moi, prendre ces médicaments pendant 11 mois et ne rien faire d’autre. » Merde, moi je vais être en pleine tournée, on verra bien ce qui se passera. Y a-t-il beaucoup de gens contaminés par l’hépatite C en France ?

Oui, mais nous n’en entendons pas beaucoup parler. Surtout en ce moment… Les seules maladies qui font la une des journaux sont la fièvre aphteuse et la maladie de la vache folle…

Je ne devrais pas rire quand je pense à la maladie de la vache folle, mais vous savez à quoi je pense chaque fois que j’en entends parler ? Je pense toujours à Demi Moore et à toutes ces pétasses enceintes qui posent nues en couverture de Vanity Fair… Ce sont elles qui ont le virus de la vache folle ! Aux États-Unis, on a une épidémie de salope folle. L’épidémie de la putain de salope hollywoodienne folle… Elles me rendent malade. Tu sais qu’on a souvent parlé de propagande homosexuelle ? Et bien maintenant il y a cette propagande hétérosexuelle où l’on vous fait sentir que si vous ne voulez pas procréer, alors il y a quelque chose qui ne va pas bien dans votre tête.

Il est temps de parler un peu des pédés… Il n’y a pas de raison pour qu’on les épargne ! Ici à Paris, c’est le retour en force des backrooms – il y en a plus de cinquante à travers la capitale. On constate le développement de pratiques sexuelles non protégées comme le barebacking. Il y a eu un débat par médias interposés entre artistes pro-barebacking et des associations de lutte contre le sida comme Act Up-Paris accusées de devenir conservatrices.

Est-ce que ces gens sont séropositifs ? Est-ce qu’ils sont riches ? En ce qui concerne les frais médicaux, vous êtes couverts par la sécurité sociale en France, n’est-ce pas  ? Ma seule réponse à ce sujet est la suivante : étant américaine, j’ai dû mentir pour bénéficier d’une assurance privée… j’ai dû mentir comme une malade… Je l’ai obtenue par une maison de disques en me faisant passer pour une secrétaire. « Vouloir » contracter cette maladie aux États-Unis est un choix onéreux. Quand vous attrapez ce virus, je suis sûre que ça peut avoir l’air assez poétique… C’est comme si vous vous disiez : « Hé, j’ai décidé de prendre de la coke ou du crack pendant le restant de mes jours. » Les gens qui ne peuvent pas se le permettre financièrement ou qui n’ont pas de couverture sociale ne vont pas trouver cela très poétique, je vous assure. Avant de contaminer quelqu’un, vous devriez au moins lui demander : « Chéri ? Tu crois que tu peux te permettre financièrement d’attraper ce machin ? Si tu n’as pas l’argent, tu n’auras plus autant de temps pour dessiner ou pour faire tout ce que tu aimais faire avant, car tu devras dépenser énormément de temps et d’argent chez un docteur pour prendre des médicaments qui te retourneront tellement que tu n’auras même plus envie de baiser. » Vous savez à quoi tout cela me fait penser ? À de l’idéalisme poétique. Cela me fait penser à des artistes qui auraient un peu trop lu Artaud dans leur jeunesse. Le hic pour moi, c’est que la seule raison pour laquelle je peux bénéficier d’un traitement contre l’hépatite C – qui me coûte 3500 dollars par mois – c’est que j’ai menti sur toute la ligne en remplissant le questionnaire de mon assurance privée. Ils demandaient : avez-vous déjà pris de la drogue auparavant ? « Jamais. » Avez-vous déjà séjourné dans un hôpital psychiatrique ? « Jamais. » Avez vous déjà partagé des seringues ? « Jamais. » Avez-vous déjà fait ceci, avez-vous déjà fait cela  ? « Jamais. » J’ai systématiquement répondu « jamais ». Il était impossible à quelqu’un d’être plus « vierge ». Mais je n’ai obtenu cette assurance que très tard ; entre-temps, j’ai dépensé chaque centime que je gagnais lors de mes tournées en frais de consultation, en médicaments. Je n’arrivais même pas à payer mon loyer, je ne pouvais rien faire d’autre… Vous voyez donc qu’aux États-Unis, le scénario est très différent. Vous n’êtes pas couverts pour ce genre de maladie, sauf si vous mentez. Le discours dont vous me parlez me semble ne pouvoir venir que d’écrivains, ce genre de métaphores n’a de sens que pour eux… Si vous êtes pauvre, vous ne pouvez pas vous permettre d’avoir ce type de raisonnement.

Je trouve intéressant de vous entendre dire cela. Pour moi, cette philosophie du barebacking n’en devient que plus choquante, surtout quand on parle de pays qui n’ont pas accès aux traitements, l’Afrique par exemple…

Si ces gens dont vous me parlez veulent parler de l’Afrique, ils feraient vraiment mieux de ne même pas aborder le sujet. Vous savez à qui ces gens me font penser  ? À une bande de putains de libéraux. Et les libéraux, comme nous le savons, sont les pires. Les libéraux sont confortablement assis derrière leur bureau dans une université et élaborent toutes sortes de théories fascinantes. Dommage qu’ils n’aient jamais été enfermés en prison et enculés par vingt mecs. Ils devraient essayer ; ça leur ferait un grand bien de découvrir le sexe, le vrai. Ce truc de tous avoir le sida pour un monde meilleur me semble affreusement romantique, c’est comme : « Oh, vous savez quoi ? Tenons-nous tous par la main, faisons une grande ronde et mourrons ensemble, blah blah blah… » C’est un peu ça qui me dérange dans ces grandes conversations romantiques. Les gens dont vous me parlez me donnent l’impression qu’ils viennent de découvrir la poésie. Maintenant, je suis sûre que ces écrivains doivent compter et recompter leur taux de globules blancs comme des tarés… Ils doivent les recompter jour et nuit.

Les prisonniers ont-ils accès aux traitements dans les prisons américaines ?

Lorsqu’ils peuvent enfin accéder aux traitements, ils sont déjà infectés à mort. La première chose que doit faire un homme en arrivant dans une prison – à moins qu’il ait plus de 50 ans, je parle plutôt des jeunes hommes – c’est de choisir son équipe. Il doit se trouver un « Papa » qui va s’occuper de lui. Sans quoi, il va se faire trimballer de cellule en cellule jusqu’à ce que tout le monde l’ait violé.

En comparaison avec les horreurs que ces prisonniers doivent endurer tous les jours, le sida est vraiment la dernière chose dont ils se soucient. Leur plus grande inquiétude, c’est de savoir s’ils pourront toujours utiliser leur colon pour chier, car ils sont violés de manière très brutale. Il y a beaucoup trop de prisonniers dans les prisons parce qu’ils essayent de les remplir le plus possible ici. Et parmi ces gens, il y a ceux qui ont écopé d’une peine à perpétuité et qui n’en ont plus rien à foutre. Ils n’en ont rien à foutre de tuer un gamin de 16 ou 18 ans. Ils peuvent lui faire subir des choses bien pires que de lui refiler le sida, croyez-moi.

De plus, quand la rumeur court qu’untel est séropositif, des prisonniers essayeront probablement de le tuer parce qu’ils ne veulent pas d’un mec séropo circulant en prison. C’est terriblement brutal. C’est pour cela que je me dis que ces gens dont tu me parles en France, qui envisagent tout ça d’une manière très poétique devraient réfléchir un minimum.

Il y a eu un scandale en France il y a deux ans quand Act-Up a menacé d’outer un politicien de droite qui avait participé à une manifestation anti-Pacs. Même si Act Up n’est pas passé à l’acte, les médias ont parlé de pressions gay, de mafia rose. Nous voulions vous demander si Act Up New York continuait à pratiquer le outing et si vous étiez favorable à ce genre d’action…

Je trouve cela fabuleux même si c’est très délicat. Je l’ai fait moi-même : il y avait l’avocat d’une maison de disques qui n’arrêtait pas de me donner des leçons sur comment tous mes amis pédés allaient crever du sida et pourquoi ils le méritaient vraiment tous. J’ai appelé mes amis du groupe Erasure qui m’ont raconté que ce mec était gay. Et ce n’était pas surprenant. Cela a à voir avec la haine de soi, j’avais un professeur de chant qui était gay et qui n’arrêtait pas de me dire : « Je m’inquiète beaucoup pour toi, Diamanda. Tous ces gays avec qui tu traînes ont une influence très négative. » (rires) Cette vieille corrélation entre homosexualité refoulée et homophobie…

Une dernière question à propos de l’élection de George W. Bush… Pensez- vous que son élection va affecter votre travail d’une manière ou d’une autre ?

Oh, ce type ? C’est l’un des plus grands idiots que le monde ait connu. Que dire d’autre ? Affecter mon travail ? Vous croyez que je gagne ma croûte en faisant des tournées en Amérique ou quoi ?! Quoi qu’il arrive à l’Amérique, cela n’affectera pas ma carrière. Bush est un imbécile, mais Ronald Reagan en était un aussi, alors… Celui-ci est encore plus imbécile parce qu’il ne sait même pas quand il doit fermer sa putain de gueule. Ouais, il est dangereux. Mais encore une fois, la seule chose qui peut affecter ma carrière, c’est si une bombe faisait sauter mon immeuble. Là, je ne pourrais probablement plus chanter…

Diamanda explose de rire.

Post-scriptum

Traduction Julien Magnat

Site de Diamanda Galás