Vacarme 16 / Processus

Un art défunt Entretien avec Rolande Bonnain

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Il y a une effervescence aujourd’hui autour de ce que certains appellent les arts premiers, qui se manifeste à la fois d’un point de vue commercial et dans la volonté dont témoignent historiens, ethnologues et conservateurs de repenser la place de ces arts. Les débats ont pris une actualité toute particulière avec la création, à l’initiative de Jacques Chirac, d’un musée, quai Branly, qui devrait rassembler des pièces provenant, entre autres, du Musée de l’Homme et du Musée des Arts Africains et Océaniens. Le démantèlement de l’actuel Musée de l’Homme provoque des inquiétudes et des mobilisations : Jean Rouch a violemment manifesté sa colère en s’élevant contre la mort d’un musée qui fut un haut lieu de la résistance. Plus largement, c’est bien sûr un rapport politique (colons / colonisés), économique (pays industrialisés / pays en voie de développement) qui est en jeu. Les querelles muséographiques ne se cantonnent pas à des bisbilles internes. Pierre Rosenberg, l’actuel directeur du Louvre, se serait élevé contre l’entrée des objets d’arts premiers dans son musée, au motif qu’ « ils ne parlent pas d’eux-mêmes ». D’autres veulent voir dans la création d’un nouveau musée la volonté de sortir d’un néo-colonialisme en faisant accéder ces pièces au statut d’objet d’art à part entière. Cependant, la voix des pays d’origine se fait mal entendre, soit que les gouvernements prennent des positions peu claires (que l’on songe aux circonvolutions du Nigeria au sujet des statuettes nok achetées par l’Etat français), soit qu’il ne soit pas vraiment question de leur donner voix au chapitre. En définitive, la fascination pour les arts premiers semble participer d’une fascination pour l’origine (un art primitif ?) avec laquelle l’Afrique actuelle n’a peut-être rien à faire. Rolande Bonnain, ethnologue à l’EHESS, s’est penchée sur les collectionneurs d’arts premiers dans un livre à paraître en septembre, L’Empire des masques, (Stock, coll. « un ordre d’idées »). Elle a bien voulu nous aider à éclairer ces enjeux.

Quand on essaie de parler des arts premiers aujourd’hui, il y a visiblement un très grand malaise. On ne sait pas même comment les nommer : arts primitifs, arts premiers...

« Arts premiers » est un terme très flou, cela ne veut rien dire, pourtant tout le monde sait de quoi on parle. Selon les époques, on a nommé ces arts différemment, mais cela reste toujours problématique. Dans les arts premiers, par exemple, on a mis l’art précolombien, qui n’a rien à voir. Les catégories que l’on a utilisées sont toutes datées. On pourrait commencer par dire que les objets d’arts premiers sont des objets de culte qui ne touchent pas aux cultes des grandes religions. Mais il s’agit aussi d’arts qui donnent le sentiment de n’avoir pas été touchés par la critique, d’arts qui semblent spontanés, bien que ce ne soit pas le cas. Ce n’est pas un art brut, c’est une fausse idée sur laquelle nous vivons encore. Mais c’est aussi une catégorie qui fuit : au départ, on ne faisait pas vraiment de datations... Maintenant ce sont des œuvres et des histoires que l’on connaît de mieux en mieux. Au fond ce sont des objets qui pourraient très bien rentrer dans des catégories historiques, celles de « grands empires » etc.

Le musée quai Branly va reprendre les collections du Musée de l’Homme et ce dernier va s’appauvrir considérablement. Cela suscite des débats qui expriment aussi ce malaise général.

Prenons un exemple qui semble nous éloigner du sujet mais nous y ramène en fait : le musée des Arts et Traditions populaires créé par Georges-Henri Rivière a été fondé sur une certaine idée de ce qu’il fallait montrer, et une certaine conception de la mémoire et de l’histoire, sachant que l’histoire n’est jamais non idéologique. Ce musée aujourd’hui n’est plus visité parce qu’il a eu son temps. Tous les musées ont leur temps, parce qu’ils partent d’une certaine idée de ce qu’ils veulent montrer et de ce qu’ils veulent diffuser, dans un moment historique donné. Je crois que la querelle entre les nouveaux du quai Branly et les anciens du Musée de l’Homme est aussi le reflet d’une évolution : l’art est devenu un objet de consommation, ce que montre la constante augmentation de la fréquentation des musées. Le pavillon des Sessions [annexe du Louvre qui abrite actuellement une centaine de pièces d’art premier sélectionnées par J. Kerchache] a reçu six cent mille visiteurs en un an. Il y avait donc un besoin, les gens avaient envie de voir ces objets et de les voir comme des objets d’art. Il est certain qu’ils les percevront un peu comme des coquilles vides ; ils en verront les formes, comme les artistes européens du début du vingtième siècle, mais ne verront pas leur place dans les rituels, dans les histoires... On ne savait rien, au début du vingtième siècle, au sujet de tous ces arts. Mais je crois que le musée du quai Branly va essayer de replacer ces objets dans les croyances et les représentations dont ils sont issus. Ce nouveau musée manifeste aussi le changement d’optique qui s’est opéré à l’égard de ces œuvres.
Prenez l’exemple du plus grand penseur de l’ethnologie dans ces cinquante dernières années, Lévi-Strauss. Il s’intéressait à des choses très abstraites, aux représentations du monde, aux systèmes de pensée, et il était par ailleurs un très grand collectionneur d’objets. Les chercheurs lui ont emboîté le pas, dans les années soixante, mais en travaillant seulement sur ces abstractions, et c’est une nouvelle génération de chercheurs qui, aujourd’hui, s’intéresse aux techniques.

Tout d’un coup, Leroi-Gourhan, qu’on avait oublié, est redevenu d’actualité : les techniques renvoient au système cognitif. En 1997, il y a eu une exposition au Musée de l’Homme sur les cuisines du monde qui a attiré beaucoup de visiteurs, parce qu’il y avait ce côté concret. On oublie souvent ce côté concret de l’objet d’art, comme on omet de dire que le Musée de l’Homme a été complètement oublié, pas entretenu, déchiré entre deux ministères, celui de l’Education et celui de la Culture, ses réserves n’ayant jamais été inventoriées parce qu’il n’y avait pas de personnel... Ce musée, Maurice Godelier [qui s’occupait jusqu’à il y a peu de l’aspect scientifique du nouveau musée quai Branly] l’a dit, a été créé en 1937, et n’était pas récupérable pour en faire un musée moderne avec centre de documentation etc. Il fallait le déplacer.

Le fait que ces objets, fabriqués en Afrique, se trouvent maintenant majoritairement hors d’Afrique, constitue une autre facette du problème : cela suscite une interrogation autour d’un retour des œuvres vers ceux qui les ont produites.

Alors que le texte de l’Unesco, signé par la France, préconisait la conservation in situ, la convention Unidroit, qui n’a pas encore été ratifiée en France, pose de nouveaux problèmes. C’est une convention qui semble difficile à appliquer : les collectionneurs devront, si un Etat porte plainte, prouver que les objets ont été achetés en toute légalité pendant cinquante ans au moins, ce qui est compliqué à faire.

Pour l’instant, les seuls signataires sont les pays victimes, comme la Grèce, l’Italie, le Pérou... C’est une tentative intéressante pour freiner l’hémorragie des objets du patrimoine mais elle risque d’être insuffisante et arbitraire.
Le retour est régulièrement réclamé. Cela s’est fait, parfois avec des conséquences terribles : on raconte que des objets restitués par une ancienne puissance coloniale à son ex-colonie auraient été retrouvés ensuite à New-York. Le retour est réclamé pour des raisons politiques, touchant à l’identité et au patrimoine. Mais le rapport au patrimoine est lui-même à interroger. Je me suis souvent demandé ce que représentait une statuette fang pour un sculpteur fang actuel : un modèle, un objet de culte, un objet du passé ? Je ne sais pas. Je sais que lorsque j’ai téléphoné à l’ambassade du Gabon pour demander à la personne qui s’occupait des questions de culture et d’éducation quelle était sa conception là-dessus, elle m’a répondu en me renvoyant auprès d’une mission française.

Qu’est-ce que ces objets représentent pour l’histoire de ces nouveaux Etats ? Est-ce qu’il y a une place pour eux dans ces nouveaux Etats ? Je ne sais pas. Il faudrait réfléchir à une définition du patrimoine africain.

Est-ce qu’il y a des tentatives pour faire des musées du côté africain ?

Il y en a eu qui ont été le fait des puissances coloniales puis des organismes scientifiques. Aujourd’hui, souvent, la difficulté vient de la pauvreté ou de l’état de guerre. Au Mali, des archéologues ont été formés pour pouvoir conserver sur place ce qui a été trouvé dans le sol. Mais au Nigeria, les têtes d’Ifé ont été volées, on les a retrouvées en France, en Italie, en Allemagne ; et quand on les leur a remises, les autorités nigerianes se sont trouvées très embarrassées parce qu’elles sont musulmanes, et ces objets constituent les traces d’un passé animiste, perçu comme archaïque. Au Sénégal, la volonté a été exprimée de faire un musée des arts africains, mais cela n’a jamais abouti, parce qu’au parlement, la priorité a été donnée à un musée des arts islamiques qui n’est jamais sorti des limbes. D’autre part, il y a encore peu de collectionneurs africains, parce que pour cela, il faut qu’il y ait de l’argent, il faut que le pays soit calme ; il faut qu’il y ait l’émergence de classes moyennes.

Le commerce des objets africains a-t-il des retombées économiques pour les pays eux-mêmes ? Pouvez-vous nous dire ce qu’il en est du pillage ?

Il n’y a aucune retombée économique, si ce n’est pour les marchands Aoussa, qui sont musulmans et ont toujours été commerçants. Ils constituent aujourd’hui des intermédiaires obligés. En ce qui concerne le problème du pillage, l’histoire des statuettes nok est assez révélatrice. Elles ont été achetées à Bruxelles, par l’Etat français, alors qu’elles sont sur la liste de l’ICOM (International Council of Museums), c’est-à-dire sur la liste des objets qui ne doivent pas sortir, donc qui ne doivent pas être achetés dans le pays producteur, mais l’ambiguïté réside dans le fait qu’ils peuvent être achetés à l’extérieur...

Si l’on regarde à l’étranger, les pays anglo-saxons semblent avoir déjà accompli un travail de remise en question du regard porté par l’occident sur ces arts. On sait qu’au Louvre, il y a eu des réticences à l’égard de l’entrée d’arts premiers, au contraire.

Il y a des années, un grand marchand voulait donner une extraordinaire collection au Louvre. Cela lui a été refusé. Les esprits n’étaient pas prêts encore à ce que cet art là entre au Louvre. Du côté anglo-saxon, le British Museum, lui, a connu une véritable transformation. Ce musée avait été fait pour montrer la grandeur de l’empire britannique ; mais il y avait également le Museum of Mankind, un équivalent du Musée de l’Homme, qui a été fermé. Il y a quelque temps, on a demandé à un anthropologue de repenser la section du British Museum. C’est un spécialiste de l’Indonésie, Nigel Barley, qui s’en est occupé. Il avait fait venir des Toradja, pour construire un grenier à riz. Il m’a dit que son rêve était de pouvoir le remonter au British pour en faire un kiosque à glaces ! Son but, plus sérieusement, ce n’est bien sûr plus de montrer la grandeur de l’Empire colonial, mais l’universalité de l’art et des artistes. A New-York, au Metropolitan Museum, des objets d’arts premiers sont exposés ; mais c’est un musée privé, enrichi notamment par la collection de Rockfeller, tandis que les collections qui appartiennent à l’Etat en France sont inaliénables et imprescriptibles, c’est beaucoup moins souple. Les conservateurs américains ont fait un travail novateur, comme de faire venir, à l’occasion d’une exposition sur la Nouvelle-Zélande, des Maoris, à qui l’on a demandé l’autorisation de montrer des objets de culte qui venaient de leurs ancêtres. Au musée Field de Chicago, il y a une pièce dans laquelle sont exposés des objets maoris et où il est interdit de rentrer avec des chaussures. C’est une forme de réapprentissage du respect pour les cultures lointaines. Actuellement, dans le cadre d’une exposition en Belgique, sont montrées des pièces réunies par Bernard de Grünne où il a été tenté de retrouver, non pas vraiment les noms, mais la façon et l’origine des différents artistes. Une recherche de ce genre avait déjà été faite aux Etats-Unis pour des artistes Yoruba.

En somme, il se produit aujourd’hui, pour les arts premiers, un mouvement semblable à celui de l’émergence des artistes, comme en Europe au seizième siècle. C’est un art qui devient rare, historiquement daté, puisque les conditions dans lesquelles il a été produit n’existent plus, ni au point de vue des structures sociales, ni au point de vue des systèmes de représentation, ni même au point de vue technique. (C’est d’ailleurs le problème des marchands, qui savent qu’ils jouent sur le marché occidental et qu’il n’y a plus grand chose en Afrique). Les objets vont progressivement s’individualiser, on va essayer de retrouver précisément leurs auteurs, et ils vont finir dans les musées. On peut voir, dans la montée en puissance des anthropologues de l’art, le signe de cette évolution. Après tout, c’est un destin que je trouve normal : les objets d’art, puisqu’ils apportent du plaisir quand on les regarde, doivent être mis à la disposition de tout le monde.

Vous semblez considérer que c’est un art quasiment défunt ?

Oui, parce que les structures sociales, les systèmes de pensées ne sont plus les mêmes. Les collectionneurs me parlent toujours de la règle des quatre A : un objet authentique, c’est un objet fait par un Africain, pour un Africain, qui doit servir en Afrique, Autrefois. C’est un art défunt. Le paradoxe est là : les collectionneurs sont à la recherche d’objets authentiques alors qu’eux-mêmes font partie d’une culture qui a participé à la destruction de ces objets. Je pense en fait que les collectionneurs ont eu le sentiment, en partant à la recherche de productions d’arts premiers, d’aller vers les dernières choses qui n’étaient pas encore découvertes. James Clifford parle de cette capacité de l’Europe de collectionner le monde. Je crois que c’est fini, ils ont fait le tour.