Aime ton prochain, use de ton lointain

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Pour qui ne s’intéresse qu’occasionnellement à la politique française en Afrique, il est impossible d’accorder d’emblée crédit à des démonstrations de « notre » complicité dans le génocide du Rwanda. Loin de l’hexagone, la politique menée en notre nom joue de logiques qui apparaissent paradoxales ou restent invisibles si l’on en reste à un point de vue strictement métropolitain et à une histoire immédiate. Qu’apprenons-nous et surtout que retenons-nous de l’histoire des relations de la France à l’Afrique ? Prenons l’exemple de l’article de Lieux de Mémoire sur l’exposition coloniale de 1931 [1] ; il conclut de manière embarrassée et peu convaincante : le colonialisme est-il une ambition monarchique ou républicaine ? Mettons en avant des éléments d’une filiation lourde qui donne à penser que le « ou » n’est pas exclusif.

Quel ton adopter pour susciter chez le néophyte désir d’appropriation et de débat ? Se poser en Cassandre, comme l’a fait l’agronome tiers-mondiste René Dumont avec énergie et constance ? Son discours a vite été cassé par des contre-discours qui taxaient les passions tiers-mondistes de haine de soi maquillée en générosité [2] et se moquaient des déclinaisons de simplistes préjugés – la perfidie et l’abjection des dominants, la noblesse des dominés. De manière plus nuancée et introspective, G. Balandier a expliqué [3] son espoir d’écrire une anthropologie de la contestation, et il n’est pas rare d’entendre des coopérants civils relier leurs motivations à un certain décalage vis-à-vis de la morale du travail, de la société de consommation.

User d’un ton indigné ? En réaction aux lourdes compromissions françaises dans le drame rwandais, d’autres (ONG Survie, éditions L’esprit frappeur [4] ou Golias) le manient avec un impact non négligeable. Si des stratégies de ruptures et de dénonciations, risquées et ingrates, sont malheureusement devenues nécessaires, il n’est cependant pas souhaitable que toute contestation les imite, à moins de désespérer de tout débat constructif.

Opter pour un ton courtois, propre à installer une confiance mutuelle ? L’échec de Jean-Pierre Cot laisse penser qu’il y a plus pertinent. L’éphémère ministre de la Coopération du premier gouvernement de Mitterrand a d’abord écrit ne pas vouloir juger la politique de ses prédécesseurs [5] « Les rapports Jeanneney, Gorse, Abelin plaident avec vigueur pour la cause [d’une réforme de la coopération], mais restent dans les tiroirs – ou parfois dans les coffres  : on sait que le rapport Gorse fut tenu secret jusqu’en 1981, tant la perspective proposée paraissait hérétique Il a fallu l’arrivée de la gauche au pouvoir pour […la] mener à bien […] Le texte n’est pas adopté sans mal, et contrairement à l’usage, ne porte pas la signature du président de la République […qui s’est borné à donner] son assentiment tacite. » J.-P. Cot s’autorise plus tard des commentaires plus incisifs : « Le président de la République […] n’a pas pu empêcher la mise en place de la réforme. Mais il a certainement été soulagé lorsque M. J. Chirac Premier ministre a restauré l’ancienne structure en 1986. » [6] Il complète ailleurs : « Le discours de La Baule [ferme invitation à la démocratisation des pays du champ prononcée par Mitterrand en 1990] n’a pas empêché ensuite le [drame du] Rwanda et, plus généralement, la poursuite d’un certain nombre de… mauvaises habitudes. C’est très caractéristique de la politique française – et notamment de celle de François Mitterrand – que de tenir, d’un côté, un discours généreux, d’entretenir des espoirs et, d’autre part, de pérenniser une pratique qui vise exactement au contraire » [7]. Erik Orsenna, rédacteur putatif du discours de La Baule, fait in extremis acte de dissidence, par un article incendiaire dans Le Monde du 24 février 1993, alors que des pogroms préparent le génocide du Rwanda.

En rajouter dans l’étalage des turpitudes ? Non. Les récentes mises en examen de VIP (autour de l’affaire Elf, de l’Angolagate) offrent une visibilité évanescente à certains trafics. Mais donner à entrevoir du sale n’induit pas mobilisation clairvoyante. Surtout quand le sale est identifié à l’argent, sans explication et a fortiori sans remise en cause de l’appui à divers camps de guerres civiles. Des rivalités entre fils politiques de Foccart (fondateur du néocolonialisme français) conjointes à des luttes au sein de l’État (DST/DGSE [8]) ont contribué à rendre plus pénétrant le travail des juges. Si les résultats obtenus ne sont pas uniquement conjoncturels mais sonnent l’avènement d’une plus grande force de dissuasion juridique, on ne peut que s’en réjouir.

Cependant, un juge ne fait pas office d’intellectuel, encore moins de militant. Il n’est pas là pour expliquer ni transformer. Il est peut-être sain d’en passer par une sorte de catharsis collective codée par la justice, dans des mises en scène symboliques où des têtes tombent et où des icônes sont lacérées. Il est par contre conservateur de s’en contenter : sacrifier quelques has-been permet de régénérer de vieilles logiques. L’apathie quasi générale qui précède et suit la catharsis n’est pas seulement le fait déprimant d’une société française médusée par le pouvoir, repue, indifférente, soumise ou cynique. L’affrontement ritualisé gagnerait à être transmué en confrontation plus inventive et lucide. Sous la pression récente du pouvoir judiciaire, des chantres du « réalisme politique » de l’acabit de Pasqua ont pu murmurer que raison d’État et État de droit ne feront jamais bon ménage. Il faut relever le défi d’un autre réalisme.

Pour cela, partons à la recherche d’une généalogie de la realpolitik française et de sa Ve République. Si l’on prend un peu de recul sur une histoire vieille de plus de trois siècles, les débats paraissent trop souvent glorificateurs, elliptiques ou indigents.
De manière sporadique, une littérature hétérogène a donné de quoi s’indigner et réfléchir lorsqu’elle n’était pas ignorée, censurée, ou copieusement contre-expertisée. Quelques rares romanciers, politiques, journalistes [9] et plus récemment universitaires et essayistes se sont attaqués à des tabous politiques à coups de plume qui ont pu faire mouche. Les logiques à l’œuvre n’ont pas été pour autant durablement ébranlées, comme l’illustrent l’échec de J.-P. Cot ou, pendant le Front Populaire, l’avortement du projet de loi Blum-Violette qui visait à rehausser le statut du colonisé algérien.

L’importance de la présence et de l’influence françaises en Afrique répond à des déterminants divers et entremêlés, parfois largement sous-estimés : défense d’avantages catégoriels (solde militaire triplée, etc.), plaisir de la domination, narcissisme, prosélytisme religieux ou idéologique, jeu de la stratégie, entêtements, irresponsabilités. Tout ceci prend racine dans un « grand » passé avec lequel la France n’a pas rompu.

De l’Ancien Régime…

En 1685, le Roi Soleil à son apogée révoque l’Édit de Nantes et promulgue le Code Noir. Cela avalise, systématise et pérennise une traite amorcée au XVIe siècle, qui a gonflé les ambitions du pouvoir monarchique. L’Église fournit le discours de légitimation. Dès 1454, le pape visionnaire Nicolas V, dans une prophétie auto-réalisatrice, autorise l’esclavage des Noirs. Admettre la non comparabilité entre cultures chrétiennes et cultures animistes aurait signifié la non universalité des principes chrétiens : hérésie ! Les Noirs, « ces existences sans essence » devaient être révélés à Dieu. Mission : sauvetage des sauvages. L’exégèse fantaisiste du chapitre IX de la Genèse, selon laquelle l’Afrique noire pouvait être considérée comme la portion d’héritage d’un des fils de Noé, Cham, dont la descendance aurait été condamnée à l’esclavage, fut opportunément ressassée.

S’il est vain de chercher du côté des grands clercs un discours progressiste cohérent, qu’en est-il des philosophes contemporains à la refonte et au durcissement du Code Noir en 1724 pour les besoins de Louis XV et de sa Louisiane ? Le sujet reste à « l’ombre des Lumières » [10]. Et pendant la Révolution ? Le débat demeure timoré. Certes, Brissot et une poignée d’autres personnages moins influents ont fondé en 1788 la Société des Amis des Noirs ; certes ils ont gagné le soutien de l’Abbé Grégoire, Mirabeau et La Fayette. Mais Marat semble être la seule figure historique révolutionnaire à pousser jusqu’au bout son anti-esclavagisme en justifiant le droit à la révolte dans Les chaînes de l’esclavage. D’une part, les Républiques antiques qui inspirent les révolutionnaires étaient elles-mêmes basées sur l’esclavage, où la liberté était privilège de quelques « citoyens ». D’autre part, le commerce triangulaire France-Afrique-Caraïbes scelle une alliance durable entre négriers et propriétaires colons. L’affranchissement proclamé à Saint-Domingue le 29 août 1793 a finalement un goût amer : il s’agit de transformer les esclaves en soldats, le temps de contrer des alliances entre grands propriétaires colons et autres puissances. Toussaint (alias Louverture) s’y illustre comme le premier chef militaire noir, apte à rallier aux bonnes causes une armée d’affranchis, et est même un temps promu général, avant d’être écrasé manu militari avec son armée : la Révolution ne sera pas entachée de « négritude ». L’abolition du 4 février 1794 ressemble finalement à un retrait tactique car le Code recouvre dès 1802 toute sa puissance normative. Bonaparte est alors tout près de son but : la vente en 1803 de la Louisiane aux États-Unis lui permet de financer ses guerres continentales et de devenir empereur en 1804.
La traite, interdite dans sa forme classique en avril 1818, continue au moins jusqu’en 1833. Il faut attendre 1848 et l’éphémère IIe République pour en finir avec l’esclavagisme officiel, grâce à la pugnacité du sous-secrétaire d’État aux colonies Schœlcher et à l’appui d’Arago, Président du Conseil.

Une génération plus tard, la colonisation conduite par la IIIe République est (de nouveau) « vitale », et la vulgate se charge cette fois de populariser, après la cuisante défaite de 1870, le thème du génie national. Les Noirs, « ces existences sans sens » [11], vont être enfin guidés dans le « bon sens ». Nouvelle Mission : « la » civilisation. Plus crûment, le 29 juillet 1885, Jules Ferry, Président du Conseil, clame sans ambages du haut de la tribune de l’Assemblée Nationale que la déclaration des droits de l’homme n’a pas été conçue pour les Noirs d’Afrique équatoriale. Peu de temps s’est écoulé entre l’abolition de l’esclavagisme et la colonisation, entre le Code Noir et le Code de l’Indigénat. Celui-ci marque évidemment un adoucissement relatif du sous-statut juridique, mais les prémisses de légitimation n’ont rien perdu de leur brutalité. Le « spirituel » régresse au profit du discours scientifique, et sa colonne vertébrale philosophique, le positivisme. Le scientifique, avec grande prétention et petite précaution, rend savant un vieux mépris en dissolvant les frontières entre cultures et biologie ; le racisme peut dès lors bourgeonner et se ramifier en divers avatars politiques.

Les colonies françaises d’Afrique noire continentale n’ont jamais été des colonies de peuplement. Les gouverneurs jouèrent tactiquement des conflits endogènes pour maintenir leur domination. Ce faisant, ils rompaient les architectures des pouvoirs autochtones souvent avec une double méconnaissance : aveuglements quant à l’ambiguïté de leurs propres motivations, et ignorance des subtilités des sociétés africaines. « Si les vaincus écrivaient l’histoire de leur défaite, les vainqueurs la liraient sans imaginer un seul instant qu’elle leur parlât de leur victoire. », écrit Sala-Molins à propos du long épisode esclavagiste. La phrase vaut également pour la colonisation. Les conquêtes coloniales n’ayant pas eu à être officiellement déclarées comme autant de guerres, faute d’« États civilisés », le droit de conquête peut se présenter encore aujourd’hui comme un devoir de civilisation. La France ayant une tradition militaire crispée, les archives consultables sont souvent politiquement et 
militairement « correctes ». Culture orale oblige, l’histoire de la colonisation n’a pas été écrite à partir d’archives africaines contradictoires à celles des administrations françaises, ni suffisamment par des Africains.

…au Nouveau Régime

Vue d’Afrique, la Ve République a quelque chose d’une Restauration. La cellule africaine de l’Élysée a multiplié les interventions militaires au nom d’accords de coopération qui, en l’absence de zèle parlementaire, font office d’accords de défense. Le parlement laisse sans contre-pouvoir un exécutif discrétionnaire. L’expression pré carré est souvent utilisée pour qualifier le domaine réservé du Président de la République française. Elle provient de quelques mots de Vauban [12], extraits d’une lettre au secrétaire de la guerre Louvois, datant de 1673 : « Le roi devrait songer un peu à faire son pré carré. Cette confusion de places amies et ennemies ne me plaît point. Vous êtes obligés d’en entretenir trois pour une. Vos peuples en sont tourmentés, vos dépenses de beaucoup augmentées et vos forces de beaucoup diminuées (…) C’est pourquoi, soit par traité ou par une bonne guerre si vous m’en croyez, Monseigneur, prêchez toujours la quadrature non pas du cercle, mais du pré. C’est une belle et bonne chose que de pouvoir tenir son fait des deux mains ».

Les vieilles recettes coloniales sont toujours de mise, dont le fameux « diviser pour mieux régner ». La Grande muette, si elle était plus souvent invitée à débattre avec la société civile, s’imprégnerait un peu plus des évolutions sociétales. Et la société civile, si elle n’ignorait pas superbement que son armée est un acteur de premier plan de l’histoire du pays, donnerait moins souvent carte blanche en terres noires. Le maréchal Louis-Hubert Lyautey, monarchiste, colonisateur du Maroc, organisateur de l’exposition coloniale de 1931, écrivait à l’époque de l’empire officiel : « S’il y a des mœurs et des coutumes à respecter, il y a aussi des haines et des rivalités qu’il faut démêler et utiliser à notre profit, en opposant les unes aux autres, en nous appuyant sur les unes pour mieux vaincre les autres. » Entre 1990 et 1994, des hommes, tels les généraux Quesnot, Huchon – à l’époque cruciale du Rwanda proches conseillers de F. Mitterrand –, et aujourd’hui Kelche ou encore le général Rigot – proches conseillers de J. Chirac sur les affaires d’un pré carré en extension – sont issus de la “coloniale” (ex-infanterie coloniale, devenue infanterie de marine).

L’acte de naissance du néocolonialisme français coïncide aussi avec l’éviction du parlementaire par cet exécutif quasi-
régalien. « Le 26 février 1960, le baron Jaspar, ambassadeur de Belgique en France, sort passablement éberlué d’un entretien avec Maurice Couve de Murville. Le ministre français des Affaires étrangères vient de lui indiquer qu’au moment où Bruxelles s’apprête à reconnaître l’indépendance du Congo-Léopoldville, Paris ne se sent plus lié par l’accord conclu au XIXe siècle entre Léopold II et Jules Ferry quant à toute ingérence dans la colonie belge. Enjeu : le Katanga (actuel Shaba), dont les richesses minières (cuivre, uranium, cobalt, diamants) suscitent convoitises. [13] » En juillet 1960, la France joue Moïse Tshombé, qui proclame la sécession du Katanga, contre le leader indépendantiste Patrice Lumumba. Le colonel Trinquier [14], formé en Indochine, ancien membre du Comité de salut public d’Alger, est dépêché avec des mercenaires ; armes et munitions sont livrées via Brazzaville pour combattre les casques bleus de l’ONU. Le secrétaire général de l’ONU, Dag Hammarskjöld, meurt dans son avion, en octobre 1961, au dessus de la Rhodésie, en se rendant à une négociation pour résoudre la crise. L’affrontement ne prendra fin qu’en 1963. Des compromis, autour de Mobutu, seront jugés très acceptables. Il s’agissait clairement de succéder à la Belgique, contenir les visées américaines, sournoisement tapies dans le « cheval de Troie onusien ». Il est remarquable qu’une bonne partie des forces politiques françaises perçoivent les États-Unis comme les fauteurs de troubles. Qui n’a pas entendu dire en France que Mobutu travaillait pour la CIA ? Il est moins probable que ces militants prompts à dénoncer les agissements criminels et liberticides d’une puissance sur laquelle ils n’ont pas de prise scrutent avec la même vigilance les trajectoires des cartouches de l’exécutif français. La crise du Katanga est importante car elle est le premier monstre qui fera jurisprudence (si l’antinomie est permise) pour la politique néo-coloniale. On retrouvera plus tard Jacques Duchemin, ex-conseiller de Tshombé, promu ministre de l’Information de Bokassa en Centrafrique.

Pierre Guillaumat, fondateur du « contre-espionnage » français (Sdece), convainc en 1962 le général de Gaulle de faire d’Elf un bras séculier d’État : on vise à la prospérité par la militarisation du commerce, en se faisant octroyer, au besoin par la coercition, des contrats exclusifs d’exploitation des ressources naturelles ; comme aux temps coloniaux [15]. Ces entreprises en armes aspirent à disposer de l’usage de la violence légitime en lieu et place des États, jusqu’à être dotées de presque tous les pouvoirs de la souveraineté. La confusion demeure : le groupe Bolloré semble aujourd’hui damer le pion à Elf et se paie comme consultant Roussin, ex-n°2 de la DGSE, ex-ministre de la Coopération.

Pour clouer le bec aux citoyens français qui osent demander quelle politique on mène en leur nom et à leur insu, il suffit presque de dire que ce sont les autres qui ont commencé Certaines expressions sont plus perverses que de simples euphémismes, puisqu’elles véhiculent ce point de vue infantilisant et expéditif : le renseignement , c’est du contre-espionnage, jusqu’à la réforme de Pierre Marion en 1982. La France « défend ses intérêts », elle n’attaque pas les intérêts des autres. Il est vrai qu’elle se sent chez elle, au point qu’un ministre de l’Intérieur, via la coopération gendarmesque et ses livraisons de matériel, y est parfois largement plus influent qu’un ministre des Affaires étrangères.

À posteriori, apparaissent les faiblesses de la mobilisation anti-coloniale. Ce que l’on a appelé le Tiers-mondisme recouvrait (plus qu’il ne regroupait) une foule hétérogène de revendications et d’acteurs. La Conférence de Bandoeng d’avril 1955 fut une tribune importante pour affirmer fermement un non-alignement. Mais comment a été perçu le message en France ? Le mot-même tiers-monde est un indice de la persistance de l’ethnocentrisme : l’analogie avec le tiers-État n’a guère d’autres vertus que mnémotechniques, et permet qu’on disserte doctement à Paris ou ailleurs sur le devenir des « grands blocs géopolitiques » sans un soupçon de connaissance détaillée ; un tiers-mondiste, deux tiers mondains. Pour l’Afrique noire tout particulièrement, les rapports de forces entre indépendantismes et conservatismes coloniaux étant totalement déséquilibrés sur le plan militaire et médiatique [16], il eut fallu des arguments propres à rallier suffisamment de forces politiques et intellectuelles métropolitaines. La rhétorique de la guerre froide, et son « si ce n’était pas “nous”, ce serait l’URSS ou les EU » avait quelque relent nationaliste intimidant, du style : « Êtes-vous un traître à la cause nationale (communiste ou atlantiste) ? » Cela a rendu le débat étriqué. L’exécutif français put donc sans entrave appuyer de manière déterminante tel gouvernement africain ou tel comploteur. Si le système n’a pas pu étouffer le grand fracas de l’Algérie (colonie qui se distingue, entre autres choses, par sa vieille culture écrite, par l’importance de son peuplement européen et par l’embrigadement de simples appelés pour les combats), il est parvenu à rester et même à s’étendre en Afrique noire, grâce à l’action discrète et difficilement intelligible de l’armée de métier, éventuellement de « mercenaires » payés et pilotés par des hommes-fusibles de(s États dans) l’État. Les réseaux occultes de financement et d’équipement des armées régulières et/ou rebelles n’ont pas eu, jusqu’à une date très récente, maille à partir avec les pouvoirs législatif et judiciaire. L’exécutif parisien construit patiemment son « Afrique Latine » ; main dans la main avec les groupes Total-Elf-Fina, Bolloré, Vivendi, Bouygues et l’industrie d’armement – merci la COFACE – dans une communauté d’esprit belliciste, peu encline aux négociations contractuelles respectueuses et équitables.

Depuis les décolonisations de façade, rien de nouveau sous le soleil ? Si : des adaptations. La compétition économique s’est avivée avec les enjeux énergétiques ; les enjeux diplomatiques (fidélisation des soutiens à l’ONU…), identitaires (fervents de la grandeur de la France, complexe militaro-industriel français…) se modernisent et s’imbriquent avec des enjeux de politique… intérieure française. Erik Orsenna a pu déclarer : « Tout le monde sait que les partis politiques sont financés par des détournements de trafic via l’Afrique. L’Afrique sert à blanchir l’argent des partis politiques. » ; et surtout : « C’est scandaleux parce qu’en pervertissant les élites, on fiche en l’air le développement de l’Afrique. Je maintiens que la transparence des circulations de l’argent est un minimum. Le Président y est totalement et farouchement opposé. » [17] Dont acte : la corruption n’est pas ponctuelle, elle est un outil systémique [18]. La loi de financement et d’amnistie de Rocard ne semble pas avoir été suivie d’un assainissement. Le développement fulgurant des flux financiers complique l’affaire.

Une des adaptations majeures consiste à soigner… son image. L’acte de naissance de l’humanitaire post-moderne montre comment la guerre moderne fait écran. Il s’agit de la crise du Biafra. « C’est encore la volonté de puissance en Afrique qui guide Jacques Foccart quand une cinquantaine de mercenaires français (…) apportent leur concours au colonel Ojukwu, qui a proclamé l’indépendance du Biafra, la région pétrolière de la fédération du Nigéria, en 1967. En dehors même de leurs promesses de concessions à Elf, les Ibos catholiques du Biafra (…) ont la sympathie de de Gaulle (…). Le 31 juillet 1968, à peine remis des événements de Mai, le Général déclare qu’ils ont le droit de « s’affirmer en tant que peuple ». Les agents de Foccart se chargent de l’acheminement de matériel militaire, y compris des avions, via le Gabon et la Côte d’Ivoire. (…) Le 23 avril 1969, au cours du dernier conseil des ministres tenu sous sa présidence, De Gaulle [s’entêtait encore à vouloir soutenir un conflit perdu]. Lagos ayant finalement fait preuve de modération après sa victoire en 1970, on peut se demander si toutes les accusations de génocide étaient justifiées et si les fondateurs du sans-frontiérisme (…) n’ont pas été bénis (…) par Foccart. » [19]

Le jeune Kouchner, entre autres, intervenait alors dans la Croix Rouge, contraint par son statut au devoir de réserve. Il rageait de ne pas pouvoir témoigner du « génocide par la faim » que subissait le peuple biafrais du fait du siège de l’armée régulière. Ce que Kouchner et d’autres propagateurs de passions ne semblaient pas comprendre, c’est que la souffrance réelle des Biafrais (plus d’un million de victimes) était amplifiée et prolongée par décision parisienne dans l’espoir que Lagos cède. Le « réalisme politique » consistait à saboter la jeune indépendance nigériane. Celle-ci avait été accordée en 1960 par une Grande-Bretagne suspectée de faire de ce géant régional son cheval de Troie pour des opérations ultérieures. Abandonner à des politiques professionnels, à l’armée professionnelle et aux hauts fonctionnaires l’exclusivité de la réflexion sur les buts de guerre et laisser aux citoyens-amateurs le pathos autorise tous les brouillages. Cette tragédie a fourvoyé les esprits les plus rebelles et instrumentalisé les intentions les moins bellicistes. En d’autres occasions, des figures importantes de l’humanitaire ont réagi, souvent avec pertinence [20]. Mais comment tirer le bon fil de la pelote « devoir/ droit d’ingérence, sans frontière/avec nationalité, oui/non gouvernemental, pour soulager les victimes des catastrophes naturelles/artificielles » ? X. Emmanuelli, après des déconvenues au Rwanda en tant que secrétaire d’État à l’action humanitaire d’urgence, s’occupe désormais du quart-monde parisien.

Les gouvernements français successifs sont parvenus en dépit de quelques cuisants échecs, à se tailler la part du lion, gérée par la françafrique [21]. Un ingrédient nous est servi à toutes les sauces : « La menace anglo-saxonne. » Le pouvoir gagne alors sur deux tableaux : il embrigade ; et surtout il occulte voire nie toute volonté nègre d’émancipation. Le « complexe » de Fachoda (1898) est connu. Livrons deux éléments qui le sont moins. Extrait d’une lettre du Général Leclerc au ministre de la Marine le 9 février 1802 : « Ce sont les États-Unis, qui ont apporté les fusils, les canons, la poudre et toutes les munitions de guerre. Ce sont eux qui ont excité Toussaint à la défense, je suis intimement convaincu que les Américains ont formé le plan d’engager à l’indépendance toutes les Antilles parce qu’ils espéraient en avoir le commerce exclusif, comme ils ont eu celui de Saint-Domingue. » [22]

Quelques mots de Mitterrand, jeune ministre de la Justice de la IVe : « Tous les ennuis que nous avons eus en Afrique occidentale française n’ont rien à voir avec un désir d’indépendance, mais avec une rivalité entre les blocs français et britannique. Ce sont des agents britanniques qui ont fomenté tous nos ennuis. » [23]

La vigilance, si ce n’est la paranoïa anti- « anglo-saxonne », la division des autochtones, l’entêtement jusqu’au-boutiste, l’écran humanitaire, tout cela se retrouve avec le génocide subi par le Rwanda en 1994, qui reste pour une large part un secret de l’État français. La loi du plus fort prime en relations internationales ; seules les causes perdues constituent crime. La défaite de la cause génocidaire n’a pas été nettement acquise, et certaines tractations françaises n’y sont pas pour rien ; avant, pendant et après. L’hypothèse rassurante d’une ordinaire non-assistance à personnes en danger ne résiste pas à l’examen. Selon Patrick de Saint-Exupéry, dont les investigations tranchent avec bon nombre de ses collègues journalistes, il est de « bonne-guerre » que l’État remette à plus tard un exposé honnête. [24]

Que diront les historiens dans cent ans ? Qu’une circulation sans précédent d’informations pointues a pu ou aurait pu rendre désuet le traditionnel refoulement étatique ?

Pour un autre réalisme

En attendant, il s’agira de prolonger et affiner l’analyse des faiblesses, en France, des garde-fous structurels (exécutif dominant législatif et juridique ; fusion des industries militaire et médiatique) et culturels (traitements intellectuel et journalistique).
Outre la carence en vulgarisation de qualité par l’image, on peut regretter les impasses théoriques en matière de régulation de la violence des relations internationales.
Il faudrait encore inspecter sur quelles bases travaille le Tribunal Pénal International – qui ne dispose pas de police propre – suivre de près la lutte contre les paradis fiscaux et leurs liens avec les trafics.

L’articulation souvent tragique entre politiques intérieure et extérieure reste négligée par les historiens. Certains d’entre eux ont donné les instruments du décryptage des politiques publiques de soutien aux entreprises à capitaux hexagonaux qui ont enrôlé de manière coercitive et violente une main-d’œuvre autochtone pour servir des intérêts un peu vite qualifiés de nationaux, ainsi que de quoi critiquer les discours ad hoc. [25] Mais il reste à faire lumière sur une recette à laquelle les élites dirigeantes françaises ont parfois recours pour préserver la paix civile : projeter par dessus bord le trop-plein de vigueur et de fantasme de la nation, ou la frange du petit peuple émeutier, ou l’armée chroniquement frustrée qui réclame de quoi se reforger un moral, ou son noyau dur qui menace d’un coup d’État, ou les branches « aventurières et incontrôlables » des services secrets.

À défaut de critiques étayées d’un lourd passif et à défaut d’une restructuration des forces à l’œuvre, les nouvelles générations de politiciens qui se hisseront à la tête de notre démocratie de représentation risquent fort de continuer à apposer leurs non-dits au non-savoir de la société française, et à opposer une maxime « démocratique », – qui ne dit mot consent – aux contestations isolées. « Nous » avons un génocide sur la conscience. Si les confusions, notamment celle entretenue autour de ce « nous », demeurent encore longtemps opérantes, un devoir de mémoire convoqué tardivement risque d’être une ineptie, sans réparation pour l’Afrique, sans discernement ni leçon à tirer pour la France.

Notes

[1Article de Ch.-R. Ageron, sous la direction de P. Nora, Gallimard, 1997.

[2Cf. P. Bruckner dans Le sanglot de l’homme blanc. Tiers-Monde, culpabilité, haine de soi, Seuil, 1983 ; terrain préparé par certaines contributions, dont celle de J. Julliard, dans Le Tiers-Monde et la gauche, Seuil, Paris, 1979.

[3Cf. préface à la troisième édition de Sociologie de l’Afrique noire, PUF, 1982.

[4Qui a publié Un génocide français, Mehdi Ba ; Un génocide sur la conscience, M. Sitbon ; Le Monde, un contre-pouvoir ?, J.-P. Gouteux ; Le Code Noir, introduit et annoté par R. Chesnais.

[5En plus des précédents ministres de la Coopération, dont le « rwandophile » R. Galley, il faut bien sûr comprendre Foccart – sous De Gaulle et Pompidou – et R. Journiac – sous Giscard – qui ont fait dans la continuité.

[6Extraits du livre À l’épreuve du pouvoir. Le tiers-mondisme, pour quoi faire ? Le Seuil, 1984 et du Monde Diplomatique, janvier 2001. J.-P. Cot reste loyal avec son camp. La restauration date plutôt de son remplacement par M. Nucci, fin 1982. Le ministre nommé en 1986, M. Aurillac, est le futur avocat d’un des ministres du gouvernement génocidaire que recherche le Tribunal Pénal International pour le Rwanda.

[7L’Autre Afrique, 27 janvier 1999. Les espoirs seront notamment gonflés par une rose déposée sur le tombeau de l’abolitionniste Schœlcher au Panthéon pour la cérémonie d’investiture télévisuelle du Président le 21 mai 1981.

[8Direction de la Sûreté du Territoire / Direction Générale des Services Extérieurs.

[9Cf. A. Gide : Voyage au Congo, carnet de route qui est lancé en 1927 par deux articles de L. Blum dans Le Populaire ; puis un an plus tard les reportages d’A Londres pour Le Petit Parisien rassemblés dans La Traite des noirs chez Albin Michel qui sera retitré Terre d’ébène.

[10Titre de la troisième partie de Le Code Noir, ou le calvaire de Canaan, PUF, de Louis Sala-Molins, 2e édition, mai 1988.

[11Sans histoire, sans pro-gramme, puisque sans gramme, donc sans civilisation. Le Sénégalais Cheikh Anta Diop s’est employé à démontrer que la civilisation égyptienne était redevable à l’Afrique noire d’apports substantiels. Ce genre de combat, lorsqu’il ne déborde pas le terrain épistémologique, est fécond. Prenons garde également à l’usage courant du singulier pour le mot développement.

[12Le père de Louvois était Michel Le Tellier, chancelier de Louis XIV qui, avec Colbert, apporta une contribution majeure au Code Noir.

[13Les Fous d’Afrique, p. 215, par J. de la Guérivière, un temps responsable du département Afrique-Asie du journal Le Monde, auteur qui contemple pourtant avec une excessive bienveillance « l’aventure française » en Afrique. Il ne parle quasiment pas du Rwanda ; pour la répression des Bamiléké au Cameroun, il parle de 3 000 morts, contre 300 000 selon l’ONG Survie.

[14Auteur du livre La guerre moderne (1961), sorte de mise en garde militaire contre une « opinion publique mal informée » qui dès sa parution eut droit à une édition américaine.

[15Cf. Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires (1898-1930) - Mouton, 1972, par Catherine Coquery-Vidrovitch.

[16Le Nouvel Ordre Mondial de la Communication , que l’Irlandais Sean Mac-Bride avait tenté de lancer avec l’UNESCO, a accouché d’une critique tardive et minimaliste : Voix Multiples, un seul monde, La Documentation française, (Paris) Les Nouvelles Éditions Africaines, (Dakar) UNESCO, 1977.

[17Télérama du 8 septembre 1993.

[18Thomas Sankara avait voulu rompre avec ce système. La Haute-Volta a été rebaptisée Burkina-Faso, « pays des hommes intègres ». Il a été assassiné.

[19De la Guérivière, Ibid, p. 216 et 291.

[20Cf. R. Brauman, Vacarme n° 4-5. Dans Le Monde du 18 mai 1994, MSF achète une demi-page de publicité pour publier un texte adressé à Mitterrand : « (…) Il ne s’agit pas d’une guerre ethnique, mais de l’extermination, systématique et programmée, des opposants à une faction soutenue et armée par la France. (…) Comment comprendre vos propos trop diplomatiques lors de votre récente apparition télévisée prétextant que “nos soldats ne peuvent devenir les arbitres des passions qui déchirent tant de pays” ? »

[21dont François-Xavier Verschave donne une définition : « La françafrique désigne une nébuleuse d’acteurs économiques, politiques et militaires, en France et en Afrique, organisée en réseaux et lobbies, et polarisée sur l’accaparement de deux rentes : les matières premières et l’aide publique au développement. (…) Le système, autodégradant, se recycle dans la criminalisation. " La françafrique. Le plus long scandale de la République, Stock, 1998.

[22Cité dans Pierre Pluchon, Toussaint Louverture, de l’esclavage au pouvoir, Paris, l’École, 1979, p. 196.

[23« Mitterrand et l’Afrique en 1957 », de Michel Brot, Politique africaine, n° 58, juin 1995.

[24Avant-propos au livre de Gérard Prunier, Rwanda, le génocide, qui fut d’abord publié en anglais, faute d’éditeur français. Les articles les plus tranchants de Saint-Exupéry ont été publiés dans Le Figaro pour le centenaire du J’accuse de Zola.

[25Comme ce : « On dit en Amérique que ce qui est bon pour la General Motors est bon pour les États-Unis, et j’ai pensé longtemps que ce qui est bon pour Elf – une société créée par le général de Gaulle – était bon pour la France. » Guy Penne, Mémoires d’Afrique, p. 146, 1999.