Vacarme 16 / Processus

Quatre lettres d’afrique Efoui, Konaté, Sow Fall, Waberi

par

S’adressait-elle à l’enquêteur amateur, la protestation ironique du Djiboutien Abdourahman A. Waberi, quand il se dit agacé par les questions de «  journalistes de troisième zone qui ont mal digéré leur tiers-mondisme  »  ? À l’en croire, peu de rencontres qui n’aient débuté par deux questions rituelles  : 1) Pourquoi écrivez-vous en français  ? et 2) Comment va l’Afrique  ? Inquiet, il rembobina mentalement la bande de l’entretien. Sauvé  : on n’avait pas exactement commencé comme ça…

La veille, il avait cru faire le malin chez le libraire du coin. Surpris de ne trouver, tout en haut des rayonnages « Littérature étrangère », aucune section « Afrique », il s’entendit répondre qu’on avait opté pour le classement linguistique, la littérature ayant plus à faire avec la langue qu’avec la géographie. L’enquêteur s’entêta, soit que l’ait irrité de dégoter le roman d’un Sénégalais dans un rayon intitulé «  Littérature française », soit qu’il s’obstinât à considérer que la poétique n’est pas seulement affaire de langue, et que son intérêt pour le congolais Sony Labou Tansi (qui écrit en français) s’apparentait davantage à son goût pour le nigérian Soyinka (qui écrit en anglais) qu’à son penchant pour Perec. S’était-il inquiété, pourtant, quand chez le même libraire, il était allé spontanément chercher Rushdie sur les tablettes «  britanniques » ?

Ou encore  : était-ce seulement par commodité s’il n’avait rencontré que des écrivains africains d’expression française  ? Où habites-tu  ? Dans la langue  ? Dans la littérature  ? Là où tu es né  ? Là où tu vis ? Et à qui parles-tu  ?

Depuis qu’il s’était engagé à produire un texte sur les littératures africaines, l’amateur avait essayé successivement une série de postures. Il n’avait pas été tenté très longtemps par la croyance œcuménique dans une définition pure de la littérature qui postule une égalité a priori des textes et des écrivains. La République Mondiale des Lettres de Pascale Casanova [1], qui décrit les contraintes et les choix poétiques des écrivains issus de pays à « faible capital littéraire », l’avait déniaisé. Etre né dans des pays où l’analphabétisme est souvent majoritaire, où manquent les structures de production et de diffusion de l’écrit, où le livre, dans son existence matérielle et symbolique, est encore associé à l’ancienne puissance coloniale, tout cela fonde une expérience qui oriente et conditionne des stratégies spécifiques d’écriture.

Il ne s’était pas longtemps arrêté à l’hypothèse inverse, formulée dans les rangs de la théorie critique post-coloniale, qui, sous couvert de déconstruction, confond parfois le commentaire avec la suspicion  : bien sûr ces écrivains écrivent dans des formes, des genres et des langues hérités des cultures coloniales, mais c’eût été manquer d’un sens dialectique et politique élémentaire que de reprocher à leurs œuvres l’aliénation dont elles seraient le produit. Il aimait que le Guinéen Tierno Monénembo ait parlé du romancier africain comme d’un «  monstre ontologique  » [2], et trouvait joyeux que cela ne l’ait pas empêché d’écrire des romans. Le feu, on le vole. Il s’était aussi posé la question des langues nationales. Il savait comme elles avaient été arasées par les systèmes scolaires, avant, mais aussi après les indépendances. Et il ne pouvait s’empêcher d’éprouver de la sympathie pour ceux, très rares, qui tentaient l’aventure littéraire dans leur langue maternelle. Ceux-là pourraient constituer l’avant-garde de nouvelles générations, peut-être annoncées dans certains pays par les politiques de promotion des langues nationales. Il affectionnait la formule inventée par le Kenyan Ngugi Wa Thiong’o pour désigner les œuvres en anglais – la littérature «  afro-saxonne  » depuis qu’il avait décidé d’écrire en kikuyu, puis en swahili. Mais il eût été absurde de faire de sa sympathie un critère de valeur. Parce que c’eût été exiger des écrivains qu’ils assument le rôle de «  héraut  » des cultures nationales, en charge de leur destin linguistique  ; et parce qu’écrire dans telle ou telle langue ne procède pas forcément d’un choix – ce que rappelle l’écrivain tchadien Koulsy Lamko : «  Nous serions peut-être pour certains mauvais romanciers dans nos langues maternelles.  » [3]

Il avait eu plus de mal à couper court à ses réflexes politiques  : il était troublé que la majorité des œuvres africaines soient publiées, à Paris ou à Londres, par des maisons d’édition dont les prix étaient inabordables pour la plupart des lecteurs africains. Il croyait dans les enjeux, pour les pays du Sud, d’une autonomie intellectuelle et culturelle. De Samir Amin, il avait retenu le concept d’ « extraversion économique  »  : la subordination des pays du Sud aux besoins des métropoles industrielles, qui est au principe du sous-développement. On pouvait transposer l’analyse dans le domaine de l’activité littéraire, sujette à une forme d’extraversion poétique et intellectuelle  : au Nord, un marché des littératures africaines inaccessibles aux lecteurs du Sud, et une probable subordination aux critères esthétiques des pays riches, supposés universels. Il en conçut un soupçon dont il ne se débarrassa qu’en recourant à la bonne vieille exception culturelle  : la littérature ne répond pas aux attentes d’un « public », pas plus qu’elle ne s’adresse à un « peuple » préalablement défini par des frontières nationales  : elle invente son peuple. C’était une conclusion provisoire qui avait le mérite de l’élégance – peut-être aussi l’insuffisance du slogan.

Ce slogan en appelait un autre. Il l’avait lu dans le Contre Sainte-Beuve de Proust  : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère.  » Il tenait son angle d’attaque  : il chercherait dans ces livres les traces de cette bataille linguistique à l’issue de laquelle s’invente, dans la langue majeure, une langue mineure peut-être indexée sur la langue maternelle. Sur ce front, il retrouverait Michel Le Bris, qui venait d’installer un bureau du festival « Étonnants Voyageurs » à Bamako, où il avait dit sa préférence pour le «  français tropicalisé  » des littératures francophones africaines. C’était compter sans les réticences des écrivains qu’il rencontra, qui craignaient que cette idée tourne au kitsch exotique si on voulait en faire un principe d’écriture ou une grille de lecture. Sans oublier le tour de passe-passe rhétorique qui eût consisté à essentialiser «  l’écriture africaine  » pour en faire l’idéal-type de l’expérience littéraire (la découverte d’une minorité dans sa propre langue), prenant le contrepied – trop exact pour n’être pas artificiel – de la condescendance avec laquelle l’institution littéraire française considère les écrivains africains.

Il comprenait d’ailleurs le risque qu’il y aurait à essentialiser une littérature qui, pour être très jeune, n’en a pas moins reformulé ses problématiques et ses enjeux génération après génération. S’il avait jamais été tenté de rabattre – ignorance ou paresse – toutes les littératures africaines sur les catégories des temps héroïques de la Négritude, la consultation d’un texte de Jean-Noël Schifano, reproduit dans tous les ouvrages de la collection « Continents noirs  » qu’il dirige chez Gallimard, lui servit d’antidote. Il y est question de «  ces écritures africaines, d’Afrique noire et de sa diaspora, chargées de la primitive puissance créatrice et prenant sa relève  ». C’est connu, les nègres n’ont pas d’histoire.

Fallait-il renoncer à toutes ces questions, au prétexte de leur insuffisance et de la lassitude qu’elles susciteraient chez ses interlocuteurs ? Il comprenait que ces derniers eussent préféré répondre, comme n’importe quel écrivain, de leur œuvre et de leur travail, plutôt que de leur situation. Il se souvenait cependant des passages du Journal de Kafka, en date du 24 décembre 1911  : dans ces «  petites  » littératures issues de nations littérairement démunies, «  on atteint bien plutôt la frontière qui sépare [l’affaire individuelle] de la politique, on va même jusqu’à s’efforcer de l’apercevoir avant qu’elle ne soit là.  » Et il avait été frappé de retrouver des préoccupations dont il craignait qu’elles ne relèvent de la brocante théorique dans le programme d’ « Étonnants voyageurs à Bamako  » (2001) – Afrique sur Seine, Écrire et créer en Afrique, Le français dans tous ses états, Les écritures en langues nationales, etc. – ou dans celui des débats des rencontres annuelles Fest’Africa de Lille. C’était les mêmes questions qui étaient encore posées dans les numéros des deux revues qu’il avait consultées : Africultures [4] et Notre Librairie [5]. Et peut-être ces questions n’étaient-elles pas si différentes de celles qui avaient rassemblé des auteurs africains en 1956 à Paris, au Congrès international des écrivains et artistes noirs (le Bandoeng culturel organisé par Présence Africaine), ou en 1962 sur le campus de Makerere en Ouganda (où se cristallisa, l’opposition théorique entre la responsabilité nationale invoquée par Chinua Achebe et le pari d’une littérature plus autonome et plus critique de Wole Soyinka).
Si les questions étaient restées sensiblement les mêmes, les réponses qui leur avaient été données inscrivaient chaque écrivain dans un espace littéraire polarisé par l’opposition structurelle entre une vocation nationale («  qui se réfère à la définition nationale ou “populaire” de la littérature  » [Pascale Casanova]) et une disposition internationale («  qui a recours au modèle autonome de la littérature  »). Mais c’est aussi la façon dont des générations successives d’écrivains africains avaient infléchi ces questions en en déplaçant les centres de gravité qui permettaient d’ébaucher une histoire des littératures africaines. À l’époque de la Négritude, une tension identitaire unique, réinvestie dans l’affirmation de cultures nationales, dans le cadre des combats pour les indépendances et des premiers pas des jeunes États. Puis, à la fin des années 1960, un arrachement aux instances politiques et nationales, qui se traduit principalement par une contestation des régimes dictatoriaux issus de la décolonisation. Enfin, une jeune génération, dont les protagonistes sont nés après les indépendances, qui revendique en premier lieu l’autonomie de l’espace littéraire : une génération moins désenchantée que la précédente, mais déculpabilisée.

Le cadre était grossier, mais il tenait la route. Il permettait au moins à l’enquêteur de situer les travaux de ceux qu’il avait ou qu’il s’apprêtait à rencontrer dans une perspective historique  : Waberi et Efoui, emblèmes de la dernière génération. Konaté et Sow Fall, issus de la génération précédente, engagés aujourd’hui dans l’aventure éditoriale dans leurs pays respectifs après avoir porté le fer dans les plaies de leur société. Sans doute exigeait-il mille ajustements auxquels l’enquêteur se promettait de revenir un jour. Dans son carnet de bord, il en avait esquissé quelques pistes  :

carnet (extraits)

1. Ne pas négliger les régimes politiques. Plus difficile aujourd’hui d’être écrivain au Togo ou à Djibouti qu’au Sénégal ou au Mali. Et même : Abasse Ndione disait que les Nouvelles Éditions Africaines avaient refusé, Ramata, sous prétexte qu’il y avait trop de sexe, trop de violence, et qu’il était inconcevable de représenter un ministre d’État se pinter à la vodka.

2. Paris. Tous en parlent comme du centre des littératures francophones d’Afrique noire. Paris reste pour un écrivain plus proche de Conakry que Conakry ne l’est de Yaoundé. «  Paris » est une métonymie  : « À Bamako, on retrouve les gens qu’on a quitté la veille à Bordeaux.  » (Waberi).

3. Paris est capricieux. Au jeune écrivain, camerounais comme lui, Alain-Patrice Nganang, Mongo Beti dit comme il était plus simple d’y attirer l’attention il y a une trentaine d’années [6]. Le mouvement de la Négritude avait été accompagné par des intellectuels français  : Sartre ou Gide parrainaient Présence africaine. S’il y eut en France un public pour les littératures d’Afrique noire, qui se maintint jusque dans les années 1970, sans doute fut-il lié à l’existence de mobilisations politiques relatives à l’Afrique  : la lutte anti-coloniale, le tiers-mondisme ou le combat pour le développement. Au reflux des mobilisations dans les années 1980 correspond la crise du marché français des littératures africaines et de leur édition. Présence Africaine – la maison d’édition – qui avait été le fer de lance du panafricanisme, manque alors de peu de plier boutique. À la même époque, L’Harmattan, née en 1975, quartier général du tiers-mondisme, fait déjà figure de jeune-vieille maison. Et du côté des maisons «  universalistes  » parisiennes, c’est le service minimum, même s’il faut reconnaître l’opiniâtreté de Gilbert Carpentier au Seuil. Le regain éditorial des littératures africaines à Paris dans la deuxième moitié des années 1990 naît sur ces décombres. Il y a du militantisme au Serpent à Plumes, qui s’impose à cette époque, il y en a aussi dans les récentes éditions Dapper, mais il est plus exclusivement « littéraire  », comme si s’était rompu le lien avec les mouvements politiques. Du coup, tout le monde s’engouffre dans la brèche  : collection «  Afriques  » chez Actes Sud, « Continents noirs  » chez Gallimard etc. Tant de sollicitude ne va pas sans opportunisme, dont témoigne d’ailleurs l’artifice des collections spécialisées – après le boom des littératures latino-américaines et l’école de la créolité, on jouerait la carte de l’Afrique sub-saharienne. Ne pas s’en plaindre.

4. Il y eut aussi une traversée du désert pour les éditeurs africains. Certaines d’entre elles naissent à la veille des indépendances – Clé au Cameroun, CEDA en Côte d’Ivoire, NEA en Côte d’Ivoire puis au Sénégal à partir de 1972. Elles subissent de plein fouet la crise des États, dans un contexte où la lecture n’est pas une pratique partagée, où le prix du livre est rédhibitoire et où manquent les structures de diffusion. Les faillites se succèdent à la fin des années 1980, beaucoup d’entre elles n’ayant pas résisté aux diktats du FMI et à l’anémie des politiques culturelles des gouvernements. L’histoire des Nouvelles Éditions Africaines est symptomatique  ; éclatement en trois maisons nationales (Dakar, Abidjan, Lomé)  ; banqueroutes et privatisations dans les années 1990  ; reprises en main par les multinationales du livre  : Hachette est aux manettes des Nouvelles Éditions Ivoiriennes. Il en résulte des monstres fragiles, qui tiennent grâce à leur monopole du marché scolaire, et qui travaillent aujourd’hui, avec une cohérence toute commerciale, à reconstituer un champ littéraire autour de la paralittérature  : il n’existe pas encore de roman pornographique en Afrique mais les NEI ont lancé un succédané d’Harlequin – collection Adoras où le champagne est remplacé par le jus de gingembre. En face, de très petites structures dont l’existence tient de l’engagement militant, comme Le Figuier de Moussa Konaté au Mali et Khoudia d’Aminata Sow Fall au Sénégal. Quand on lui demande ce qu’il pense des « grandes maisons d’édition africaines  », Konaté répond en riant qu’elles ne sont pas plus « grandes  » que le Figuier.

5. Il y aurait une hypothèse tentante, mais hautaine et mécanique  : celle d’un clivage esthétique entre des littératures africaines nationales, éditées sur le continent, et bénéficiant d’une exposition très précaire, et des littératures africaines internationales, publiées à Paris (ou à Londres), branchées sur les tendances formelles d’époque. On chercherait à identifier des littératures «  négropolitaines  » inscrites dans la modernité, et des littératures régionales marquées par l’hégémonie du réalisme d’une part, du merveilleux populaire de l’autre. Konaté parle de l’anachronisme poétique des manuscrits qu’il reçoit. Si cela est vrai, l’hypothèse en appelle une autre, aussi risquée mais plus encourageante  : c’est peut-être au sein des jeunes littératures en langues nationales, inéditables sans traduction dans les métropoles «  centrales  », que s’opèreront d’autres connexions sur la modernité.

6. Il faudrait aussi tester la distinction entre les écrivains de la diaspora et ceux qui vivent sur le continent. Efoui et Waberi, qui parient sur le critère générationnel, ne croient pas qu’elle soit pertinente  : Mongo Beti, qui a vécu en France jusqu’à sa retraite d’enseignant, est profondément engagé dans un questionnement national. Daniel Biyaoula vit au Congo ; mais sa thématique l’inscrit davantage dans la jeune génération «  transcontinentale  ». Ce dernier terme, proposé par Waberi, convient bien  : on découvre sans savoir qu’en conclure qu’à sa connaissance, il n’y a pas encore d’œuvres d’écrivains africains «  de la deuxième génération  ». Où qu’ils vivent, ces écrivains sont tous nés en Afrique. Moussa Konaté  : «  Tout ce que j’ai écrit, je l’ai fait à partir de mon enfance  ; si quelque chose peut me sauver, c’est mon enfance.  ». Kossi Efoui  : «  Africain, ce n’est pas un point d’accomplissement, ce n’est pas un point de réalisation. C’est ce que je laisse derrière moi.  » Tierno Monenembo parle de lui comme d’un «  un homme aux semelles de vent  ». Écrivains sans papier .

Notes

[1Seuil, 1999

[2Géopolitique africaine, Paris, juin 1986

[3Notre Librairie, n° 135