Vacarme 47 / lignes

défoncés ou perchés ? les jeunes, les drogues, et nous

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Les jeunes se droguent, chacun le sait. Ils commencent de plus en plus jeunes, mélangent de plus en plus les produits, boivent de façon « paroxystique », nous dit-on aujourd’hui. Leurs manières paraissent étranges, le danger toujours plus important. Sans prétendre régler le problème, peut-être serait-il utile cependant de desserrer un tout petit peu la question. Expérimenter des drogues à quinze ou à dix-huit ans, pour commencer, n’est-ce pas extraordinairement banal ? Quelques pistes pour respirer un peu.

1. Les jeunes sont un point d’ancrage obligé du discours sur les drogues. Il faudrait pouvoir repérer dans les médias grand public, l’information quotidienne, la presse féminine et ses rubriques psychologie, le lien statistique entre les occurrences du terme « drogue » (la drogue) et celles de la figure du jeune, des jeunes en général. Sans doute y a-t-il plus d’une raison à cela. Les jeunes se droguent d’abord. Descendre une bouteille piquée dans la cave, fumer des « joints psychologiques » — truffés aux herbes de Provence par exemple — ou prendre une goutte de LSD en compagnie de ses grands cousins, c’est bien plus extraordinaire (inquiétant aussi à l’occasion) à seize ans qu’à quarante. Depuis une dizaine d’années par ailleurs, les études sur les comportements de consommation des adolescents sont de plus en plus nombreuses et ont peu d’équivalent pour les autres tranches d’âge, même si l’on commence à admettre aujourd’hui qu’il puisse y avoir de « vieux » consommateurs de drogues. Et bien entendu les drogues — toutes les drogues, alcool et tabac compris — peuvent être dangereuses, et plus encore peut-être pour de jeunes esprits ou de jeunes corps fougueux ou mal préparés. Du fait de leur fréquente association aux accidents de la route, aux tentatives de suicide ou aux actes de violence, leur consommation fait d’ailleurs partie des principaux facteurs de morbidité et de mortalité chez les adolescents, même si la catastrophe reste l’exception. Qu’il y ait risque est donc certain. Alors d’où vient que cette manière d’associer drogues et jeunes semble si insatisfaisante ? De la superposition peut-être de discours visant à bloquer plutôt qu’à éclairer. Régimes d’interdiction empêchant toute énonciation des pratiques de peur d’être repéré. Messages de prévention sous-tendus par une conception pharmacologique de la dangerosité des substances (ce produit va lui esquinter les neurones / tu en prends une fois tu es foutu), contre le savoir médical lui-même, qui distingue aujourd’hui des usages plus ou moins problématiques des produits. Discours de victimisation plus intéressés à la dénonciation des vecteurs de danger (dealers ou incitateurs plus ou moins inconscients, qui s’autorisent à parler du plaisir pris à la consommation) qu’au concret des pratiques des « victimes ». Le simplisme, en matière de drogues, se nourrit trop souvent de l’invocation du jeune. L’interdit vise avant tout à le protéger de lui-même ; le discours pharmacologique trouve sa justification ultime dans une vulnérabilité physiologique dont il reste à convaincre ; s’autoriser une parole publique sur le plaisir qu’on y prend équivaut à l’embarquer dans une spirale infernale. On agite des épouvantails, certes. Mais avec pour seul résultat d’étouffer toute approche un peu réaliste et vivante de la question.

2. La jeunesse est-elle un pays ? Tel était le titre de la belle intervention de Véronique Nahoum-Grappe au colloque Drogues et cultures organisé en décembre dernier par Sciences Po et l’Office français des drogues et des toxicomanies (OFDT). À la source du débat qui l’amène, une préoccupation épidémiologique. On sait qu’il y a des cultures nationales de consommation, la boisson quotidienne de vin est très française, la mastication de coca courante en Amérique centrale, le narghilé très présent dans les pays arabes. Y a-t-il une culture spécifique de la consommation chez les jeunes ? Voire une uniformisation de la culture jeune, par delà les frontières ? L’excès, s’inquiètent les médecins qui les accueillent, les porte vers la quantité d’un coup plutôt que vers la dépendance et la régularité, à la différence des adultes. On parle d’une progression du binge drinking, ce mode de consommation qui consiste à rechercher rapidement l’ivresse en absorbant une grande quantité d’alcool sur un temps court, bien connu des Anglosaxons et qui pose aujourd’hui des problèmes de santé publique à l’Irlande ou la Grande-Bretagne. Le sentiment d’urgence face à ce nouveau fléau de la jeunesse est tel que Roselyne Bachelot proposait en février dernier d’interdire la vente d’alcool aux mineurs. Cette manière de boire est-elle vraiment si massive ? Sa progression si rapide ? Certes les adolescents découvrent un jour l’ivresse et la grosse cuite, parfois très jeunes. Ils testent leurs limites dans le désordre et l’approximation, ici comme dans d’autres domaines. Mais l’approche « micro » comme les grandes enquêtes sur les consommations adolescentes relativisent l’idée commune d’une attirance particulière pour l’enivrement intensif et la consommation aveugle. Sur une petite vingtaine de personnes racontant très en détail il y a quelques années leurs consommations actuelles et passées [1], chacun semblait s’être comporté à l’adolescence selon ses propres peurs, connaissances, répugnances et timidités — et au gré des jeux des groupe d’amis ou de la séduction surtout, on y reviendra. À l’inconscience résolue, totale, de quelques jeunes filles lorsqu’elles avaient quatorze-quinze ans répondent ainsi les précautions et craintes des autres au même âge. L’usage des produits psychoactifs est perçu rétrospectivement comme « outils de formation » ayant permis de se découvrir des potentiels inconnus par les uns, moyen de se perdre pour les autres. Et les contre-exemples d’une équivalence entre adolescence et abandon à l’excès ne manquent pas. Ainsi ce jeune homme, expérimentateur tous azimuts entre quatorze et dix-huit ans (il teste avec des copains de classe le cannabis, le LSD et les champignons hallucinogènes), décrit-il son adolescence comme une période de clarté, de vitalité et de maîtrise qu’il perdra un peu plus âgé en tombant amoureux, et dans l’héroïne. Et telle autre, à près de quarante ans, se « casse la tête » en fumant du cannabis pour expurger son désespoir comme elle ne l’avait jamais fait plus jeune. Que la jeunesse soit le temps des expérimentations, sans doute ; mais qu’elle s’abandonne aveuglément à la consommation est moins certain. On peut douter par ailleurs, à compulser les études épidémiologiques, que les adolescents consomment davantage que leurs parents. Ils ont expérimenté plus de produits que leurs aînés, certes, et sont proportionnellement plus nombreux, à dix-sept ou dix-huit ans, à avoir déjà consommé des produits stimulants ou hallucinogènes (solvants, poppers, champignons hallucinogènes, ecstasy). Mais ils consomment moins régulièrement de l’alcool et des médicaments psychotropes, même s’ils fument un peu plus régulièrement du tabac et du cannabis [2]. Et quant au binge drinking, si la comparaison sur dix ans montre des indicateurs à la hausse, rien ne permet de trancher entre une évolution des pratiques et un changement de représentations qui favoriserait d’autres modes de déclaration des ivresses [3]. « Nous ne sommes pas capables de dire si les jeunes des années 2000 ont plus de problèmes avec l’alcool que ceux des années 1970 » [4], disent les épidémiologistes eux-mêmes. La recherche dans ce domaine est trop récente, les premières études sur l’ivresse dans les enquêtes de prévalence de l’alcool datant des années 1990. S’il y a écart dans les façons de consommer, il est donc avant tout générationnel. Les jeunes ne vivent pas dans le même temps que leurs parents : le marché des drogues a changé, les produits n’y sont plus les mêmes. Leurs rythmes n’obéissent pas non plus à la même temporalité que la leur : les adultes oublient peu à peu la biture brusque, la fête la nuit entière, ils boivent avec raison quand leur programme de travail ou l’heure du réveil le lendemain le leur permet. La fête, ses excès, ses délires et ses débordements sur la nuit sont des histoires de jeunes. « L’adulte a oublié le désir de fugue, l’envie de monter à la gouttière, le non-savoir sur le monde », rappelait avec insistance Véronique Nahoum-Grappe. Et dans cet écart des désirs réside « plus d’étrangeté peut-être qu’entre les cultures nationales, une plus grande impossibilité de se mettre à la place de l’autre ». Il relève d’une exigence éthique de ne pas l’oublier.

3. « La consommation de drogues est signe de souffrance psychique », répètent les psychologues. « Prendre des drogues c’est des expériences de vie », disent les consommateurs. Mal être, ou trop plein d’être ? On médicalise aujourd’hui des comportements sociaux. Ce que dit l’ethnologue observant les virées nocturnes en voiture de jeunes Ardennais le samedi soir vers les boîtes de nuit belges pourrait aussi bien valoir pour les expérimentations de drogues : « il est permis de penser que le passage hebdomadaire de la frontière [la cuite du samedi soir] obéit à une tradition d’autant plus prégnante qu’elle est moins formalisée » [5]. Conduites de déviance et conformité aux usages peuvent en effet converger, à l’occasion, dans des zones de pratiques soumises aux ambivalences et aux mutations des prescriptions sociales. L’âge charnière de l’adolescence est celui de la découverte des psychotropes. Moment redouté, avertissent en préambule les enquêtes sur la consommation des adolescents : « c’est durant cette période qu’ont lieu les premières expériences de prises de produits, licites ou non, et que peuvent s’installer leurs consommations régulières » [6]. Mais passage, également, prescrit par des pratiques de classes d’âge. Ce dont les adolescents s’amusent ou ce par quoi ils se mettent à l’épreuve — l’expérimentation d’états de conscience ou du corps modifiés — les usages le favorisent ou l’ont favorisé un temps. L’ethnologie européenne a étudié les pratiques d’exploration des frontières physiques et métaphysiques à travers lesquelles se construisent les âges et les sexes, en les réinscrivant dans la perspective plus longue de leur histoire. Dans les sociétés chrétiennes d’Europe occidentale, la construction sociale des identités sexuelle et religieuse était ordonnée par une succession d’expériences visionnaires, de « peurs », d’explorations symboliques de l’au-delà et des frontières entre morts et vivants, assorties le plus souvent d’ivresses rituelles : c’est en revenant du monde des morts que les jeunes garçons acquéraient une identité virile, forts d’avoir établi « cette relation nécessaire avec les revenants, les esprits, les âmes ou le diable, créatures dangereuses de la mort, prêtes à saisir le vif qui vient les identifier avant que sa vie adulte ne commence », qui leur servirait ensuite de « viatique » pour la vie future [7]. Quelles expériences ont pris la place de ces explorations dans nos sociétés laïcisées ? Aujourd’hui la mise à l’épreuve des jeunes garçons dans l’excès de courage, de défis, de résistance à l’absorption de psychotropes reste flagrante, même si les différenciations sexuelles se réduisent progressivement. Les récits de jeunes usagers sont la source d’interrogations métaphysiques sans fin : sur la « vérité profonde » des êtres, du monde, de leurs amis les plus chers ; sur l’épaisseur ontologique des choses (« les choses, sous kétamine, sont ce qu’elles paraissent ; c’est super agréable, tu sais, que les choses soient ce qu’elles paraissent ») ; sur les liens sans cesse défaits et refaits par les produits entre « l’acte en soi » et la volonté qui les porte ; sur les mutations du sensible au gré de la montée ou de la dissipation des effets. Le langage porte la marque d’ailleurs des décrochages sensoriels et psychiques qui s’opèrent dans la bizarrerie de ces expériences. Certains se désignent moins aujourd’hui comme défoncés que comme perchés lorsqu’ils sont sous effet de psychotropes : la métaphore du puits sans fond pris dans le mouvement d’un désir insatiable laissant place aux caractérisations spatiales, on donne alors pour perché celui qui a changé — provisoirement — d’univers ou de dimension, et gagné une réalité sensorielle ou psychique autre ou transfigurée. Quel au-delà, métaphysique ou non, se trouve ici exploré ? Qu’est-ce qui bouge, prend forme (ou échoue à le faire) dans ces pratiques, et laissera (ou non) sa marque sur les modalités du rapport à soi et au monde de ces jeunes consommateurs ? La question, ancienne, chaque fois reposée, et qui cristallise l’angoisse des parents comme celle des sociétés inquiètes de leurs marges, sera souvent de savoir si ces jeunes gens parviendront seulement à « redescendre ». Passage ou choix de vie ? Moments liminaux ou déviance ? Épisodes structurants, normatifs jusqu’à l’excès ? Ou penchants subversifs, qui ne sauraient s’éterniser sans dommages ? On voit aisément le danger qu’il y aurait — qu’il y a déjà — à enfermer, punir, rabattre du côté de la délinquance ou de la pathologie psychiatrique ce qui, bien que sur le fil et dans des jeux parfois dangereux, relève malgré tout de l’expérimentation de soi et du monde.

4. La position sociale très singulière des jeunes à l’adolescence doit elle aussi être prise en compte. À la fin des années 90, jeune sociologue, Sophie Le Garrec se lie avec des lycéens toulousains, passe sept mois en leur compagnie, fait circuler des questionnaires, recueille des entretiens auprès d’une cinquantaine d’entre eux [8]. Elle repère les lieux et moments de consommations, écoute parler des produits et de leurs effets, observe les apprentissages, s’intéresse aux modes d’approvisionnement, réinscrit surtout les pratiques de consommation dans le temps « à côté » des loisirs des adolescents et de leurs sociabilités. Une partie de son travail se concentre sur les jeux auxquels ils associent des psychotropes — alcool, tabac, cannabis, hallucinogènes, stimulants de toutes sortes. Ces jeux sont nombreux. Leurs registres sont d’extériorité pour les uns, d’intériorité pour les autres : l’alcool, disent les lycéens, agit sur le corps et favorise l’extraversion ; avec les produits illicites en revanche l’esprit prime sur le corps et le jeu engage avant tout un rapport à soi-même, même si on peut le faire jouer ensuite dans des collectifs. Vecteurs de matérialisation des organes (« [quand tu fumes] tu sens la vie de tes poumons, de la gorge, ce petit truc au fond de la gorge et au niveau du thorax quand t’aspires, là c’est du plaisir »), les produits démultiplient aussi les émotions et les sensations, et invitent à jouer avec ces hypersensibilités (sous ecstasy « tu frôles les autres et t’as la sensation d’être en eux, c’est balèze, c’est vraiment comme si ton corps et ton esprit captaient toutes les micro-particules des ego de chacun »). Adjuvants des défis et des conquêtes, ils permettent aussi de participer aux jeux du groupe, jeux de séduction et de rivalité pour la plupart, dans lesquels on se fabrique sa place, on se montre, on s’admire, on approche des partenaires sexuels ou amoureux. Une bonne part de ces jeux sont des défis agonistiques, compétitions et provocations du hasard parfois effroyablement dangereux lorsqu’ils s’associent à la conduite automobile, suprêmement captivants pour les uns, épouvantables pour les autres. Une autre s’articule autour de jeux de la vérité dans lesquels les psychotropes permettent tout à la fois de « se lâcher » (de supporter la situation) et de tricher en s’en remettant au « double » qu’ils révèlent (« ce n’était pas moi qui parlais, j’étais ivre »). Par delà leur valeur exploratoire — car il s’agit toujours au moins un peu de connaître et de se connaître, d’assouvir l’immense curiosité dont parlait Véronique Nahoum-Grappe — se joue aussi, et c’est là l’apport de l’enquête de Sophie Le Garrec, la liminarité de leur situation : tous ces jeunes sont sur le seuil, entre deux statuts, entre deux types de reconnaissances sociales. Outre jouer, ils s’inquiètent de pouvoir ordonner des projets et des désirs, et d’avoir à devenir, peu savent encore quoi, quelque chose, quelqu’un, l’homme ou la femme qu’ils aimeraient être. Les drogues servent ici d’opérateurs. Elles permettent à certains de se « néantiser » face à la difficulté, à d’autres de se créer des auxiliaires (les doubles qui parlent à sa place), à d’autres encore de grandir dans ces expériences et de s’y fabriquer comme autre. Repéré par le secteur du soin, surcommenté par les médias, le premier profil tend à éclipser les autres, mais les postures d’usages sont plus variées qu’il n’y apparaît, entre les deux extrêmes de la « défonce-vide » (« je n’ai rien, donc je ne suis rien et je ne recherche rien puisqu’il n’y a rien ») et de l’usage des temps de consommation comme moments de revigoration et de ressourcement (partir en fête le week-end et y prendre des drogues « ça te fait une vraie coupure et c’est vraiment revigorant (...), tu danses, tu rencontres des gens, tu découvres des endroits zerbes [bizarres], vachement tripés, mais c’est bien, tu te retrouves un fil conducteur »). Deux grands traits se dégagent, conclut Sophie Le Garrec au terme de ce travail. Peu importe tout d’abord les produits ou les mélanges utilisés, ce sont les postures de négativité ou de positivité dans leur rapport au temps, à eux-même, à l’avenir des jeunes qui font la dangerosité de leurs consommations, pas les substances et les catégories (« dures », « douces ») auxquelles ont les renvoie. Par delà le plaisir ou le simple rapport hédoniste aux produits par ailleurs, c’est la difficulté (ou le bonheur) d’avoir à devenir auquel ils se trouvent confrontés, leur manière de se saisir de la position d’entre-deux à laquelle les contraignent leur âge et leur statut qui sont en jeu dans leurs utilisations ludiques, légères, périlleuses, écrasantes ou formatrices ou contraire des psychotropes. Les poètes du Grand Jeu, ce groupe de lycéens de la classe de troisième qui intégra, dans les années 1920, des modificateurs de conscience à ses expérimentations littéraires et existentielles, ont incarné avec acuité cette articulation du jeu, de la confrontation au temps et de l’expérimentation, dans une aventure métaphysique hors norme et la nécessité prosaïque d’avoir à préparer leur avenir d’homme. L’un d’entre eux écrivait en 1928 à ses parents : « Chercher sa voie au milieu d’une espèce de vertige me paraît absolument nécessaire lorsqu’on veut préparer l’état d’homme... Ma voie c’est non pas de faire mon devoir mais de dépasser l’homme » — chose pour laquelle il fallait se faire, selon lui, « anarchiste de la perception » [9].

5. Certes il n’est pas nécessaire de prendre des drogues pour grandir, et mille manières de s’y employer sont possibles. Mais les drogues existent, et si l’on en croit la démesure des moyens mis en oeuvre pour les éradiquer, avec des effets chaque année moins probants, elles existeront toujours, et seront sans doute toujours présentes dans les lieux de sociabilité des jeunes, cours de lycées, voitures, lieux de fête, bars du coin. L’enjeu serait dès lors de parvenir à desserrer un peu la pince, entre la caractérisation psy d’un côté et la condamnation morale de l’autre, de faire entendre le désir de ne pas être ce que je suis, ou d’être parfois autre que je ne le suis, sans le rabattre ni sur la haine de soi (le problème psy), ni sur les effets de la violence sociale (« délitement du lien social », « progression de l’individualisme », « victoire de la compétitivité »). De laisser entendre le désir d’expérimentation en d’autres termes. Non que l’usage dépressif de drogues ou le poids de certaines contraintes sociales doivent être négligés, ni encore une fois que le jeu ne soit pas dangereux, mais il y a entre les deux un espace — de jeu, dans tous les sens du terme — qui devrait être compté au nombre des technologies ou des herméneutiques de soi au travers desquelles l’être « se donne à penser son être propre » et « se constitue comme expérience » [10]. Sauf que. En a-t-on seulement le loisir, dans un contexte où parler du plaisir et du désir des drogues est prohibé par la loi, plus particulièrement pour protéger les jeunes ?

Notes

[1Lors d’une recherche menée sur les savoirs des consommateurs de drogues entre 1999 et 2004 (financement Sidaction).

[2cf. Drogues et dépendances, données essentielles (2005), pp.20-21.

[3C’est ce que disait le statisticien Stéphane Legleye au colloque Sciences Po/ OFDT déjà cité, le 12 décembre 2008 (actes à paraître).

[4Marie Choquet, directrice de recherche à l’Inserm et spécialiste de la santé des adolescents, citée dans Le Monde le 19.02.09.

[5Jean-François Gossiaux, Avoir 16 ans dans les Ardennes, Éd. du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques (CTHS), 1992, p.119.

[6Stéphane Legleye, Stanislas Spilka et al.,« Alcool, tabac et cannabis à 16 ans », Tendances n°64, janvier 2009, OFDT.

[7Daniel Fabre, « Juvéniles revenants », in Études rurales, n°105-106, 1987 (« Le retour des morts »), p.161.

[8Sophie Le Garrec, Ces ados qui « en prennent ». Sociologie des consommations adolescentes, Presses Universitaires du Mirail, 2002.

[9Roger Vailland, cité par Emmanuelle Retaillaud-Bajac in : « Le Grand Jeu : drogues et littérature », Sociétés et Représentationsn°1, novembre 1995 (« Art sous dépendance, Toxicomanies et création »), p.75.

[10Michel Foucault, « Usage des plaisirs et techniques de soi », in : Le Débat n°27, novembre 1983 ; réédité dans : Dits et écrits, vol. IV (1980-1988), Gallimard, 1994, p.541.