l’argent de la vieille

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On assiste depuis 2000 à une réduction massive des droits de succession dans la plupart des pays occidentaux. C’est là l’un des plus stupéfiants tour de passe-passe idéologique de la droite : ces mesures ne profitent qu’aux plus riches, durcissant comme jamais nos sociétés d’héritiers, et tout le monde est content d’après les sondages. La crise économique offre pourtant une opportunité pour stopper cette régression délétère. Mais il y faudrait une réelle volonté politique.

« Hourah ! Pas de ! consti ! tution ! Moins ! de pain ! Plus ! d’impôts » criaient les manifestants.
« Ça ira, ça ira », murmura le chancelier.

Lewis Caroll, Sylvie et Bruno

Les affaires de génération sont d’abord des affaires de dette. Sur un plan moral : les enfants ont une « dette de vie » vis-à-vis de leurs parents et ceux-ci peuvent à leur tour avoir une « faute de vie » vis-à-vis de ceux-là — Schulden, en allemand signifie « dette » et Schuld « faute ». Mais c’est aussi vrai sur un plan économique.

Au sens propre d’abord, puisqu’en 2007, en France, on estime que la moyenne des successions se situe autour de 175 000 € (malheureusement on ne connaît pas la médiane) et que leur montant déclaré s’est élevé à 58,9 milliards d’euros en 2006. Au sens figuré plus encore, puisque les successions manifestent la manière dont une société conçoit ce qu’elle fait du capital accumulé par ceux qui ont disparu — ou ceux qui sont voués à disparaître, dans le cas des donations, c’est-à-dire des transmissions de patrimoine du vivant.

Or, les années 2000 sont en la matière un tournant remarquable. Aux États-Unis, comme en France ou en Italie, les réformes fiscales ont réduit très sensiblement les droits de succession. La loi TEPA d’août 2007 a ainsi supprimé les droits de succession entre conjoints ou partenaires pacsés, institué un abattement nettement plus important pour les successions entre parents et enfants — 150 000 € tous les six ans contre 50 000 auparavant [1] — et créé un abattement unique de 30 000 € pour les donations entre grands-parents et petits-enfants ou arrière-petits-enfants. Cette réforme a apparemment rencontré un véritable succès politique puisque selon les enquêtes menées en 2002 et 2007, 90 % des interviewés se déclaraient favorables à un allègement général des droits de succession [2]. Un tel consensus ne laisse pas d’interroger : lorsque l’on sait que près d’un quart des ménages n’épargne pas assez pour ses vieux jours et que près de 90% de la population ne paie déjà pas de droits de succession, il apparaît clairement qu’une telle réforme est avant tout une aubaine pour les plus fortunés. Comment le comprendre ?

Le discours du candidat Sarkozy lors des présidentielles de 2007 met en exergue deux pistes. D’un côté, un argument libéral : l’allègement des droits de succession est présenté comme une liberté à gagner face à l’État percepteur. De l’autre, un argument plus social-démocrate avançant que la succession n’est que le fruit du travail de la génération précédente. Sarkozy le formulait de manière condensée : « Je veux que 95 % des Français soient exonérés des droits de succession. Quand on a travaillé toute sa vie et qu’on a créé un patrimoine, on doit pouvoir le laisser en franchise d’impôt à ses enfants ». Mais il y a mieux : une telle politique se pare d’un souci d’équilibre intergénérationnel. Et le même Sarkozy d’asséner : « La vie est mal faite : quand on est plus âgé, on a moins de besoins et plus de revenus [et de biens]. Quand on est jeune, on a beaucoup de besoins et peu de revenus. Je crois à la mobilité du capital, du patrimoine. Le problème de la France, c’est qu’on hérite trop tard. »

Ainsi, réduire les droits de succession semble à la fois traduire la reconnaissance du labeur de toute une vie — perspective sociale-démocrate -, répondre au besoin de liberté de l’individu face à l’État — perspective libérale — et prendre acte de l’intérêt des jeunes générations grâce aux dons intrafamiliaux — perspective conservatrice. La tendance est générale : le gouvernement Bush a décidé de supprimer totalement les droits de succession à l’horizon 2010, l’Italie a fait de même en 2001 pour finalement revenir à un minimum en 2006, l’Allemagne les a fortement réduits par l’entremise d’énormes abattements, et le Royaume-Uni les a fortement limités. Au fond, il faudrait laisser aux générations âgées le soin d’aider leurs descendants en leur transmettant leur patrimoine parce que c’est à la fois naturel, efficace pour lutter contre les difficultés des plus jeunes et justifié par la peine qui leur en a coûté pour constituer ce patrimoine.

Mais rien n’est moins vrai : d’une part, la littérature regorge d’exemples de querelles fratricides à propos d’une succession et la loi française qui institue une « réserve » pour les enfants en ligne directe témoigne du fait que l’héritage est tout ce qu’il y a de plus socialement construit. Aux États-Unis par exemple, le lien de parenté n’est pas constitutif de la définition des droits de succession alors qu’il en est la variable clef en France. En outre, le creusement des inégalités intergénérationnelles depuis trente ans prouve que les transferts patrimoniaux n’ont absolument pas empêché l’apparition d’un déclassement des générations nées au début des années 1960. Pire, ces transferts ne font que reproduire les inégalités de patrimoine : en France, les 10 % de ménages les plus riches possédaient, en 2004, 46 % du patrimoine total, et les 10 % de successions les plus importantes représentaient à elles seules 43 % du montant total en 2006. Enfin, les successions résultent bien plus d’héritages antérieurs que du travail. De plus, le montant moyen par donation et par succession est corrélé positivement avec le montant moyen de revenus du bénéficiaire : 60 000 € pour les ménages percevant plus de 36 000 € de revenus annuels contre seulement 20 000 € pour ceux dont les revenus sont inférieurs à 12 000 € annuels. Au total, nous ne sommes pas loin d’avoir redécouvert l’eau tiède : les inégalités de patrimoine se transmettent d’autant plus aisément de génération en génération que la taxation des successions est faible.

L’enjeu est alors double. D’une part, à force de légitimer le fait que chacun se restreigne à n’être généreux qu’envers sa propre descendance, on oublie ce qui avait présidé à l’abolition du droit d’aînesse au moment de la Révolution française : non seulement faire en sorte que le père soit celui de tous ses enfants et pas seulement de son premier né, mais aussi qu’il voie son patrimoine de facto divisé entre tous ses enfants, au point qu’aucun ne puisse plus du départ être riche parce que son père l’était. Les droits de succession ne sont au fond qu’une socialisation du capital accumulé. Leur abolition ou leur réduction représente un retour à la sphère des intérêts privés : chacun n’a plus qu’à se soucier de ses enfants sans porter plus loin le regard. Finalement, une telle politique concentre la sympathie sur le rapport filial au lieu de la faire porter sur les nouvelles générations. En quoi une génération va-t-elle croire ? En une société vivable pour tous les enfants ou en une société vivable pour ses enfants à elle seulement ? De ce point de vue, la politique de remise en cause des droits de succession participe d’un mouvement d’ensemble de repli sur soi d’une génération.

D’autre part, la disparition ou la très forte réduction des droits de succession rend malsains les rapports entre parents et enfants, ceux-ci étant à la merci du chantage de la transmission ou plus couramment poussés à attendre que leurs parents « fassent un geste ». La mendicité familiale est devenue d’autant plus criante que les conditions d’entrée sur le marché du travail se sont durcies pour les jeunes. Les perspectives d’héritage et de donation sont très inégalitaires : à situation professionnelle équivalente, des jeunes peuvent vivre dans des conditions profondément distinctes du fait d’ascendances familiales renforcées par les transferts patrimoniaux. Les jeunes qui souffrent le plus du ralentissement économique depuis trente ans auraient bien plus à gagner d’une politique publique qui leur redistribuerait les fruits de la taxation du patrimoine transmis sous forme d’investissement dans la formation, d’aides au logement, etc. C’est en ce sens qu’on pourrait y voir l’instrument de financement d’une véritable politique des générations qui supposerait que chaque futur testamentaire ait conscience qu’en mourant il participe à la redistribution de son capital aux plus jeunes. Est-ce à dire que la taxation doive commencer au premier euro ? Sans doute pas, vu la distribution très inégalitaire des patrimoines, mais il est nécessaire d’alourdir notablement les droits de succession pour les patrimoines les plus élevés (ou de les alléger en cas de donation à des instituts ou des associations qui ont vocation à aider les jeunes).

Jusqu’à récemment, une telle mesure semblait impraticable compte tenu de la concurrence fiscale entre États. Mais la crise actuelle ouvre peut-être une opportunité inattendue : après tout, celle des années 1930 a conduit à une très forte contraction des patrimoines les plus élevés et a permis dans le même temps de rendre socialement acceptable l’augmentation massive de l’imposition progressive sur les revenus. Deux tendances qui expliquent, selon les travaux de Thomas Piketty, la réduction des inégalités jusqu’aux années 1980 dans les économies industrialisées.

En bref, même après la Révolution française et les rêves de redistribution intergénérationelle des premiers libéraux, il demeure sans doute dans la nature des classes les plus favorisées de tendre sans cesse à faire sécession en privilégiant leur lignage propre. Et il est donc toujours du plus élémentaire devoir social d’y contrevenir. Y compris pour ces dites classes les plus favorisées. Car comme le rappelle Winnicott aux pauvres parents en manque de reconnaissance : « Inutile d’ajouter qu’on ne vous dira pas merci » [3].

Notes

[1Ce montant est révisé annuellement de la même manière que la première tranche de l’impôt sur le revenu ; il s’élevait ainsi à 151 950 € pour l’année 2008.

[2Enquêtes menées par André Masson avec l’institut TNS-Sofres.

[3D. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, NRF Gallimard, 1975 pour la traduction française, p. 198.