devenir jeune

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En 2005, les stagiaires en colère du mouvement Génération précaire se dissimulent sous un masque blanc pour dénoncer une situation que nul ne veut voir. Deux ans plus tard, le collectif Jeudi Noir détourne joyeusement les visites d’appartements hors de prix. En se revendiquant de la jeunesse, ces luttes mettent au jour le fait qu’être jeune, aujourd’hui, c’est d’abord devoir piétiner au seuil de l’emploi ou du logement, et patienter aux marges de la citoyenneté.

Manuel Domergue appartient aux collectifs Génération précaire et Jeudi noir

Ces derniers temps, les jeunes occupent pas mal la rue, les amphis, les appartements trop petits ou les immeubles trop vides. Sous des formes assez différentes, au cours des révoltes des banlieues en 2005, de la lutte anti-CPE, du mouvement contre les réformes de Valérie Pécresse ou des mille et un mouvements qui s’en prennent à la « fracture générationnelle » sur tous les fronts, des jeunes expriment leur malaise, la plupart du temps lors des grands mouvements sociaux étudiants, plus rarement dans des « collectifs » comme Génération Précaire, ou comme Jeudi Noir, La France qui se lève tôt, AC le feu , voire dans un mouvement comme Génération Palestine. Stages abusifs, loyers inaccessibles, discriminations, périls écologiques et appauvrissement général : les motifs à la colère ne manquent pas, et les bizuts se rebiffent.

génération précaire

Le bizutage social le plus criant frappe à l’entrée sur le marché du travail, dans cette période de transition qui tend à s’allonger indéfiniment, avec la caricature que constituent les stages. Sans aucune reconnaissance, sans droit, sans autre gratification minimale que 398 euros pour les stages de plus de trois mois, 800 000 stages sont ainsi effectués chaque année. Avant de se défendre par eux-mêmes au sein du collectif Génération précaire, il y a trois ans, les stagiaires n’avaient été défendus par personne, ni presse, ni syndicat, ni parti.

Cette méconnaissance de la situation des stagiaires a amené les militants de Génération précaire à se heurter à des malentendus avec les acteurs traditionnels. Porte-parole des marges du monde du travail, ils ont eu bien du mal à se faire entendre par leurs alliés politiques naturels. Face aux revendications des stagiaires (encadrement des stages, limitation dans le temps, salaire minimum et adossé aux cotisations sociales), la crainte de la gauche classique était de voir s’institutionnaliser un « sous-contrat de travail » (alors qu’il était tellement plus simple de fermer les yeux sur ce non-contrat de travail qu’était le stage sans aucune législation). Ségolène Royal avait cru pertinent de faire payer les stagiaires par les régions, à la place des employeurs. Même chez les Verts, une sénatrice comme Dominique Voynet refusait que les stagiaires paient des cotisations sociales, car leur revenu ne pouvait être qu’une « gratification », en aucun cas une rémunération. La difficulté pour nous était de faire admettre le stage comme une période mi-formatrice mi-productive, et le stagiaire comme un mélange d’étudiant et de travailleur, ce que la CFDT, par exemple, a longtemps refusé. Les précaires, finalement, revendiquent une prise en compte de leur statut bâtard.

Le bizutage se décline également dans l’accès au logement. Certains des militants de Génération précaire ont donc continué le combat sur le front des loyers, en créant le collectif Jeudi Noir. Subvertissant à coups de confettis de vraies visites d’appartements hors de prix, ce groupe a essayé de cibler un phénomène apparemment neutre et impersonnel, la bulle immobilière, pour montrer que ce sont finalement les jeunes qui la paient. La bulle des années 2000 a en effet rendu l’accès aux logements plus difficile pour les nouveaux entrants. Les jeunes, en valeur absolue, dépensent quatre fois plus d’argent pour payer leur loyer que leurs aînés, alors qu’ils vivent dans des surfaces plus petites et ont des revenus inférieurs. Face à cela, encore une fois, les politiques sociales traditionnelles ne protègent que le coeur intégré de la société salariale. L’encadrement des loyers s’applique aux baux en cours, et non aux nouveaux locataires. Et les cités U, qui n’accueillent que 7 % des étudiants, sont bien loin de répondre à la massification de l’enseignement supérieur. Les choix budgétaires récents donnent la priorité à l’accession à la propriété à coups de milliards, au détriment des locataires mallogés…

Même les aides à la personne, censées rendre les locataires solvables pour qu’ils s’intègrent sur le marché de l’immobilier, ratent leur cible. Alors qu’elles coûtent la somme colossale de 14 milliards d’euros par an, elles atterrissent en réalité dans la poche des propriétaires, à hauteur de 50 à 80 %, puisque ces derniers les répercutent dans les prix qui augmentent d’autant. Dans le monde du logement, le collectif Jeudi Noir, est le seul collectif à gauche à défendre une approche critique du principal instrument d’aide aux locataires, tandis que les autres (Fondation Abbé Pierre, PS, PCF...) se contentent de réclamer que l’État remplisse encore et encore un panier percé. Dans le même ordre d’idées, Jeudi Noir s’est fâché avec tout le monde en pointant du doigt, occupations bruyantes à l’appui, les dérives de la gestion paritaire du « 1% logement » (logements réservés aux salariés fidèles, au détriment des précaires, opacité dans l’utilisation des fonds, clientélisme…). La gauche a préféré fermer les yeux sur ce hold-up paritaire pour ne pas affaiblir ce prélèvement destiné au logement.

Bref, Jeudi Noir s’attache à ne pas seulement demander plus d’argent pour les jeunes, et prétend aussi émettre des critiques sur le modèle social existant, en défendant, entre autres, des revendications gratuites, finalement bien plus dérangeantes pour la routine du dialogue social que de simples demandes catégorielles. Pour porter ces idées, ce collectif a veillé à ne pas être cantonné par les médias au registre du témoignage plaintif, mais également à imposer ses propositions dans le débat public.

génération contre génération ?

Ces bizutages sociaux se doublent pour les jeunes d’une minoration politique, d’une sous-représentation syndicale et politique chronique. Quand on sait que la campagne a été marquée par l’injonction à travailler de Nicolas Sarkozy, élu grâce au plébiscite des retraités, on peut voir ce scrutin comme une mise au pas (et au travail) des jeunes par les vieux. La campagne, d’autre part, a été rythmée par la glorification d’une histoire de France mythifiée, de Clovis à De Gaulle, en passant par la période coloniale — vision datée du roman national, imposée par la vieillesse à une jeunesse qui expérimente depuis sa naissance une société métissée. A tel point que la « fracture coloniale », issue de la décolonisation, empoisonne aujourd’hui le vivre-ensemble et alimente le modèle français des discriminations. Pas étonnant dès lors que Nicolas Sarkozy ait choisi de mobiliser l’électorat âgé des zones rurales en diabolisant la figure du « jeune de banlieue », étranger, assisté et dangereux. Inutile, pourtant, de trembler à l’évocation d’une improbable « guerre des générations ». Le principe des luttes de jeunesse n’est pas de cibler un illusoire groupe des « vieux » ou de régler des comptes avec ses parents, comme cela avait été souvent le cas au sein des familles de « soixante-huitards » traversées par de forts antagonismes culturels. Il s’agit plutôt de contester les mécanismes sociaux et politiques qui aboutissent à laisser sur le bas-côté des franges entières de la population. Le but n’est pas de faire passer les jeunes avant les autres, mais d’améliorer la situation des plus faibles pour améliorer par ricochet celle des jeunes.

Un exemple récent : le mouvement de jeunes « galériens du logement », Jeudi Noir, a refusé de rejoindre une coalition contre la loi Boutin. Cette coalition, initiée notamment par la Confédération nationale du logement (CNL) qui défend surtout les locataires du parc social, voulait en effet protéger les ménages qui vivent toujours dans le parc HLM alors qu’ils ont dépassé les plafonds de ressource. Au contraire, Jeudi Noir proteste contre un parc social trop restreint, mais aussi trop occupé par des ménages qui ne sont plus dans le besoin, pendant que les jeunes se ruinent dans des chambres de bonnes hors de prix. Jeudi Noir ne demande pas que les HLM accueillent en priorité les jeunes, mais qu’ils soient destinés d’abord aux plus pauvres. Et il se trouve que les jeunes sont en moyenne plus pauvres… Encore une fois, ces collectifs défendent les outsiders contre les insiders, et ainsi se trouvent devoir soutenir un aspect de la loi Boutin !

Le but n’est pas d’opposer la fracture générationnelle à d’autres modes de mise en conflit de la société complémentaires, comme la division en classes sociales, ou les discriminations racistes et sexistes. Mais il ne peut plus être question de mettre de côté, « pour plus tard », des « contradictions secondaires » au profit d’un front inter-générationnel uniforme. Dans des sociétés plurielles et fracturées de toutes parts, aucun clivage ne résume à lui seul les injustices vécues par différents groupes ou communautés. « La jeunesse », très diverse, n’est peut-être qu’un mot, comme l’écrit Pierre Bourdieu. Mais quand on a entre 20 et 30 ans aujourd’hui en France, on partage bel et bien certaines expériences concrètes (stages, galère de logement) ou plus diffuses (sentiment de régression générationnelle et report de l’accès à l’âge adulte) que n’ont pas connues nos aînés. Ces mouvements de jeunesse sont parfois accusés de « jeunisme », de former un groupe artificiel, « inter-classiste », et de glorifier une tranche d’âge au détriment des autres. Or, c’est l’inverse qui se produit. Une tranche d’âge qui au départ se fout pas mal de former un groupe est « faite jeune », au profit de ses aînés qui la maintiennent dans cet état de bizutage. Comme l’écrit Pierre Bourdieu, « les classifications par âge reviennent toujours à imposer des limites et à produire un ordre auquel chacun doit se tenir, dans lequel chacun doit se tenir à sa place ». Si l’on peut dire, on ne naît pas jeune, on le devient… et on le reste bien malgré soi !