Travaux dirigés

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L’effort démocratique s’ancre dans un partage de la prise de décisions. Mai 68 l’avait mis à l’honneur. « Le pouvoir avait les usines, les travailleurs les ont prises » disait un slogan. Mais est-ce si sûr ? Si le monde du travail s’est bien transformé depuis, s’il a fait du dialogue social son étendard, aujourd’hui encore, la question d’un gouvernement démocratique n’y est toujours pas franchement posée. En somme, tout reste à faire.

Épisodes de guérilla urbaine. Le 24 février 1979, à Longwy, coeur de la désindustrialisation en Lorraine, des ouvriers attaquent le commissariat au bulldozer pour protester contre les plans dits de sauvetage de la sidérurgie. Le mardi 21 avril 2009, des salariés de Continental mettent à sac les locaux de la sous-préfecture de l’Oise à Compiègne, pour protester contre la décision du tribunal qui avalise la fermeture de l’usine de Clairoix.

Trente ans se sont écoulés, et pourtant les formes d’action auxquelles ont recours les salariés en lutte frappent par leur similitude. Dégradations matérielles, blocage de voies de communication, séquestration de dirigeants : les luttes ouvrières actuelles paraissent revisiter des modes de contestation que la « modernisation des relations professionnelles », promue par les institutions à l’échelle européenne et nationale depuis les années 1980, semblait pourtant avoir disqualifiés.

le travail domestiqué

Au nom de cette exigence « modernisatrice », les principes de toute une culture politique et syndicale ont en effet progressivement été sapés. Il y eut là sans doute une volonté de tirer une leçon des « années 68 » : si les rapports sociaux s’étaient caractérisés par tant d’aspérités, peut-être était-ce le fait d’un malentendu. Autrement dit, les intérêts des salariés et de leurs dirigeants, contrairement à ce que soutenait une idéologie marxisante en vigueur à cette époque, n’étaient au fond pas si divergents, puisque la bonne marche de l’entreprise garantissait la stabilité de l’emploi des salariés. Dès lors, à la violence des rapports sociaux qui prévalait antérieurement devait succéder un idéal de discussion. À l’oralité peu rigoureuse et quasi-coutumière des échanges en milieu professionnel devaient se substituer des procédures écrites et codifiées garantissant le respect du droit. À une lecture du monde du travail en termes de lutte des classes devait succéder une troisième voie fondée sur l’échange des points de vue, patronal et ouvrier, au sein d’institutions favorisant le « dialogue social ». Juste évolution tant le monde du travail, juridiquement conçu comme un espace hybride, situé entre les sphères publique et privée, était demeuré relativement en marge des réformes gouvernementales mises en oeuvre au cours des Trente Glorieuses.

Le rapport Sudreau (1975) commandé sous Valéry Giscard d’Estaing a marqué en la matière une première inflexion, en affirmant que la démocratie pourrait investir l’espace de travail. Le pouvoir public entendait pénétrer de la sorte un domaine à distance duquel il s’était longtemps tenu, au nom d’une conception du politique en partie contestable : celle qui distingue, comme deux domaines nettement séparés, « d’une part, les activités économiques pensées comme enserrées dans la sphère privée, et libres de mettre en oeuvre une logique de gestion de la main d’oeuvre de type domestique […] ; d’autre part, les activités officiellement identifiées comme politiques relevant de la sphère publique, aux contours formellement identifiables et étanches. » [1] Un tel clivage de l’individu contemporain, émancipé comme citoyen, subordonné comme{}travailleur, n’était pas longtemps tenable, alors même qu’on prétendait poser les jalons d’une société « avancée », selon l’appellation giscardienne. Pour autant, le pouvoir patronal sur l’outil de travail et sur l’organisation de la production ne fut pas radicalement transformé.

En 1981, le gouvernement d’union de la gauche afficha une prétention à l’instauration d’un certain renouveau des rapports sociaux : on ne pouvait « changer la vie » sans changer celle des salariés au travail. Aussi les lois Auroux de 1982 s’attachèrent-elles à reconnaître aux travailleurs certains droits supplémentaires, en leur donnant notamment la possibilité de s’exprimer sur leurs conditions d’activités au sein de l’entreprise, et en instaurant une obligation annuelle de négocier sur les salaires, la durée et l’organisation du travail. Vingt-sept ans après leur adoption, les lois Auroux sont encore perçues positivement par une partie de la population ouvrière [2] : on s’en souvient comme d’un souci de développer les libertés sur le lieu de travail et d’une tentative de libération de la parole des salariés après plusieurs décennies d’indifférence de la part du pouvoir. Cependant une forme de désillusion s’exprime également : cette tentative louable de démocratisation a peu porté ses fruits, et c’est encore aujourd’hui la « normativité domestique » qui prévaut au sein des espaces de travail, y compris dans le secteur des services [3].

Considérant que les intérêts du patronat et des ouvriers sont sinon communs, du moins non radicalement opposés, et reconnaissant une valeur aux expériences et à la parole des salariés, les lois Auroux posaient deux éléments fondateurs d’une vision du monde de l’entreprise alternative aux conceptions anarcho-syndicalistes de la Charte d’Amiens, qui continuaient, certes modestement, à inspirer en filigrane la lecture du quotidien de nombreux salariés. Sauf qu’à l’heure actuelle, cette vision partiellement revisitée du monde du travail, épurée des références aux conflits sociaux au nom d’un idéal de paix sociale, semble battre de l’aile. Trente ans en effet se sont bien écoulés : les restructurations ont pris un nouveau visage. De conjoncturelles, présentées comme douloureuses mais inévitables et rapidement dépassées, elles sont devenues caractéristique structurelle du régime productif contemporain. Elles font désormais figure de mode de gestion permettant un retour sur investissement à des niveaux de rentabilité plus importants qu’auparavant, qui garantissent l’attrait de l’entreprise aux yeux des actionnaires. Les conséquences sont sans appel : de moins en moins de salariés sont convaincus par la réalité et l’efficacité du dialogue, et beaucoup semblent davantage tentés par le désengagement radical, comme le suggèrent l’évolution à la baisse des taux de syndicalisation dans les secteurs privé et public et l’ampleur de l’abstention aux élections professionnelles. Comment expliquer une telle désillusion, après l’apparente mise en pratique de mots d’ordre inspirés du mouvement social des « années 1968 » — après la prise au sérieux par le pouvoir d’une revendication aussi radicale que la démocratie dans l’entreprise ?

quelle cogestion ?

L’une des raisons en est peut-être que ces mesures n’ont pas voulu revenir sur les fondements du système français de relations professionnelles tel qu’il s’est mis en place à la Libération. Une caractéristique de ce système consistait à organiser le débat entre direction et salariés selon un schéma a priori — mais a priori seulement — analogue à celui de la démocratie représentative : la direction dialogue avec des représentants des salariés, élus dans le cadre d’élections professionnelles, au sein d’institutions prévues à cet effet. Lors des réunions du Comité d’entreprise, principale institution représentative du personnel, la direction se doit d’informer et de consulter les représentants des salariés sur le fonctionnement de l’entreprise. Si une telle obligation n’est pas respectée, les représentants des salariés sont en droit de saisir le Tribunal de grande instance pour « délit d’entrave ». Or un tel système présente de réelles limites : le dialogue y est conçu a minima, puisque la direction doit seulement consulter et informer et n’est pas juridiquement tenue de poursuivre la discussion avec les représentants des salariés lors de réunions aux ordres du jour souvent chargés. Les marges de manoeuvre juridiques des représentants des salariés sont de fait limitées : pour avoir leur mot à dire sur la marche de l’entreprise, notamment dans le cadre de procédures de restructuration affectant le volume des emplois, ces représentants ne disposent que d’un recours juridique sur la forme et non sur le fond. Le délit d’entrave dont ils peuvent se prévaloir devant les tribunaux ne leur permet que de retarder une procédure sur laquelle ils ne peuvent avoir de prise.

Au cours des dernières décennies, marquées par un affaiblissement du rapport de force au détriment des salariés, et par une juridicisation croissante des relations professionnelles, de nombreuses procédures ont été menées pour délit d’entrave. Ce phénomène, loin de traduire seulement la réactivité des sections syndicales concernées, suggère également un certain enrayement des relations professionnelles. Le cas de la procédure engagée par les représentants des salariés de GDF, confrontés en novembre 2006 au projet de fusion avec Suez, en fournit un exemple. Craignant la suppression de centaines d’emplois du fait de la présence de postes « doublons » au sein des deux entreprises en voie de fusion, le Comité d’entreprise a fait valoir devant la justice son souci de disposer de plus amples informations sur ce sujet. Les réactions ne se firent pas attendre, notamment dans une partie de la presse économique et financière française. Les salariés et leurs représentants étaient accusés de constituer un frein aussi gênant que vain, dans la mesure où la décision de mener à bien ou non le projet de fusion ne relevait de toute façon pas d’eux ; une telle procédure judiciaire ne pouvait avoir pour conséquence que de retarder un projet. On peut juger ces réponses arrogantes, leur reprocher leur manque de respect des salariés : rien de tout cela ne serait véritablement faux. Mais ces reproches — fréquemment formulés à gauche vis-à-vis d’un actionnariat jugé « irresponsable » — ne permettent pas de proposer une alternative réelle à une situation que les salariés vivent comme un drame et une injustice de nature proprement politique.

Il semble ainsi qu’on ait conçu et construit la démocratie dans l’entreprise sur la base d’une exigence principale, centrée sur l’exercice de la parole de la part des salariés. Curieuse injonction que celle de parler quand, en toute probabilité, sa parole ne sera pas suivie d’effets... Il n’est d’ailleurs sans doute pas innocent que, dans l’affaire Continental, l’évocation de ce dialogue social soit le fait de la ministre de l’Intérieur. Réagissant au saccage des locaux de la sous-préfecture, Michèle Alliot-Marie a déclaré en effet déplorer « ces débordements portant atteinte à des bâtiments et biens publics », alors que « dans [ce] dossier difficile l’État s’est toujours engagé pour faciliter le dialogue social et aider à la recherche de solutions ».

Devant l’impuissance juridique à laquelle le système de relations professionnelles en vigueur les cantonne, on comprend un peu mieux pourquoi les salariés et leurs représentants font parfois le choix de la violence matérielle — violence dont semblent particulièrement friands les médias, qui en parlent bien plus abondamment que des recours devant les tribunaux ou des grèves.

politiser la production

La conception des relations professionnelles n’a pas toujours reposé sur de tels présupposés. Les textes élaborés par le Conseil national de la Résistance, réuni avant la Libération, traduisent la conviction que le souci de moderniser les espaces de travail ne peut faire l’économie d’une remise en cause au moins partielle d’un impensé des rapports professionnels, à savoir les modes d’exercice du pouvoir dans l’entreprise. Ils mettent à l’honneur un idéal de cogestion, selon lequel les salariés doivent avoir part aux décisions économiques clés : le Comité d’entreprise, loin de se limiter à la gestion des oeuvres sociales ou à la contestation formelle de décisions prises à l’insu des salariés, se voit ainsi doter d’un réel contre-pouvoir, permettant au rapport de force de se traduire par des résultats concrets affectant le quotidien des salariés.

Depuis deux décennies se multiplient les rapports, gouvernementaux et communautaires, sur la « bonne gouvernance ». Un tel glissement sémantique fait problème : pourquoi ne pas poser publiquement, et constituer en enjeu politique, la question du gouvernementau sein des entreprises, c’est-à-dire réaffirmer que l’espace de travail est un espace où se joue l’approfondissement du projet démocratique ? À l’heure où le capitalisme fait naître des doutes sur ses modes de fonctionnement, sur la légitimité de ses mécanismes, sur la violence de ses recompositions, il est peut-être enfin temps de changer de registre lorsqu’on évoque le « sort » des salariés, de cesser de parler à leur place, de dépeindre leurs trajectoires en termes apolitiques, et de déplorer leur manque de participation au débat public.

Deux pistes, à cette fin : redéfinir tout d’abord les prérogatives du Comité d’entreprise en conférant à cette instance un réel pouvoir de décision en matière économique. La question des relations avec les dirigeants et les actionnaires se poserait alors inévitablement, et il incomberait au débat public et au rapport de force social de déterminer si ces deux pôles de décision (direction et assemblée générale des actionnaires) sont ou non légitimes. Par ailleurs, on pourrait envisager que les grandes orientations en matière de production soient déterminées démocratiquement et à une échelle globale. On objectera que ce serait là revenir à des méthodes de planification qui ont fait la preuve patente de leur inefficacité. Reste qu’aujourd’hui les impératifs ont changé, notamment du fait de l’urgence des questions liées au changement climatique. Promouvoir une agriculture de qualité et de raison, qui satisfasse aux exigences de ravitaillement de la population ; concevoir et mettre en oeuvre des modes de transports propres et socialement justes ; assurer la tenue et le fonctionnement de services publics de santé, d’eau et d’éducation gratuits et accessibles ; cesser, enfin, « de perdre sa vie à produire de la merde » selon la formule d’un ouvrier : autant de mots d’ordre qui transparaissent et que seul un fonctionnement démocratique semble à même de donner corps.

Post-scriptum

Irène Favier est l’auteure de Perrier-Nestlé, histoire d’une absorption. Histoire sociale d’une entreprise à l’heure des changements culturels, 1990-2000, Éditions de l’Atelier, 2008.

Notes

[1Isabelle Ferreras, Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services, Presses de Sciences Po, 2007.

[2Nous nous fondons ici sur des entretiens réalisés dans le cadre de nos recherches en cours sur l’histoire des conflits du travail depuis 1973.

[3Isabelle Ferreras, ibid.