éloquences de la démocratie entretien avec Dominique Dupart & Franck Laurent

La démocratie a ses hérauts. On les appelle parfois démagogues. Aujourd’hui comme hier, on les admire, on les craint, on les dénigre. En France au XIXe siècle, les députés Lamartine et Hugo offraient, chacun leur tour, leur verbe au peuple. Les discours politiques tiraient leur énergie d’un lyrisme romantique et d’une démocratie à conquérir. On huait, on pleurait, on acclamait. Maintenant, Sarkozy. Mais aussi Obama. Qu’est-ce qui fait l’éloquence démocratique ?

Qu’entend-on par « démocratie » dans les années 1830-40 en France, à l’époque de la génération romantique ?

Franck Laurent On emploie alors assez peu le mot démocratie en termes de type de régime. La notion originelle de montée des classes populaires au pouvoir est un sens beaucoup plus souvent activé, soit pour le critiquer, soit pour l’exalter. Le mot « démocratie » ou ses dérivés désignent un processus, souhaitable ou non, de démocratisation.

Dominique Dupart Pour dire ce processus, on parle du « progrès » ou du « mouvement ». Dans les années 1830, à la Chambre, personne ne brandit le drapeau de la démocratie. Les choses commencent à se formuler dans les années 1840. Et encore ! Seul un petit nombre de personnes s’y risque. Le plus souvent, démocratique, est un adjectif dépréciatif. Quand Rémusat, qui est proche de Guizot, emploie l’expression lyrisme démocratique pour qualifier l’éloquence du député Lamartine, il s’agit d’une caractérisation plutôt péjorative.

FL C’est alors presque synonyme de « démagogique ». Selon Guizot, la société est unie dans et par la hiérarchie — une hiérarchie « bien liée », sans les ruptures de l’Ancien Régime. Guizot est hostile au retour des privilèges, mais il exprime en même temps son horreur du nivellement. Cette idée, présente chez la plupart des libéraux de l’époque, permet de comprendre ce que le fait démocratique a de « démoralisateur » : s’il n’y a plus de hiérarchie, il n’y a plus d’énergie, plus de transmission, plus de civilisation…

Hugo et Lamartine sont du côté du « mouvement ». Mais de quelle manière, au juste ?

FL Ils ont tous deux évolué ; et entre les deux, il y a plusieurs chassés-croisés. D’abord, Lamartine entre plus tôt que Hugo dans la politique active. Son évolution politique est relativement linéaire : elle est une progression vers la gauche sans retour en arrière, jusqu’à en faire l’un des leaders de la révolution de 48. Chez Hugo, en revanche, on a d’abord une régression : en 1830, il considère Louis-Philippe comme une solution de transition ; dans les années 1840, il se rallie au régime. 1848 fait tout rebasculer : Lamartine essuie un échec cuisant à l’élection présidentielle (il obtient 8 000 voix contre 5 400 000 voix pour Louis-Napoléon), coup de bambou dont il ne se remet pas ; en 1849-1850, au contraire, Hugo bouge à toute allure.

DD Lamartine croyait qu’il serait élu à l’unanimité. Ses discours en témoignent. Être élu, c’est être appelé. L’élection est réunion des coeurs. C’est ce que j’ai appelé chez lui le « suffrage lyrique ». Lamartine ne comprend donc pas pourquoi il est battu. Ce qui donne ensuite une série de pamphlets amers, où il fait du Céline avant l’heure ! Et le drame, c’est qu’il ne part même pas en exil après le coup d’État !

L’élection présidentielle au suffrage universel — la première du genre — se solde par l’élection de Bonaparte. En résulte-t-il, chez un Lamartine ou un Hugo, la tentation de dissocier entre démocratie et scrutin, de jouer la démocratie contre son institution électorale ?

DD Lamartine avait répondu d’avance à cette question à la Constituante, au moment de la discussion sur le suffrage universel direct pour l’élection présidentielle. Beaucoup n’en veulent pas, parce qu’ils savent Bonaparte en embuscade. Magnifiquement et tragiquement, Lamartine emporte la Chambre en faveur du suffrage direct. Évidemment, il croit à ses chances. Mais à la fin de son discours, il dit : « Et si je me trompais ? Et si le peuple était assez enfantin pour abdiquer sa sûreté, sa dignité, sa liberté entre les mains d’une réminiscence d’Empire ? » Eh bien, la grandeur du suffrage populaire fera que Louis-Napoléon devra s’incliner devant lui. Ensuite, Lamartine émet l’hypothèse que le peuple suive Louis-Napoléon sur le chemin de la trahison. Alors, il profère ce mot terrible : « Eh bien, tant pis pour le peuple ! Ce ne sera pas nous mais lui qui aura manqué de persévérance et de courage. »

FL La victoire de Bonaparte est écrasante, mais il ne faut pas oublier qu’aux législatives de 1849, alors que toutes les droites préparent déjà la Restauration, environ 200 démocrates-socialistes sont élus, y compris dans des zones rurales. Bref, si le suffrage universel ne réalise pas des miracles, il peut réserver de bonnes surprises. Le véritable problème se pose, en revanche, avec les plébiscites. Le lendemain du coup d’État, Bonaparte abroge la loi du 30 mai 1850, par laquelle le droit de suffrage avait été restreint ; il rétablit donc le suffrage universel intégral. Or le plébiscite cautionne l’auteur du coup d’État. Dès lors, les analyses de Hugo — et des républicains en général — vont consister à poser deux choses. D’abord, le suffrage universel ne va pas sans d’autres institutions démocratiques : liberté totale de la presse, instances indépendantes pour garantir la vérité du scrutin, etc. Mais même quand ces conditions sont réunies, le scrutin ne peut pas tout. Et là, on retrouve un raisonnement en termes de droit naturel, hérité de la culture des Lumières : il y a des choses qui ne se mettent pas aux voix. On ne peut pas élire quelqu’un qui est coupable de forfaiture. Quelque chose échappe donc à ce qui est de l’ordre de l’organisation et des modes d’expression de la politique. Comment faire vibrer cette corde qui est au-delà de l’institutionnel ? Le spectacle de Hugo en exil va servir à cela.

Une sorte de transcendance politique ?

FL En tout cas, une extériorité à l’institution et à la gestion, pour sonder la politique. Ces deux aspects sont inscrits dans la tradition républicaine française, en tout cas jusqu’à une date récente : la grande majorité des démocrates de l’époque émerge d’un libéralisme politique viscéral, avec un accent mis sur les libertés individuelles et collectives.

Quel sens un Hugo ou un Lamartine donnent-ils au mot « peuple » ?

FL Hugo manifeste une résistance très forte à toute pensée sociologique du peuple. S’il récuse la division de la société en classes, ce n’est pas seulement parce qu’il est un républicain bourgeois. Le concept de nation lui est, d’ailleurs, également étranger. Pour lui le peuple est une énergie : il existe et se qualifie en actes. Ce n’est pas un ethnos, c’est un demos. Cette conviction n’est pas encore explicite dans son premier roman, Han d’Islande : le peuple y est compartimenté en communautés simples et claires — les chasseurs, les pêcheurs, les mineurs — chacune étant liée à un lieu. Mais très vite, Hugo renonce à ces territorialisations stables. Jean Valjean est sans nom, sans famille, sans lieu. Dans son univers intellectuel et romanesque, l’espace du peuple devient donc beaucoup plus fluide. Dans un épisode de Notre Dame de Paris (Livre VIII, ch.6), une foule est rassemblée en place de Grève pour assister à l’exécution d’Esméralda : c’est la populace. Et voilà que Quasimodo surgit et enlève Esméralda. Devant ce coup d’éclat, la foule acclame Quasimodo avec frénésie en criant « Noël !, Noël ! ». Or dans le texte, le terme change aussitôt : la populace s’est convertie en peuple.

Il n’y a donc pas pour Hugo une partie vile du peuple et une autre qui serait le vrai peuple : en fonction des circonstances une foule peut être populace ou se convertir en peuple. Chez Hugo, quand la masse fait une révolution, elle est peuple. On ne peut donc réifier le peuple d’aucune façon : pas plus en nation qu’en classes, pas plus en corporations qu’en minorités, pas plus en terroirs qu’en identités. Le peuple est une sorte de substance : il est là, il n’y a que lui, c’est l’humanité ; mais il n’existe qu’en puissance et en surrection. En 1850, Hugo plaide donc contre Thiers en proclamant que le suffrage universel fait le peuple en le transformant en sujet politique. Il y a dans Les Misérables une très belle phrase : « Marius avait trop peu vécu encore pour savoir que rien n’est plus imminent que l’impossible. » Or s’il est possible de penser que rien n’est plus imminent que l’impossible, c’est bien parce que, chez Hugo, la politique n’est pas autre chose que le peuple en tant qu’indifférenciation totale d’une part, et, d’autre part, en tant qu’énergie : c’est le peuple océan !

DD Il faut relier cette représentation du peuple comme énergie avec la naissance du genre de l’épopée démocratique : un poème épique dont le héros n’est plus un seul homme, mais le peuple incarné en un seul individu. Lamartine parle de Jocelyn comme d’un « poème démocratique ». On retrouve ce caractère épique dans les discours à la Chambre : le peuple y est un substrat d’épopée. En 1848, les contemporains ont le sentiment que l’épopée démocratique, contenue jusqu’à présent dans des textes, rejoint l’espace politique.

Pouvez-vous décrire la façon dont cette conception du peuple nourrit l’éloquence politique ?

DD J’évoquerai spécifiquement Lamartine, mais tout le monde, à l’époque, fait comme lui — avec moins de talent. Quand il parle à la Chambre, Lamartine le dit sans cesse, ce n’est pas lui qui parle, c’est le peuple. Il est une pythie. Ils sont tous des pythies. Même Guizot ! L’orateur dit : « L’esclave dit :… » ; et voilà que l’esclave se met à parler à travers lui. Cette éloquence, ce lyrisme démocratique, prétend n’être plus déclamatoire mais sensible. Elle prétend dire la voix intérieure de l’orateur. Mais là est le paradoxe : au moment où l’orateur est le plus proche de son coeur, un basculement s’opère, et cette voix nue devient la voix du peuple. Or, ce peuple est bien plus large que celui des électeurs : à la Chambre, Lamartine est l’homme par la voix duquel passe celles des enfants, des pauvres, des humiliés, des femmes — on lui a d’ailleurs reproché d’être trop féminin. C’est pourquoi je crois qu’on peut aller jusqu’à parler de « souveraineté populaire » à propos de cette éloquence. Un ensemble de voix singulières fusionne dans celle de l’orateur. Il y a là quelque chose qui s’invente et qui perdure encore aujourd’hui. L’homme politique parle pour dire aux autres : « Par ma voix, vous parlez. Dans ma voix, c’est votre voix qu’il faut entendre. » Prenez le discours d’Obama le soir de son élection. Il y évoque une vieille femme noire, dont les ancêtres étaient esclaves, et qui a patienté pendant six heures pour mettre son bulletin dans l’urne. À travers la voix d’Obama, c’est toute la fraction afro-américaine de la population qui parle et qui est reconnue dans cet hommage. Quant à nous, quelque chose fait que nous nous identifions nous-mêmes à cette femme, et que, même si nous n’avons pas voté, cette femme noire devient un peu nous-mêmes. Le nous que l’orateur s’approprie pour parler est un nous réflexif, et lyrique, puisqu’il est multiple. Il se dilate en autant de je qu’il y a d’auditeurs.

FL C’est en effet l’une des inventions fortes du lyrisme de l’époque romantique. Voyez la préface des Contemplations : « On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! »

Hugo et Lamartine ont-ils la conviction, quand ils parlent, qu’ils fabriquent le peuple, qu’ils le forgent par leur parole ?

FL Cette conviction est à l’oeuvre dans les grands moments d’éloquence démocratique de Hugo, mais elle irrigue aussi sa poésie politique. C’est le fameux « Lazare ! Lazare ! Lazare ! Lève-toi » qui conclut chaque strophe du poème « Au peuple » dans Les Châtiments.

DD Le discours est pensé comme performatif. Et en même temps, comme pour tout performatif, on ne peut faire le peuple par le discours que parce qu’il existe déjà. Ce peuple résiste d’ailleurs à sa mise en forme. Lamartine raconte qu’il se bat comme un lion contre la peine de mort. Tout le monde est pour, et voilà que passe une vieille femme qui tire sur un charroi le corps de son fils mort. Elle tombe bien ! Et Lamartine emporte la conviction. Raconter cela, c’est affirmer que l’éloquence doit s’incarner dans un corps, qui n’est pas seulement le corps de la voix, mais le corps du peuple — dans ce cas précis, le corps mort, le corps exemplaire. En 1848, Lamartine écrit à sa nièce : « Ah quels jours et quelles nuits je viens de passer, les pieds dans le sang, parlant à la lettre sur des corps morts. Des milliers de piques, sabres, baïonnettes, fusils chargés sans cesse dirigés contre ma poitrine et roulant autour de ma tête. Des colonnes de peuple ivres se succédant sans discontinuer demandant « Lamartine ! », l’écoutant après d’horribles menaces, puis s’attendrissant sur ses mains, arrachant ses habits (j’en ai perdu trois), puis devenant sages et doux comme des agneaux, des lions domptés… »

Pourtant, ces situations d’éloquence, où ils s’adressent directement au peuple, sont rares : parlementaires, ils parlent le plus souvent à leurs pairs.

DD En effet. Mais c’est un dispositif double, qui fait la beauté de cette éloquence. Tout d’abord, il y a une entente première avec l’auditoire immédiat. Une entente fusionnelle ou polémique. Sur ce point, le modèle est Mirabeau. Les discours de la Révolution française étaient très écrits. Ils étaient lus à la tribune. On ne se répondait pas. Seul Mirabeau diffère, et Lamartine, puis Hugo, ont étudié ses discours à la loupe. Les discours de l’époque romantique sont troués par les voix de l’auditoire. Elles apparaissent sous forme de didascalies de presse. Avec elles, le peuple s’invite formellement dans le corps du texte. Les journaux, quand ils les reproduisent, signalent ces interruptions et les érigent en petits drames.

FL Il arrive même qu’elles soient anticipées dès la rédaction du discours. Il y a ce discours de 1851 sur les logements insalubres dans les caves de Lille. Hugo ne l’a jamais prononcé. Or il écrit sur son propre texte : « Messieurs, je m’étonne de l’émotion que ces paroles soulèvent dans ce côté de l’Assemblée… »

DD Ensuite, les discours sont reproduits. Sous la Révolution, les grands discours étaient affichés. Ce qui naît à partir de la Monarchie de Juillet, c’est la fragmentation de l’écrit, son découpage en bons petits mots. Quand Lamartine envoie aux différents journaux des extraits de son Histoire de la Révolution française, il adresse des extraits différents selon les journaux — Sainte-Beuve parle à ce propos de « fragments à domicile ». Et il dit à ses secrétaires : « Distribuez ce texte aux gens qu’il faut, et plus bas, même, si vous pouvez. Plus bas, c’est-à-dire même à ceux qui ne sont pas électeurs… »

Dans quelle mesure le suffrage universel bouleverse-t-il cette économie de l’éloquence démocratique ?

FL En 1848, on passe subitement de 200 000 électeurs à dix millions. Si on était rodé sur les élections de notables, on ne sait plus du tout comment faire. Même la presse est en porte-à-faux : il va falloir des journaux qui puissent tirer à des millions d’exemplaires ! Et la rhétorique des discours en est affectée — même si cela prend un peu de temps. Les discours de Hugo à l’Assemblée de Bordeaux en 1871 sont beaucoup plus courts, avec des phrases plus brèves, qui parient sur un impact plus grand.

DD Avec le suffrage universel, on observe la bascule d’un régime fondé sur la voix vers une civilisation de l’écrit. On n’élit plus le prince orateur par l’acclamation mais on l’élit par un bulletin sur lequel est écrit un nom. Auparavant, à l’origine du politique, il y avait un primat de la parole vive. À partir du moment où le vote n’est plus une voix, mais un papier jeté dans une urne, qu’il n’est plus l’expression d’une montée de l’âme vers le nom élu, ce ne sont plus les mêmes personnes qui sont élues. Pourquoi Louis-Napoléon est-il élu ? Pas parce qu’il a fait une campagne extraordinaire, mais parce qu’il est un nom.

FL Mais les choses ne changent pas comme cela du jour au lendemain. L’ancien régime perdure. L’idée que le grand homme politique doit être un orateur n’est pas morte en 1848. C’est bien pour cela qu’on dira, au début, que Louis-Napoléon n’est pas digne de la fonction. Dans « Splendeurs », un très beau poème des Châtiments, Hugo fait parler le Second Empire et lui fait dire : « À bas les mots ». Pas seulement parce que la liberté de la presse est suspendue ou que la tribune du palais Bourbon est démontée. Mais aussi « À bas les mots », parce que la politique telle que le conçoit le Second Empire est une politique d’administration des choses. Pour des gens comme Hugo comme pour la plupart des anciens quarante-huitards, le fait de mener la politique sans discourir, sans parler et convaincre, est l’une des formes de la tyrannie. À bas les mots, c’est le cynisme de ceux qui disent que tous les grands mots — Démocratie, Liberté, Progrès — ne sont, justement, que des mots et que seuls comptent les faits. Or sur fond de cette dévalorisation du discours, on peut mettre en place un langage totalement falsifié, faire admettre que les gens qui ont défendu le droit sont des criminels, que le félon est le sauveur du pays.

Et aujourd’hui ? Avez-vous le sentiment d’un déclin de l’éloquence politique ?

DD Disons qu’il n’y a pas de déclin, mais que le dispositif a changé. À partir du moment où l’on s’adresse directement au peuple, les procédés se transforment. Dans cette perspective, on ne peut pas dire que Nicolas Sarkozy soit un mauvais orateur. Sa parole peut apparaître démagogique et brutale. Pourtant, du point de vue de l’efficacité — l’un des critères de l’éloquence — elle reste opérante. La parole qui s’adresse directement au peuple, qui ne passe pas par le filtre oratoire de la Chambre, est nécessairement une parole qui rétrécit. Elle doit pouvoir s’engouffrer tout entière dans la lucarne de la fragmentation dont nous parlions tout à l’heure. On ne peut plus faire parler le peuple quand on s’adresse à lui directement.

FL Nous évoquions le « À bas les mots » du Second Empire. Quand je relis Les Châtiments, je ne peux pas m’empêcher de penser à l’époque actuelle. Ce n’est plus « je vais parler à la place du peuple », pas non plus « je vais parler comme le peuple parle », ni même « comme je m’imagine que le peuple parle », mais « comme je veux, comme il est utile à mes intérêts que le peuple parle ». À partir de là, on perd le ressort et le but mêmes de l’éloquence — sa fonction d’enthousiasme. Les moments d’éloquence contemporaine adviennent seulement lorsque la spécularité est cassée. Dans les trente dernières années, la plupart des grands discours ont eu lieu en situation de campagne électorale présidentielle : beaucoup plus que dans le courant d’une législature, c’est alors qu’on entend que la politique sert à quelque chose.

Par ailleurs, si l’on prend Lamartine et, surtout, Hugo, ils sont capables, dans leur discours comme dans leur littérature, de ruptures de ton, et d’une palette d’expression et de registres particulièrement large. Chez Hugo, il y a deux types d’éloquence émouvante. D’un côté, il y a les formules qui décoiffent, et dont l’art est, notamment, lié à la pratique du vers. De l’autre, il y a des moments au ras des pâquerettes, quand Hugo se met à parler prose, y compris d’ailleurs dans ses poèmes. Je pense, par exemple, à l’histoire de cette mère qui raconte la Semaine sanglante dans L’Année terrible (« Une femme m’a dit ceci… »). Sa fille est morte parce qu’elle ne pouvait plus l’allaiter, elle est allée dans la banlieue creuser un trou pour ensevelir son corps. Et Hugo conclut le poème par ces deux vers : « L’enfant qu’on allaita, c’est dur de l’enterrer. / Et le père était là qui se mit à pleurer. » On lit ça, on est mort ! Pour parvenir à cette maîtrise, l’expérience du théâtre a sans doute été essentielle : Hugo y a trouvé une manière de parler peuple. Mais il en joue comme d’une gamme. Or une des caractéristiques de notre personnel politique depuis deux ou trois générations, c’est qu’ils sont tout le temps entre eux. À partir de là, comment peut-on espérer d’eux une telle souplesse ?

DD Aujourd’hui, l’éloquence politique est totalement détachée de la littérature.

N’est-ce pas aussi, inversement, que la littérature s’est détachée de l’éloquence ?

DD Ce divorce n’est pas récent. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, deux discours coexistent dans le champ littéraire. D’un côté, on croit encore à l’ancien régime de l’éloquence. Mais en même temps, il y a les Baudelaire et les Flaubert qui s’annoncent, et qui parlent de cette civilisation de l’éloquence et de l’acclamation comme d’une civilisation bourgeoise et dégradante pour la littérature. Pour la plupart des historiens de la littérature, il y aurait donc une dissociation, que la génération des Désenchantés, à la fin du XIXe siècle, aurait accrue. Verlaine écrit un recueil intitulé Romances sans paroles !

FL C’est la phrase du Dictionnaire des idées reçues : « Victor Hugo, grand poète, quel dommage qu’il ait fait de la politique. » Mais c’est une « idée reçue » : même Flaubert n’en est pas si convaincu. Pour ma part, je ne crois pas à cette dissociation. Que fait-on de Rimbaud, de Claudel, de Saint John Perse, d’Aragon et de la plupart des surréalistes ?

DD Cette dissociation est peut-être fausse mais elle est advenue en politique. Il faut dire que les dictateurs du XXe siècle n’ont pas peu contribué à discréditer l’éloquence. Il y a de quoi être un peu méfiant !

Ne faut-il pas chercher des formes d’éloquence, aujourd’hui, en dehors de la politique instituée ?

DD Cela va de pair avec la démocratie qui quitte les lieux officiels et constitutionnels, pour s’organiser dans des moments de rassemblement et de contestation. C’est dans cette ligne de fuite qu’il faudrait pister l’éloquence.

FL Je suis un peu sceptique. Je crois en effet que la parole politique est un bon thermomètre de l’activité politique, pas seulement quantitativement mais qualitativement. Or s’il y a toujours des moments politiques, il y manque le liant, l’instauration dans la durée…

Dans une épopée ?

FL Dans un récit en tout cas. Si on prend le combat que je connais le moins mal — celui des étrangers sans papiers —, à chaque mouvement, tout semble repartir à zéro. La mémoire s’institue très peu. Et c’est une très grande faiblesse par rapport à l’institution qui, elle, est là pour durer.

DD Le fait est que le moment de l’énonciation est un moment perdu à jamais. On ne peut que tourner autour, inlassablement, en le rejouant. À moins qu’il soit un acte fondateur. Si le moment d’éloquence se leste d’une substance législative, on s’en souvient. Il faudrait imaginer une histoire des mots qui passent. Pas seulement une histoire des mots qui agissent... L’éloquence est vouée à disparaître. Le propre de cette parole, c’est d’être an-historique. Il n’en reste, le plus souvent, qu’un souvenir – le rien du discours.

FL L’éloquence est de l’ordre de l’insurrection du discours. Mais en même temps, si on se souvient d’un discours, on peut en faire un autre. Ce qui ne veut pas dire le dupliquer. À propos de Hugo, Lissagaray, ancien communard, écrit : « Il a rempli de son contingent notre cartouchière. » À quoi fait-il allusion ? au côté réutilisable de ses formules. On est encore dans un régime où les militants ont besoin de chansons et de formules… À partir du romantisme, et jusqu’aux années 1960, il y a l’idée qu’on ne peut pas faire de politique sans cette sorte d’émotion qui déborde. Or pour susciter l’enthousiasme, pour l’entretenir, il y a un certain nombre d’arts du langage, et en particulier la poésie ou l’éloquence. Dans Les Châtiments, au moment où Hugo spécifie que c’est une oeuvre militante, il dit : « Il contiendra de tout, des choses qu’on pourra dire et des choses qu’on pourra chanter. »

Post-scriptum

Dominique Dupart est l’auteure d’un doctorat intitulé Le Lyrisme démocratique de Lamartine : étude des discours politiques de 1834 à 1848.

Franck Laurent a notamment publié Victor Hugo : espace et politique (jusqu’à l’exil : 1823-1852), Presses Universitaires de Rennes, 2008.