Si on en accepte la conception proposée par Abensour, Nancy, Rancière ou Hugo dans les pages qui précèdent, la démocratie est fondamentalement un débord : le peuple ne tient pas en place. Prolongeons le mouvement : il se peut que la démocratie ne se laisse pas non plus contenir dans l’espace où on la pense habituellement, et qu’elle surgisse là où on ne l’attendait pas, en dehors de la politique, dans la voix discordante d’un vieil homme ou dans une œuvre d’art. Mais par quels détours ? Deux pistes.

l’accent de la vérité

Nous y sommes. Bamako [1] 2005. Le procès qui va avoir lieu dans la cour d’une maison du quartier populaire de Bamako (celle où le cinéaste, Abderrahmane Sissako a grandi) oppose la Banque Mondiale et le FMI (accusés) aux habitants des régions d’Afrique (partie civile). Dans cette cour donc, la Cour. Des chaises, en nombre, des tables pour les magistrats, une barre pour les témoins. Mais aussi un bélier, des enfants, des gens qui vont et viennent, des objets, la nonchalance du désordre vivant que le film prend d’emblée dans son cadre. Des femmes teignent les tissus, des femmes regardent, des femmes traversent. Une femme hèle, sur le seuil de sa maison, un homme à qui elle tend le dos chaque matin, pour qu’il noue les lacets de sa robe avant qu’elle quitte le village pour aller chanter. Et plus loin, un malade alité, des hommes à l’entrée, sous le haut-parleur qui retransmet le procès et dont parfois ils coupent le fil.

Dans cette cour, il y a les témoins, leurs visages, et une à une, leurs voix prises dans le dispositif du procès, dans ce temps suspendu où la violence du monde se traduit en joutes verbales, mais pas seulement. Le film dans chacun de ses plans ne cesse de tirer le procès vers son dehors ; de donner à la délibération démocratique son ampleur en l’étendant au delà des murs, plus loin que la porte métallique franchie par ceux appelés à comparaître.

Nous y sommes. Les témoins prennent la parole, chacun leur tour. Mais voilà qu’un vieil homme parle, debout à la barre, sans attendre ce tour : « La parole c’est quelque chose, quand tu l’as sur le coeur ça te saisit. Si tu ne dis pas, alors ça ne va pas ». On l’interrompt : « On ne vous a pas donné la parole, allez vous asseoir votre temps viendra ». Il insiste, on lui enjoint encore d’attendre, « j’ai compris — lance-t-il — j’allais lui rendre sa parole. Ma parole ne restera pas en moi. » et s’en retourne.

Tout à la fin du procès, ce même homme, entre les plaidoiries de la défense et celle de la partie civile, bouscule l’ordre prévu et se lève. Il tient à la main un balai à franges végétales qu’il brandit et sa voix monte. Une plainte, un chant, une harangue. Chacun écoute. Tous ceux rassemblés dans la cour, sur son seuil, et au-delà. Le spectateur lui-même à cet instant entre un peu plus loin dans ce à quoi le film l’invite, il entre à l’endroit où plus rien n’est traduit mais où l’espace est percé.

Nous y sommes et nous n’y sommes pas. Et nous y sommes pourtant. Les accents, les silences dans les voix des témoins, leurs gestes et leurs regards et aussi, plus loin, les gestes et les regards de ceux qui ne témoignent pas, ouvrent la cage du procès à la tragédie africaine. Peu à peu, l’ampleur de cette tragédie portée par l’ensemble de ces voix surpasse les jeux rhétoriques. Dans cette cour, le chaos d’un monde aux institutions internationales déréglées afflue.

— le monde ouvert dont vous parlez est ouvert aux blancs, pas aux noirs.
-- je voudrais qu’on parle de paupérisation et pas de pauvreté.
-- l’Occident s’est créé et s’est infligé deux peurs, le terrorisme et l’immigration.
-- on nous a pris à la frontière algérienne et on nous a amenés et laissés dans le désert. Au début on était trente, à la fin dix. On ne sait pas ce que les autres sont devenus. S’ils sont morts.
-- ce que l’Occident nous sert comme leçon et que l’Afrique s’inflige comme traitement : paye ou crève. On est embarqué dans un idéal de société dont nous n’avons pas les moyens.
-- compte-tenu des taux d’intérêt pratiqués, nous considérons que l’Afrique a fini de payer la dette.
-- le grand courant d’information que nous recevons de vous et que vous ne recevez pas de nous annihile notre conscience.
-- je voudrais qu’une masse critique d’Africains sache pourquoi nous en sommes là.
-- comment nous réapproprier nos biens c’est une question politique majeure.

Le procès en lui-même déborde son modèle, et c’est là le pari du film qui, plan après plan, secoue vigoureusement les frontières de la fiction pour éclairer par ce qui est joué ce qui se joue réellement. Et dans ce tribunal en plein air, la langue codifiée du droit sort peu à peu de ses gonds pour devenir discours de justice.

Nous n’y sommes pas/nous y sommes. À la fin du procès, lorsqu’il prend la parole, la voix du vieil homme achève de subvertir les cadres « pour exiger le juste, le vivace et le bel infini de l’homme, d’un homme au-delà de ses droits » dont parle Jean-Luc Nancy dans Vérité de la démocratie [2].

Mais sa voix fait autre chose encore : elle fait se retourner dans cette prise de parole, comme dans une tombe, la part vivante et profondément rétive de la langue, celle qu’aucun sens jamais n’épuise, la plus étrangère.

Elle fait sonner, tonner, l’écho de ce que Lacan appelle lalangue, cette Amazonie du langage où se « croisent les sens, où se multiplient les sons, qui se soutient du malentendu » [3] et sur lequel le langage s’élabore, utilisant la grammaire, la logique, la syntaxe pour y tailler son chemin, en réduire la foison.

Là où l’exigence d’un certain ordre démocratique prévaut dans les discours, la voix de cet homme, son timbre, son phrasé, forcent le passage à s’agrandir encore. Grosse de « la merveille qui est que sans cette lalangue, il n’y aurait pas de vérité, mais que cette vérité dans cette lalangue ne peut être définie — elle y est en acte, libre, déchaînée » [4], elle creuse, à la fin du procès, la brèche par où peut s’engouffrer ce qui emporte sens et hors-sens, chair et passion, ce qui excède tout dire et s’en vivifie. A.C.

nous y sommes

Nous y sommes, à l’évidence, en démocratie. Cette évidence peut être désarmante, qu’elle se présente sous la forme de l’égalité de tous, de la justice pour tous, de l’équivalence du sujet et du citoyen, du peuple et de la loi, ou selon d’autres aspects encore d’une même affirmation de la communauté par elle-même.

Mais en même temps nous n’y sommes pas, et nous ne pouvons pas nous y faire. La démocratie ne nous sera jamais familière ; dans son exigence même d’égalité, elle est toujours inégale à elle-même, comme en excès d’elle-même. L’ethos démocratique, entendu à la fois comme ce qui donne une règle aux désirs et comme manière d’être (mais aussi, dans son sens originel, comme abri) s’écarte de toute forme d’habitude qui ancrerait les différences obligées d’une organisation d’ensemble dans une subjectivité commune : toutes les habitudes figées sont anti-démocratiques (tous les ethoï, tous les caractères, sont aristocratiques) tandis que la démocratie reste impossible à caractériser ou à habiter, elle est toujours ce reste de démocratie étrangère. Nous y sommes donc, en démocratie, mais sans y être, comme si elle nous renvoyait notre propre étrangeté à nous-mêmes.

La démocratie est le désordre vivant, la non-cohésion du peuple comme peuple. Ce qui peut se manifester comme incohérence ou même comme inconsistance du peuple n’est pas ce qui réfute son existence, mais ce qui la fonde : l’évidence (d’une incohérence). En d’autres termes, dans la démocratie, le pouvoir du peuple ne se fixe pas dans un principe, il ne s’établit pas, il ne donne lieu à aucune différence stable et compréhensible entre gouvernants et gouvernés, il éclate dans l’affirmation de l’égalité de tous ; mais cet éclatement est l’acte qui fait qu’un peuple est un peuple, c’est son évidence maintenue, ou sa constance, au sens où Rousseau peut dire que dans les pires situations, la volonté générale, même muette, est là, indestructible et constante ; au sens où Tocqueville peut dire que la seule habitude vraiment démocratique, c’est le renouvellement sans frein des décisions publiques, des élections comme des lois.

Indestructible, irréductible ou rétif est aussi l’homme démocratique, qui n’est l’égal d’un autre qu’en étant inégal à lui-même. En lui tous les désirs éclatent, chacun est évident et vaut subitement par lui-même, au même titre que les autres. On peut être tenté de régler cette multiplicité, d’habituer l’homme démocratique à un ordre qui n’est pas le sien, de le ramener à quelque principe. Mais c’est oublier que son avènement marque la fin des ordres habituels, la mise à nu d’une instabilité qui fait l’humanité elle-même : l’homme démocratique n’est pas caractéristique d’un certain régime, d’une certaine société, d’un stade de décadence ou d’un stade historique, mais il est l’homme sans caractère, dépourvu de toute détermination extérieure, ramené à son évidence plutôt qu’à sa nature, irréductible, inchangeable, ingouvernable ; l’homme redécouvert par La Bruyère, d’abord dans le peuple, puis dans l’humanité en général, alors qu’il cherchait simplement à recueillir les marques de quelques caractères aristocratiques.

L’incohérence du peuple et l’indétermination de l’homme font que la menace que court la démocratie est également indéterminée. D’un côté, il semble que l’éclatement des désirs favorise leur convergence brutale dans un mouvement d’identification que suit une pulsion de domination et de destruction : la foule anarchique se soumet alors à un tyran ou un chef totalitaire qui lui démontre son inconsistance. Mais d’un autre côté, la même instabilité, la même agitation, tend vers une forme d’inertie ou d’habitude négative, qui place le peuple en retrait de tout pouvoir et finalement de tout désir. D’un côté, Platon et Freud. De l’autre, Tocqueville, chez qui la démocratie diluée en intérêts individuels risque d’ôter « le désir de faire ».

Alors que faire ? D’un côté, contre l’excès d’identification, la démocratie devrait se maintenir par un effort constant de déliaison. D’un autre côté on peut considérer que les liaisons familiales, associatives, politiques, sont autant de fils invisibles qui maintiennent le sens du commun et l’activité démocratique. La démocratie se trouve prise entre ces deux exigences : il lui faut dénouer le lien, en même temps impossible à dénouer, entre la politique et les affects ; desserrer une cohésion qui s’exacerbe dans les valeurs de la famille et de l’autorité, mais qui, entièrement détruite, se perd dans le pâle décompte des voix ou des intérêts [5].

Si face à cette double exigence la démocratie « laisse à désirer » [6], l’aporie demande à être reformulée en fonction de la pluralité irréductible des désirs : ceux-ci résistent à une unique pulsion de domination comme à leur dissolution dans une volonté majoritaire. Ils ne sont pas pour autant totalement déliés : puisque chacun vaut au même titre que les autres, leur affirmation dans le même monde implique leur évaluation réciproque. Chaque désir vaut ainsi dans la puissance d’affirmation qui le rend différent d’un autre. S’ouvre la possibilité d’une aristocratie des valeurs, dirait Nietzsche, mais d’une aristocratie devenue égalitaire : elle n’est en effet plus celle d’un régime ou d’une forme politique mais concerne bien plutôt les affirmations irréductibles des êtres singuliers. Chaque vie (amoureuse, artiste, associative ; donc chacun des modes de vie que nous affirmons plus ou moins à différents moments de notre existence) sont des exemples d’existences démocratiques.

Certes, la forme politique de la démocratie aura toujours tendance à absorber ces existences individuelles, puisqu’elle les représente et les unifie dans une volonté souveraine. Mais tout aussi bien, l’État gagne à s’auto-limiter : c’est la voie même de sa légitimité, et donc de sa durée. La politique démocratique libère ainsi des sphères qui appartiennent de plein droit à la démocratie, sans être pour autant politiques. Sphères de l’art, de la littérature, de la pensée, de la science, de l’amour, dit Jean-Luc Nancy dans Vérité de la démocratie [7], introduisant ainsi une liste non-délimitative d’affirmations individuelles. On se tromperait en croyant qu’il s’agit ici de se replier sur sa vie privée. Tout au contraire, ces sphères sont toujours d’exposition, elles supposent toujours la mise en commun ou la circulation des affects, et des êtres qui se touchent. Ainsi, l’art ne vaut ni par son élitisme aristocratique, ni par sa popularité ou sa reconnaissance publique, il se démocratise plutôt en montrant la commune exposition des corps, en agençant des gestes ou des postures singulières (d’où l’intérêt de Nancy pour les groupes, dans la peinture, la danse, le cinéma). L’art est démocratique parce qu’il est l’évidence de ces singularités et de cette pluralité, éclatant lui-même en arts multiples.

La démocratie comme forme politique ou comme État se trouve ainsi soumise à l’impératif de laisser être une démocratie non-politique, de lui fournir les moyens d’exister, et de faire de ces moyens autre chose que des fins contrôlées, prévues, programmées. Ainsi, l’homme démocratique trouve sa place dans son inadéquation au pouvoir qui le représente. Inadéquation constante, évidente : nous y sommes, en démocratie, bien situés en retrait de notre propre souveraineté. J. L.

Notes

[1Le film Bamako a été réalisé par Abderrahmane Sissako en 2005, Les films du losange, édité en DVD par Blaq Out. Les images qui accompagnent cet article en sont extraites.

[2Jacques-Alain Miller in Ornicar n°1 « Théorie de la langue », Champ Freudien, 1975.

[3Ibid.

[4Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Galilée, Paris, 2008.

[5Cf. Derrida, Politiques de l’amitié, Galilée, Paris, 1994, et René Major, La Démocratie en crauté, Galilée, 2003.

[6René Major, L’Homme sans particularités, Circé, Paris, 2008, p. 19.

[7Jean-Luc Nancy, op.cit., p. 48.