Vacarme 48 / cahier

histoires de la photographie américaine / 12

Robert Adams, malgré

par

Bellocq était le premier, Robert Adams sera le dernier des douze — après Walker Evans, Diane Arbus, Wright Morris, Helen Levitt ou Lee Friedlander, Robert Frank et William Eggleston… — auxquels auront été consacrés autant de récits empruntés à l’épopée de la photographie en Amérique. Plutôt qu’une tentative de panorama jamais complet, quelques histoires d’images mémorables.

Le 15 avril 2009, Robert Adams (né à Orange, New Jersey, en 1937) a reçu le prix Hasselblad, soit l’une des plus importantes marques de reconnaissance internationales accordées à un photographe. Il succède à ses compatriotes Lee Friedlander (2005), William Eggleston (1998) et Robert Frank (1996), ainsi qu’à celui qu’il reconnaît comme une inspiration, Ansel Adams (1981, deuxième prix décerné par la Fondation Hasselblad). Une importante rétrospective itinérante est annoncée pour 2010, qui permettra de mieux considérer l’ensemble de son oeuvre.

Car Robert Adams occupe aujourd’hui une position particulière dans la photographie américaine, en retrait par rapport à certains de ses pairs, moins connu du public, et autrement reconnu par la critique et par l’institution, en partie en raison de ses prises de position, notamment dans ses textes. Car le photographe écrit — ce n’est pas si fréquent.

Professeur de littérature anglaise avant d’opter, en 1970, pour la photographie noir et blanc (il continue d’ailleurs à se référer volontiers à des écrivains et des poètes, telle son héroïne Anna Akhmatova, et cite William Carlos Williams, Eudora Welty ou John Clare), il a publié, outre une trentaine de livres de photographie, plusieurs recueils de textes, à partir de Beauty in Photography : Essays in Defense of Traditional Values (1981) jusqu’aux « conversations » d’Along Some Rivers (2006), tous deux chez son principal éditeur, le classique Aperture, à New York. Ces deux ouvrages ont — assez miraculeusement — été traduits en français, le premier chez Fanlac (Périgueux, 1996), le second chez Actes Sud, en coédition avec la Fondation Cartier (Arles-Paris, 2007).

frontière des écrits

En 2005, Turning Back : A Photographic Journal of Re-exploration était coédité par les deux galeries qui représentent Adams aux États-Unis, Fraenkel à San Francisco, Matthew Marks à New York. Soixante-dix images constituaient l’aboutissement d’un projet mené cinq ans durant dans l’Oregon — où le photographe et sa femme se sont installés, après avoir vécu longtemps dans le Colorado —, pour documenter et dénoncer « la déforestation dans le Nord-Ouest » du pays. L’ouvrage « part de l’océan, traverse une région de forêts industrielles qui remplacent la forêt tropicale originelle, et s’achève en atteignant le désert de l’Oregon ».

Ce travail est lié à l’idée de frontière, qu’Adams explore depuis longtemps, à travers des séries successives qui l’ont conduit de plus en plus loin vers l’ouest des États-Unis, depuis The New West : Landscapes Along the Colorado Front Range (1974) jusqu’à Time Passes (2007) réalisé face au Pacifique. Au moment où l’on s’apprête à célébrer le bicentenaire de l’expédition menée en 1805 vers l’ouest américain par Meriwether Lewis et William Clark, Adams constate que « désormais la frontière ne pouvait être qu’à l’Est [et] qu’elle était aussi dangereuse que lorsqu’elle se trouvait dans la direction opposée ». En conséquence, la tâche du photographe sera de rappeler à ses contemporains qu’il leur faut « se retourner, faire face à ce qu’ils ont créé, et tenter de le corriger, de lui donner une valeur, afin que nous parvenions à créer ce pays que nous pensions être en train de créer lorsque nous allions vers l’ouest, alors que nous n’avons pas fait ce qu’il fallait pour cela ».

Tout a commencé avec ces coupes claires faites dans une forêt millénaire, qui ne sera jamais plus comme avant. « Si on continue d’abattre les arbres […], le sol va s’éroder de plus en plus. Ce qui contribue de façon majeure au réchauffement de la planète. » Mais Adams va plus loin : « Ce n’est pas seulement une question de biologie, d’épuisement des ressources. À mon sens, cela implique un épuisement de l’esprit. » Il précise : « Celui qui n’a pas aimé assez un arbre […] — celui à qui cette expérience a échappé —, je le plains parce qu’il ne vivra pas heureux. »

De fil en aiguille, la conscience qu’a le photographe d’un « écocide » le conduit à un positionnement politique et moral — éthique : « D’une certaine manière, nous avons construit une maison, nous n’en avons pas fait un foyer. » Ou encore : « Notre système éducatif est en chute libre. Or à moins que nous ne soyons capables d’apprendre à nos enfants comment résister au mouvement de dévastation mis en oeuvre par ce que nous voyons à la télévision, la publicité, etc., nous ne saurons jamais nous protéger nous-mêmes. »

Ainsi s’exprime Adams, interrogé dans le cadre de l’émission Art 21 par la chaîne publique PBS, en 2007, année où la Fondation Cartier pour l’art contemporain expose à Paris « On the Edge », qui réunit des images extraites de trois séries, West from Columbia (1990-1992), Time Passes (1990-1992) et Turning Back (1999-2003). Mais que ce soit au cours d’entretiens ou dans ses écrits, le problème tient à la façon dont Adams s’engage. Jean-François Chevrier, grâce à qui le musée d’Art moderne de Saint-Étienne aura pu acquérir quelques tirages de la série Our Lives and Our Children (1978-1981), le montre bien, dans l’introduction qu’il rédige pour la traduction française des Essais sur le beau en photographie : Adams avoue « le risque d’être pris pour un « prêcheur évangéliste » obsédé par « le sentiment de l’inéluctabilité du mal ». [Le photographe] croit à la clarté rédemptrice de la forme artistique, même si celle-ci peut difficilement prétendre à une parfaite complétude, même si l’échec est fréquent et presque inéluctable, comme le mal, associé à la finitude humaine (dans la plus rigoureuse tradition chrétienne). » Adams développe ainsi, note Chevrier, « une sorte de mystique négative sur fond écologiste ».

C’était mieux avant. Idéaliste, romantique, le photographe constate l’apocalypse présente et regrette le paradis perdu. Surtout, il veut à toute force que l’art règne par la beauté souveraine, qui tient à la forme mais passe aussi par la vérité. Cela le conduit à définir « la beauté en photographie » d’une façon quelque peu exclusive, mais aussi à juger sans indulgence la création de son temps : « Quand l’art se définit par Damien Hirst et Jeff Koons, c’est toute une société qui s’appauvrit. Je ne suis pas le seul à vouloir faire autre chose. C’est dur de survivre dans une situation où dominent de telles figures. Nous baignons dans l’ironie — quelle soupe ! Quand je lis les mots « art contemporain », je m’enfuis dans la direction opposée. C’est comme si rien n’avait plus de sens que l’argent. » Sans doute les textes d’Adams mériteraient-ils d’être examinés de plus près… mais il est de fait qu’il peut s’y montrer franchement conservateur (au passage, ses références sont, sans surprise, des peintres comme Rembrandt, Cézanne et Hopper, et parmi les photographes qui l’inspirent, il ne mentionne que des figures disparues, Timothy O’Sullivan, Atget, Lewis Hine, Stieglitz, Weston, Dorothea Lange), et peu tolérant. Or si l’on quitte ce terrain polémique pour considérer ses photographies elles-mêmes, se posent d’autres questions.

forêt des images

Le plus intéressant tient à ces moments où le photographe vacille sur un socle solidement établi (« Une image réussie, c’est un universel concrétisé »). Lorsqu’il se trouve face à une beauté paradoxale, allant de pair avec la catastrophe qu’il a su tôt déceler. On lui a en effet demandé « de faire des photographies documentaires de la ville de Colorado Springs, alors en pleine croissance. Je […] fus étonné du résultat : les images étaient effrayantes, mais une ou deux étaient d’une beauté inattendue. Je ne pouvais pas l’expliquer. J’eus le sentiment, à partir de là, que j’avais quelque chose à explorer. » D’où cette analyse d’une de ses photographies les plus célèbres, celle d’une femme en buste, à contre-jour, par la fenêtre de son pavillon : « D’un sens, c’est l’image de la plus triste solitude et de l’architecture la plus inhumaine qui soient. Mais sur cette image pleut, du toit de la maison à la pelouse devant, la glorieuse lumière des hauteurs [du Colorado]. Nabokov disait qu’il n’y avait nulle part de lumière comparable à celle-là, sinon au coeur de la Russie. On le voit très bien sur la photographie. Elle est absolument sublime. »

L’un des projets les plus étonnants d’Adams est celui de Our Lives and Our Children : Photographs Taken Near the Rocky Flat Nuclear Weapons Plant (Aperture, New York, 1983). Cette fois, il photographie des hommes, des femmes et des enfants, en cachant le grand-angle Hasselblad fixé à sa main droite derrière un sac de provisions, choisissant ceux dont l’expression, ou la relation qu’ils entretiennent entre eux, « promet ».

En 1995, il remporte le prestigieux prix Spectrum, à Hanovre, grâce à What We Bought : The New World, Scenes from the Denver Metropolitan Area 1970-1974. C’est dire que le travail accompli au cours des années 1970 et au début des années 1980 demeure le plus chargé : le message qu’il comporte est délivré intact, des années après, et il conserve en outre une force vive, que ne manifestent pas toujours des travaux ultérieurs, plus distanciés.

Adams sait, « ayant vécu à l’écart du monde, l’énorme importance que peuvent avoir les livres ». Certains des siens sont épuisés, hors de prix, il faut donc espérer que le mouvement de rééditions amorcé avec The New West par Walther König à Cologne en 2000 se poursuivra avec le magistral What we Bought (Stiftung Niedersachen, Hanovre, 1995) — il semble que la Yale University Art Gallery envisage un fac-similé, puis une version augmentée de Denver (1977). Ce qui permettrait à ces projets de rencontrer enfin leur public. Mais les ouvrages qui rendent actuellement ses images disponibles, pour qui n’a pas l’occasion de voir les tirages, n’apparaissent pas forcément satisfaisants.

Il suffit pour cela de regarder, parmi les plus réussis, le somptueux portfolio publié en 2005 par Nazraeli Press à Tucson, Arizona : Interiors 1973-1974 ; l’impeccable fac-similé de The New West (initialement publié, en 1974, par la Colorado Associated University Press avec une préface de John Szarkowski), ou encore l’un des meilleurs ouvrages d’Adams, Los Angeles Spring (Aperture, New York, 1986) — dont certaines images sont curieusement proches de celles de Lewis Baltz au même moment, ou évoquent Friedlander, quand certaines, dans The New West, rappellent Winogrand ou Ruscha.

Les photographies que prend Adams, et qu’il tire lui-même, nécessitent une qualité de reproduction irréprochable : des noirs profonds, de la subtilité dans les détails, force et mesure pour les contrastes. À défaut, elles peuvent apparaître trop grises, plates et ternes, et partant, peinent à s’imposer, convaincre, quand les images originales certainement se défendent tout autrement.

lumière la nuit

Caractéristiques des recherches que peut mener Adams, les deux albums publiés par Aperture à dix ans d’écart, Summer Nights en 1984, dans un modeste format carré, et Listening to the River : Seasons in the American West en 1994, suivant une maquette à l’italienne. Le second associe les images verticales, étroites, par deux, trois, quatre ou cinq sur une ou deux pages horizontales, partant du principe que chacune doit être autonome, mais que lorsqu’on en rapproche deux, ou plus, on obtient autre chose encore. Le premier se concentre sur les effets de la lumière entre chien et loup ou dans l’obscurité, qu’elle soit naturelle (lune, étoiles) ou non — urbaine, domestique, foraine… Adams retrouve avec cette contrainte l’acuité, la tension et l’intensité de ses premières images publiées. La lumière est, dit-il, ce qui l’inspire, avant tout — où qu’il soit, plus que tout.

Alors pourquoi Robert Adams, à la fin ? Il apparaît à ce jour comme un photographe écologiste, héraut parfait de la cause d’une nature maltraitée par l’homme, et l’on se doute qu’en ces temps de prise de conscience des enjeux relatifs à l’état de la planète, ses préoccupations, nourries depuis le début de sa carrière photographique, tombent à pic, et permettront à son oeuvre de toucher un large public. Ce serait tout sauf une bonne raison.

Adams, donc, malgré. Malgré certains propos rétrogrades, un côté donneur de leçons, malgré les variations de son inspiration dans le temps. Résolument : pour sa capacité à se remettre en question (« Ne pas esthétiser le carnage »), à prendre des risques (« Si vous n’aimez pas les surprises, ne soyez pas photographe »). Il suggère ainsi qu’il aimerait retourner en Californie : « Prendre des photographies là-bas était assez dangereux pour soulever des questions. […] C’était un paysage où la colère était palpable. » Ou de façon tout à fait inattendue, à qui l’interroge sur ce qu’il aimerait faire s’il avait de nouveau trente ans : « Beaucoup de choses. Vous vous souvenez, quand nous évoquions ensemble l’idée de monter une entreprise de cartes postales ? Des cartes comme autrefois, sans texte sur les images. De simples photographies objectives de lieux ordinaires. On pourrait demander à Ben, Mary, Bill, Ken, Willy et Chuck de nous aider. On pourrait faire ça. »

Enfin, pour une définition impromptue, heureuse, de ce que peut apporter la photographie : « Lorsqu’on est au mieux de ce qu’on peut être, lorsqu’on a de la chance, on fait des images à cause de ce qui se trouve face à l’appareil, afin de rendre hommage à ce qui est plus grand, plus intéressant qu’on ne l’est soi-même. Cela, nous ne le faisons jamais à la perfection, alors qu’en retour, quelque chose de parfait nous est donné : le sentiment de faire partie de quelque chose. Ainsi, notre sujet nous redéfinit, et fait partie de la biographie selon laquelle nous voulons être connus. » Pour ces raisons, Robert Adams, oui, peut fermer, provisoirement, le ban.

Post-scriptum

Anne Bertrand a publié cette année Le Présent de Robert Frank. Photographie et films, Éditions D’une certaine manière.