l’hérétique et l’absent deux récits d’enfances libres

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Côtoyant des adultes trop calmes ou plus fantasques que lui, l’enfant prend de surprenantes mesures : se manifester ou se cacher, jouer l’eau qui dort, le moulin à paroles. Nous n’avons plus le mètre instable de cet espace de jeu aussi étroit, aussi vaste que l’écart entre vrai et faux, et qui est aussi celui d’un courant littéraire, le « réalisme allemand » du XIXe siècle. Retour sur Henri le Vert de Gottfried Keller et Mes années d’enfance de Theodor Fontane.

Et l’erreur, comme toujours, fait le roman.
– Hélène Bessette, Ida ou le délire

1. Keller ou l’excès

On l’appelle Henri le Vert, à cause de ses habits, taillés dans l’étoffe verte des costumes laissés par son père disparu. À la maison, tout s’épargne, la mère habille le fils dans le père, il n’y a guère plus à hériter. Il a six ans, et déjà une manière bien à lui d’habiter le langage. Il fréquente Dieu en tête-à-tête, vit avec lui sur un bon pied, ne lui sait « ni besoin ni reconnaissance, ni justice ni tort ».

Quand il ne se tait pas Henri parle trop, c’est son trait. Souvent le mutisme tourne au bavardage inconvenant, par un effet de bascule dont la logique lui échappe. En classe, on lui demande de nommer les lettres inscrites au tableau noir. Le P majuscule a un drôle d’air, bizarre. L’enfant s’écrie « Pumpernickel », heureux d’enfin trouver une forme adéquate à ce mot si plaisant (c’est un pain noir de Westphalie, mais il ne le sait pas). Le maître en colère le secoue par les cheveux, mais l’étonnement et la douleur le murent dans un silence qui ne fait qu’ajouter à son impertinence. Le maître, à la mère incrédule : un mauvais élément a gâté cet enfant, on brisera ces vilaines bizarreries, « il n’est pire eau que l’eau qui dort ». Le fils fond en larmes, qu’il cache. Elles ne serviront pas à son repentir. Il est comme ça, Henri, jamais où on l’attend. Il pleure et répond à côté, on l’interprète toujours mal. Un professeur dira de lui : « Voilà une plante singulière ! On ne sait pas trop bien qu’en faire ! »

Sincère en religion, on le croit provocateur. Il refuse de prononcer le bénédicité à voix haute, par pudeur, mais manie le Notre Père comme un as, lui fait subir toutes sortes de variations, répète telle partie plusieurs fois, accélère tout bas sur une phrase puis ralentit sur la suivante en donnant de la voix, débite d’une traite la prière à rebours.

Pour tromper l’ennui du catéchisme il compose ses propres prières, et de fil en aiguille dérègle encore son adresse au divin, affuble Dieu de sobriquets grossiers. La compulsion au blasphème, le goût pour les injures grossissent avec le temps. Il a sept ans. Il dit à part soi des gros mots entendus dans la rue. Pressé de s’expliquer, il charge des camarades : l’entraînant dans un bois ils l’auraient obligé à grimper sur un arbre pour crier à tue-tête des insultes contre les professeurs – insultes que son témoignage forcé lui fait à présent proférer au nez de ces « inquisiteurs qui n’avaient eu de repos qu’on eût établi l’origine de ces paroles défendues. »

À douze ans, Henri est mis à la porte de l’école, avec la mention « propre à rien ». Il a pris part à un charivari contre un professeur. Au conseil de discipline, il accepte la punition sans piper mot : « Je me taisais non pas par bravade, mais parce que j’en riais intérieurement et m’en amusais, en songeant que mon juge, après tout, n’avait pas inventé la poudre. » Par son silence, Henri inverse les rôles et accuse l’école qui exclut d’être traîtresse à sa cause. « Après tout, un tel événement a moins d’influence sur la destinée de ceux que l’école renvoie qu’elle ne dénonce le point faible de nos institutions, à savoir la paresse et la négligence de ceux qui sont chargés de ces fonctions et se disent éducateurs. » « L’exclusion d’un élève, fût-il le dernier des vauriens, n’est rien d’autre qu’un certificat d’indigence que l’école se délivre à elle-même. » L’irrégularité, chez Keller, dénonce la pauvreté de ceux qui font la norme et s’emploient à plier le désordre à leur ordre.

Si l’indiscipline se punit à l’école, elle s’excuse et s’admet partout hors de ses murs, à la maison et dans la rue. Au savoir ressassé des maîtres et catéchistes, asséché de ne croire qu’en la répétition d’un ordre stable et d’un réel congru, répond le débord des enfants, miraculeusement permis par la communauté des adultes, qui pose comme seule réelle la non-conformité du réel à soi-même, l’écart, le jeu (comme on dit d’une serrure qu’elle joue). Dans cette trouée offerte par le principe de non-identité s’infiltre le doux délire d’interpréter les choses. Le savoir de l’école (la vieille école, car tout Henri le Vert est traversé d’enseignements alternatifs, expérimentateurs) est l’anti-fiction même.

Il semble admis dans le monde de Keller que l’enfance soit fugueuse, menteuse, diablesse. Il faut imaginer une Suisse indolente, où les villes sont petites et les maisons pointues. Les guerres d’indépendance ne sont plus qu’un souvenir, 1848 un horizon lointain. C’est un monde d’artisans, paysans et petits commerçants, confiné dans ses Alpes, mais où déjà s’ébroue l’esprit de liberté, l’idéal de progrès. Des sociétés humanistes fleurissent ici et là. Pour le reste, la vie s’égrène en fêtes et rituels et retours des saisons. L’espace des errances romantiques s’est rétréci, bien sûr, on se perd moins, mais il reste assez vaste pour déjouer la surveillance des grands. On sillonne la campagne en bande en improvisant des comédies dans des tonneaux. On se faufile dans les théâtres, s’y fait enrôler pour un soir, cabriole autour de Faust déguisé en guenon puis s’endort dans les coulisses jusqu’au matin. On se plonge à plusieurs dans des livres d’aventures qu’on transpose dans la vie jusqu’à ne plus savoir démêler le vrai du faux. On grimpe sur les toits pour voir la ville d’en haut, petit démiurge perché recréant le spectacle du monde. Vers douze ans, Henri passe son temps à traîner, se met à jouer et fait des dettes qui l’acculent à puiser dans les maigres économies laissées par son père. Il devient maladivement prodigue, couvre de présents ses amis, les mendiants, et dilapide l’argent à l’insu de sa mère – qui finit par s’en apercevoir, mais laisse la clé sur la cassette car, dit-elle, à quoi sert de punir ? « Je m’en remets à ton intention de t’améliorer volontairement. »

En face de chez Henri, il y a un bazar. Une étrange vieille femme y tient un bric-à-brac d’objets les plus étranges dont elle fait commerce en usant d’un système numéral connu d’elle seule. Frau Margret a la folie de nommer et d’interpréter tout ce qui s’offre à ses sens. La moindre chose est pour elle animée. Que les rayons du soleil se diffractent à travers un verre d’eau, elle y voit le reflet des splendeurs, couronnes, soieries, fontaines, existant dans le ciel. Illettrée, elle collecte les livres de légendes, récits de voyages, cosmogonies lointaines, traités scientifiques, qu’elle fait lire le soir dans une société bigarrée de chrétiens, juifs, athées, où circule une parole impure, mêlée de mythes et de théosophies, où tous les récits créateurs se côtoient et disputent, où la religion n’est admise que vivante, matérielle et sensuelle. Henri y passe ses soirées. « J’allais et venais, m’asseyais dans un coin, ou me plantais au milieu de ceux qui discutaient et tempêtaient. Chargé de toutes ces impressions, je traversais la rue et dans le silence de notre chambre, je filais la matière de grands tissus de rêveries, dont mon imagination excitée fournissait la trame. Et tous ces fils s’entrelaçaient si étroitement avec la vie réelle, que j’arrivais à peine à les en distinguer. »

Les récits de Keller procèdent ainsi, dans une communication constante du vrai et de la fable, où s’engendrent des « images fugitives et mouvantes, qui se forment et s’évanouissent inconsciemment comme les souvenirs et les rêves d’un dormeur. » S’y déploie un désordre d’histoires vécues, de confusions intérieures, d’expériences sensibles et de mythomanies. Si Keller est bien le réaliste qu’on croit, c’est aussi parce qu’il tient que le monde n’est pas donné, et que l’écrire n’est en rien l’attester. Si la nature est Protée, si tout, y compris soi, reconfigure à chaque instant un ordre différent, à charge pour le récit de rejouer cette constante advenue. À l’école de Frau Margaret, l’enfant décompose la lumière dans des verres, organise le chaos et détruit le cosmos dans des sabbats nocturnes, crée des figures de cire dans des flacons qu’il fait danser en frappant sur les tables. Le réalisme de Keller est sorcier.

2. Fontane ou l’intermittence

« Mon Ruppin natal était terriblement petit-bourgeois, mais tout était poésie à Swinemünde, ce repère de négociants en faillite où j’ai vécu entre sept et douze ans, sans avoir rien appris. Je dirais presque Dieu merci. Car la vie sur le fleuve et en mer, les tempêtes et les inondations, les matelots anglais et les vapeurs russes amenant l’empereur Nicolas, tout cela valait mieux que les verbes irréguliers – la seule irrégularité qu’on pût trouver à Ruppin. »

Swinemünde est un lieu singulier. Ouverte sur la Baltique dans l’estuaire de l’Oder, tournant le dos à une Prusse de l’intérieure plus conforme à l’image sanglée, corsetée qu’on s’en fait volontiers, cosmopolite et minuscule, la ville fuit de partout. Cousue à l’eau par le Bollwerk – la digue –, elle regarde vers l’ailleurs. À main gauche, les bateaux accostent, venus des quatre coins du monde – certains, dit-on, rentrent d’avoir bravé les pirates chinois. À main droite, les cafés, boutiques, maisons étranges peuplées d’histoires. Entre les deux, les lavoirs et pontons, où s’affaire une foule grouillante. Swinemünde est une langue sans grammaire, un fief du bizarre. « La vie acquérait, du fait de toutes ces folies, un cachet de plus ».

L’époque, à raison inverse, est calme. À en croire Fontane, il ne s’y passe pas grand-chose. On se repose de la tourmente napoléonienne en attendant la suivante. Les révolutions se font ailleurs. Le passé bruisse encore du grand souffle historique, qui porte ses fantômes jusqu’au temps du tout jeune Fontane. Le père apothicaire, ancien du « combat pour la libération », est issu de ce temps légendaire. Il en a gardé un esprit d’aventure et d’errance, mais adouci, réduit aux proportions plus modestes du présent. Dans l’excentricité provinciale qui règne à Swinemünde, cet esprit prend un tour plus fantasque et bonhomme. Tout dans le père est coq à l’âne et digression. Artiste de la conversation, il s’invente des généalogies farfelues, passe dans ses propos mille choses en contrebande, attache un prix fou aux détails tout en glissant sur l’essentiel. À se remettre sans cesse dans le jeu de la fiction, à réinterpréter son monde en histoires et le désadapter en permanence, le père de Fontane s’avère une formidable instance de dérèglement.

Cet héritage, mine de rien, est immense, et Fontane s’en souvient lorsqu’il écrit sur ses vieux jours le roman autobiographique de ses années d’enfance. À travers ce portrait du père, encore jeune, par le fils, devenu vieux, s’énonce un double hommage : hommage à une enfance qu’il fut donné à Fontane de vivre heureuse et libre, hommage à la littérature, précipité de cette enfance dont son art du récit – son dit « réalisme » – s’imprègne tout en douceur. Soit un art du détour, caressant la matière, un art discret dans le grave et futile par morale, où l’anecdote rend au récit une part de gratuité et le bavardage révèle une adhérence intermittente aux choses.

« Si je me demande une fois encore “comment fûmes-nous éduqués ?”, je répondrais : “pas du tout et à la perfection”. Si l’on met l’accent sur la quantité, si l’on entend par éducation une constante surveillance, de constants rappels à l’ordre et des punitions constamment pesées sur la balance de l’équité, on peut dire que nous ne fûmes pas éduqués du tout ; mais si l’on entend par éducation rien de plus que “donner un bon exemple par une bonne moralité” et, pour le reste, s’efforcer de laisser grandir un arbuste attaché de façon à peine perceptible à son tuteur, dans l’air pur, joyeusement et en toute liberté, on peut dire que nous fûmes éduqués à merveille. » C’est dans la vacance des actions normatives, de la surveillance et du jugement que se déploie l’espace de liberté : un lieu pour la vie. Il y a là un éloge de la non-intervention au profit de la seule présence, une façon de laisser vivre sans s’en mêler, qui suggère aussi bien une politique de l’absence : « Notre éducation se faisait par à-coups, le reste du temps elle faisait totalement défaut, pas question de continuité. » La présence adulte se fait discrète aux deux sens d’effacée et de discontinue. Ne pas se hâter, ne pas tourmenter, ne pas intimider, savoir donner congé : tels sont les préceptes du père vantant le (non) enseignement qu’il destine à son fils. Ses loufoqueries de langage, ses toasts fleuris en société, son français de fantaisie, sa conversation marabout de ficelle prônent un sens du désordre où l’enfant fait son nid. Quant au reste, ceci : « On décida de me laisser grandir comme un petit sauvage et d’attendre que quelque chose se présente. »

Qu’a fait le jeune Fontane, l’enfant sauvage, pendant ce temps vacant ? Il a vagabondé, joué seul ou en bande, exploré la ville et le fleuve, grimpé aux arbres et sur les bateaux à quai. Il a menti, disparu des journées entières et pillé les jardins alentours. Petit, une inondation de sa maison l’a rendu pirate. Plus tard, il a constitué une armée, livré bataille contres les fils des matelots, fanfaronné, frappé, abdiqué, ravalé son orgueil. Il s’est raconté beaucoup d’histoires. Il n’a rien appris. Il n’était pas là.

Il était caché jusqu’à ce qu’on l’oublie. Dans les carrières de sable, au creux de dunes, au fond des « entonnoirs de terre », dans l’immense grenier de sa maison ou sous le toit de la grange, Fontane a exploré l’univers par ses trous. « Je me laissais glisser doucement dans les interstices étroits et profonds qui se trouvaient entre les poutres du toit et la masse de foin. Je restais là interminablement, le cœur battant, suffocant presque dans la chaleur lourde et tenant bon uniquement parce que je pensais, heureux : “Ils peuvent te chercher jusqu’au Jugement dernier, ils ne te trouveront pas.” »

Fontane, au nord, et Keller tout au sud : le toit est tout autant le nœud qui les relie que le chiasme qui les partage. Fontane s’y camoufle, Henri le Vert s’y perche. À califourchon sur le faîte, le mutique s’excède dans le vu et recrée l’univers. Caché dans le grenier, ni vu ni rien voyant, le prolixe s’absente, soustrait au train du monde. Excès ou manque, c’est une même démesure : ces brigands-là, sous le regard discret des grands, révèlent l’un et l’autre une irrégularité à eux-mêmes, un dérèglement du réel. C’est dans cette irréductibilité première d’une enfance qui redistribue les règles de sa présence au monde que s’ancre le réalisme de Keller et Fontane. Les romans d’enfance sont cousus d’erreurs.■