ne pas céder

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Comment se plier à la langue commune, mais sans parler comme tout le monde ? Comment plier la langue à soi, mais sans consentir à tout dire ? Aux rêves adultes d’une docilité et d’une expression également sans reste, l’enfance, puis l’adolescence opposent le jeu de cette double exigence et de ce double refus – un jeu qui n’a de sens que dans l’écart, et ne saurait se jouer qu’à l’irrégulière.

« Ce que cache mon langage, mon corps le dit.
Mon corps est un enfant entêté,
mon langage est un adulte très civilisé »
– Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux

Dans la bouche des adolescents, les mots se taillent une épaisseur nouvelle. Les « Princes du Jargon » (du titre du livre d’Alice Becker-Ho) gauchissent la grammaire, revivifient l’argot, accrochent de nouveaux plis au verlan, subvertissent les codes, inventent encore, inventent plus loin. La langue s’enfonce jusque dans ses racines et ressurgit, étrangère, parée d’accents, de gestes – ça le fait. Les figures de style sont pressées hors de leurs gangues. Dans leurs voix il y a l’écartèlement dont parle Barthes entre le langage civilisé et le corps entêté, entre l’adulte et l’enfant. Leurs mots tordent les mailles serrées des discours établis, les déchirent, ça s’entend, dans leurs bouches, quand ils prennent la parole, la langue souffre et jouit – grave.

À cet âge de la vie, l’enfance change de bord. Irrégulière. Métamorphoses, poussée de la libido, incertitude de l’avenir, inquiétude, repères vacillants. Désorientation aussi. Plus rien ne correspond. L’adolescence c’est le delta. Le charivari du vivant écarte les rives – qui maintenaient si proches monde adulte et enfance. Les paysages connus s’éloignent – parfois disparaissent. Tout semble à découvrir, tout semble à découvert. De cette bousculade, la langue porte l’empreinte – trop pas. Le choix des mots, le rythme, le phrasé font entendre l’absolue nécessité de trouver quelque chose de nouveau pour dire ce flot, envelopper ce corps devenu étrange, ces sensations surprenantes, et faire avec l’exaltation, la hâte, la paralysie, l’angoisse qui accompagnent la mue – vas-y.

Et cette surprise, toujours, se rejoue. Pour chaque adolescent, à chaque génération, mais aussi pour chaque être parlant. La langue ne cède pas. Elle mord la chair de la rencontre, d’adresse en récits, elle est aussi la chaire d’où se lancer pour dire, le point du vertige le plus grand. Qui n’a éprouvé dans la rencontre amoureuse ce vide ? Quiproquos, malentendus, bévues font entendre quelque chose qui n’est jamais à la bonne mesure, rien ne coïncide (ce qu’on parvient à dire est toujours sans rapport avec ce qu’on voudrait dire – ce qui éclaire d’une certaine façon l’énoncé de Lacan « il n’y a pas de rapport sexuel ») et il faut bâtir jour après jour une langue nouvelle où l’amour trouve à se glisser, tâtonner, traduire, « et l’amour tout entier est cette recherche d’une phrase inédite, inventée pour dire ce qui ne peut être comparé à tout ce qui a été dit auparavant dans le monde » [1].

L’irrégularité met cela en lumière : la dimension de l’incomparable, et combien elle est cruciale à l’adolescence. Le vivant, qui pousse et bouleverse, vit comme une violence et refuse tout ce qui cherche à le plier, le contraindre, le conformer, le normer. Dans les cases déjà là qu’on lui propose, l’avenir prend un visage de funerarium, la mort de l’invention n’est jamais loin. Ressentir avec la plus grande acuité qu’on n’est plus la ou le même, et que quelque chose résiste farouchement à passer sous la toise, met le commun à distance, pousse à fonder son style, à déformer la langue. Il s’agit là encore de ne pas céder, d’entailler par l’exclamation, le mutisme ou le jeu, le ronron des disqu’ourcourants (Lacan, Séminaire XX), de faire surgir dans la langue qu’on fabrique l’inconnu, le pas encore prononcé qu’on partage entre quelques-uns, avec quelques autres. Le furet du désir – « Une langue est vivante pour autant qu’à chaque instant on la crée », (Lacan, Séminaire XXIII).

O the moon shone bright on Mrs Porter
And her daughter
They wash their feet in soda water
Et O ces voix d’enfants chantant dans la coupole !
Twit, twit, twit
Tio tio tio tio tio tio
Si rudement forcée
Térée.
– T. S. Eliot, La Terre Vaine

Tout cela qui se rejoue s’est joué dans l’enfance. Dès son arrivée au monde, l’enfant plonge dans un bain de langue, est immergé dans l’« entendu d’avant le sens ». Puis arrive le moment de l’entrée dans le langage, de son apprentissage, et c’est un choix forcé dit Lacan. Un choix forcé car l’enfant ne peut faire autrement sauf dans les situations extrêmes, de folie ou d’autisme sévère.

Ce choix forcé, on pourrait le raconter avec Lewis Carroll [2]. Au seuil de « la forêt beaucoup plus sombre que le bois où elle s’était promenée précédemment » Alice éprouve « une légère appréhension », mais elle sait qu’elle ne peut « pas revenir en arrière ». Le seuil de cette forêt « où les choses n’ont pas de nom » et dans laquelle elle craint de perdre le sien figure ce seuil que l’enfant franchit pour entrer dans la langue commune, car « le sens est un autre langage » (Lacan, Ornicar, n°1).

Il lui faut quitter le bois où il faisait bon se promener, se séparer de sa langue intime – Twit, twit, twit, Tio tio tio tio – de ce babil que Lacan a appelé lalangue (en un seul mot pour souligner son nouage au corps). Alice sait qu’elle ne peut pas revenir en arrière, que pour rencontrer l’autre et le monde, il lui faut s’éloigner de cet espace privé, tressé de sons et d’inventions, « incomparable à tout autre » [3], qu’il lui faut perdre un peu pour entrer dans la grande forêt – inquiétante – de la langue partagée. Cette perte intime pour faire ce choix du sens fait éprouver au petit sujet le manque à être. « Qui êtes vous ? » lui demande alors le Faon qu’elle rencontre dans la forêt, « je voudrais bien le savoir ! » pense Alice qui lui répond non sans quelque tristesse : « pour l’instant rien du tout. » Et il faudra qu’ils fassent « quelques pas de conserve » dans cette forêt pour qu’il lui donne un nom.

De s’aliéner au sens, le sujet parlant se sépare d’une part de jouissance, la marque du langage fait tomber une part de vivant. C’est le temps que Lacan appelle celui de l’aliénation-séparation. Et le rapport que chacun entretient au langage porte cette marque. La parole en restera bancale, la langue en tire sa clocherie. Pour Freud déjà, les effets de la langue troublent les corps, les pensées, les âmes. Il arrive que les mots soient trop durs, ou trop inconsistants, que le sens paralyse, que dans certains usages, il se flétrisse. Dire sépare toujours. Pas tout ne peut être traduit, pas tout ne peut être recouvert par le sens, et rien dans la langue ne permet de résoudre l’énigme du sexe et de la mort, on ne peut attraper le fin mot de l’affaire.

Ce reste d’intraduisible troue la langue commune. Y circulent, entre non-sens et joui-sens, des signifiants qui se foutent des agents de la maréchaussée et vont et viennent comme bon leur semble, protégeant un espace qui résiste au savoir et au discours du maître, un espace où l’homophonie fait sauter les brides des syllabes et ébouriffe la syntaxe.

Par la lucarne du rêve, du mot d’esprit, du lapsus, on l’entrevoit. Il est grand comme une terre. Enfants, adolescents y jouent.

Encore un mot comme celui-là, et les marteaux
bondissent dans l’air libre
– Paul Celan, « Fleur », Grille de parole

Car c’est de jouer qu’il s’agit, de jouer sa partie avec la langue, et le plus sérieusement du monde. De refuser de se plier aux mirages des politiques actuelles qui, peut-être plus que d’autres, de circulaires en amendements, prétendent réduire la langue à une substance sans dehors ni dedans, univoque et parfaitement régulière, à un outil de communication, de protocole ou de classement, sans fautes et sans accents, et à faire croire que l’irrégularité langagière des enfants dès la maternelle, puis des adolescents et des étrangers serait le signe d’une pathologie et à traiter.

Jouer, c’est prendre le risque de faire de cet outil son instrument – et les marteaux bondissent dans l’air libre. Et jouer cet instrument, c’est faire passer dans le « bien dire » son interprétation. Pour chacun, chercher le mot juste dont la résonance importe met quelque chose de très intime en jeu, comme dans la petite enfance, comme à l’adolescence.

C’est un jeu grave comme souvent les jeux d’enfants, le seul qui promette de garder dans la forêt d’Alice des clairières que lalangue puisse traverser avec ses plumes d’indien. Le seul qui permette de ne pas laisser les langages séparés.

C’est un peu construire des cabanes dans les arbres. Et de temps en temps, comme le raconte si bien Gilles Tiberghien dans ses Notes sur la nature, la cabane et quelques autres choses [4], faire avec la langue ce que Thoreau fait avec sa cabane, transporter les objets avec lesquels on vit et auxquels on tient du dedans au dehors :« il fallait voir comme le soleil brillait sur ces objets, comme le vent y soufflait librement ; les choses les plus familières ont l’air bien plus intéressantes quand elles sont dehors qu’à l’intérieur de la maison ».

Jouer, et ne pas céder sur ce jeu, c’est se faire passer dans la langue comme objet vivant.

Post-scriptum

Ce texte a été écrit à partir d’un travail mené avec Françoise Labridy et Claire Piette.

Notes

[1Clotilde Leguil, Les Amoureuses, Seuil 2009.

[2Lewis Carroll, Tout Alice, Garnier Flammarion 1979, p 116.

[3Jacques-Alain Miller, « Théorie de Lalangue », Ornicar 1, 1975.

[4Gilles Tiberghien, Notes sur la nature, la cabane et quelques autres choses, École des arts décoratifs de Strasbourg, 2000.