Vacarme 49 / lignes

épuisement d’un lieu parisien retour sur les divisions du mouvement des sans-papiers 
autour de la Bourse du travail

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L’occupation de la Bourse du travail par la Coordination 75 des sans-papiers (CSP 75), l’évacuation brutale organisée par l’union départementale de Paris de la CGT, le départ en ordre dispersé du boulevard du Temple. Ces trois événements, du printemps 2008 à l’été 2009, ont désarticulé la mobilisation en faveur des étrangers en situation irrégulière. Celle-ci n’a jamais été monolithique, mais elle se trouve cette fois-ci singulièrement affaiblie face à la stratégie gouvernementale du « cas par cas ».

Septembre 2009, Paris. Des centaines de sans-papiers occupent un immense hangar de la rue Baudelique dans le XVIIIe arrondissement. Lieu de vie et de circulation, l’espace ressemble à un hall de gare dans lequel les voyageurs auraient posé leurs bagages. Entre les matelas, les canapés et les chaises à roulettes, vestiges de mobilier de bureau, Moussa a l’air serein, les convocations en vue d’une éventuelle régularisation commencent à arriver. Une femme débarque les bras chargés de vêtements. « C’est de la part de ma fille, pour les enfants », dit-elle en franchissant la porte d’entrée.

Aux abords de la Bourse du travail, sur le boulevard du Temple, l’ambiance est morose. Ils sont encore une soixantaine à camper dehors. Les bâches bleues les cachent de la vue des passants. Installés sur un trottoir en plein Paris, ils deviennent invisibles. Depuis qu’ils ont refusé de suivre le mouvement vers la rue Baudelique, les visites se font rares. Comme les autres, Madassa attend un rendez-vous à la préfecture de police. Mais il ne fait plus confiance en personne, si ce n’est au destin, pour obtenir un titre de séjour.

Les quatorze mois d’occupation de la Bourse du travail, de mai 2008 à juin 2009, par la CSP 75 et l’expulsion violente organisée par l’union départementale de Paris de la CGT, le 24 juin, ont fragilisé la mobilisation en faveur des étrangers en situation irrégulière. Associations, collectifs, partis de gauche, syndicats et soutiens de toutes sortes se sont déchirés au point de laisser le champ libre aux pouvoirs publics et à la stratégie gouvernementale du « cas par cas ». Désaccords, incompréhensions et rancœurs ont empêché une riposte commune. La création d’un « ministère de la régularisation de tous les sans-papiers », le 17 juillet, rue Baudelique dans des locaux désaffectés de la CPAM, est apparue comme une tentative de rassemblement. Mais elle s’est traduite par une division de plus. Non plus entre les associations et les occupants, mais entre les expulsés eux-mêmes.

Par sa violence, l’évacuation de la Bourse du travail a constitué une fracture dans l’histoire de la lutte des sans-papiers. Des militants de la CGT utilisant des matraques et des grenades lacrymogènes à l’encontre de ceux-là mêmes qu’ils étaient censés protéger. Le Gisti, les Verts de Paris et le Nouveau Parti anticapitaliste ont dénoncé l’opération, mais la plupart des organisations n’ont pas voulu stigmatiser le syndicat le plus impliqué dans la régularisation des travailleurs en situation irrégulière. La Ligue des droits de l’Homme et la Cimade se sont mises en retrait. À l’exception de Solidaires, les syndicats co-gestionnaires n’ont pas protesté. La CFDT-Paris s’est même « félicitée » de cette « libération », qui a dû lui rappeler l’expulsion du 9e collectif de la Bourse du travail du Xe arrondissement, en avril 2007.

Malgré divers projets de rapprochement initiés par RESF (avec des responsables du Gisti, d’Attac, des Verts, du Parti de gauche, du Parti communiste, du NPA, de Solidaires et de la FSU), aucune position commune n’a été trouvée tant que les sans-papiers sont restés près des « lieux du crime ». « Mis à part quelques personnes venues à titre individuel, on n’a pas reçu beaucoup de visites », indiquait Djibril Diaby, délégué de la CSP 75, avant le départ du boulevard du Temple. Il soulignait aussi « la quasi-absence des élus de la mairie de Paris ». « On a apporté des bouteilles d’eau, j’ai fait rouvrir une fontaine d’eau potable et on a fait livrer des sacs-poubelles », faisait valoir le maire socialiste du IIIe arrondissement, Pierre Aidenbaum. « Ils nous ont amené quatre balais. Quatre balais pour quatorze mois d’occupation... », résumait un occupant. Quant aux personnalités médiatiques venues soutenir les occupations de Saint-Bernard et de Cachan, elles n’ont pas répondu présent cette fois-ci.

Le principal reproche adressé à la CSP 75, qui regroupe quatre collectifs de sans-papiers (XIe, XVIIIe, XIXe et Romain Binazon), est de s’être « trompée de cible » en occupant cette annexe de la Bourse du travail, gérée par les syndicats. Selon Richard Moyon, de RESF, « il fallait viser les ministères de l’Intérieur ou de l’Immigration, pas la CGT. Les véritables responsables sont au gouvernement, pas ailleurs. Une occupation, c’est une action hostile. Pendant que nous nous divisons, le gouvernement se frotte les mains ». Réponse des intéressés, par la voix d’Anzoumane Sissoko, porte-parole de la coordination : « Pour nous, la Bourse du travail, ce n’est pas la maison des syndicats, mais la maison des travailleurs. Nous sommes des travailleurs. C’est à ce titre que nous avions choisi ce lieu ».

Les dissensions entre les collectifs de sans-papiers, souvent constitués sur des bases communautaires, et les organisations de soutien sont récurrentes. Mais l’implication d’un acteur aussi puissant, comparativement, que la CGT les a exacerbées tout au long de l’année 2008. 


Modeluxe, Buffalo Grill, Metal Couleur, La Grande Armée : plusieurs conflits, ayant valeur de tests, ont précédé la « première vague » de grèves lancée dans toute l’Ile-de-France à partir du 15 avril 2008 par la CGT et Droits devant, avant une « deuxième vague » à partir du 21 mai 2008. Condition pour avoir une chance d’être régularisé : disposer d’un contrat de travail ou d’une promesse d’embauche, recevoir des fiches de paie et avoir cessé le travail.Le principe de cette bataille était de lier droit au séjour et droit social, en s’appuyant sur le code d’entrée et du séjour des étrangers tout en protégeant les personnes via leur statut de gréviste. L’article 40 de la loi Hortefeux et la circulaire du 7 janvier 2008 permettent en effet la régularisation, « à titre exceptionnel », c’est-à-dire « au cas par cas », de personnes employées dans des métiers rencontrant « des difficultés de recrutement particulièrement aiguës ».

Inédite, l’opération a suscité l’espoir de milliers de personnes en situation irrégulière – celles-ci seraient entre 200 000 et 400 000 en France, exerçant majoritairement une activité professionnelle. Mais aussi la frustration, car nombre de sans-papiers sont seuls face à leur employeur, ne disposant ni de fiches de paie, ni de relais syndicaux. La CGT, ainsi que Solidaires et la CNT, ont tenté de prendre en compte cette dimension en menant des actions en direction des intérimaires ou des femmes dans le secteur de l’aide à la personne (avec Femmes égalité et le 9e collectif). Au total, 2 000 étrangers auraient obtenu des papiers à la suite de grèves, selon la confédération.

Parmi d’autres, les membres de la CSP 75, regroupant des travailleurs isolés, se sont sentis exclus de la démarche. « Ces dernières années, nous avions participé à plusieurs occupations, comme la basilique à Saint-Denis, le gymnase Japy, la Cité de l’immigration ou le SSAE du XIIIe arrondissement. Nous sommes allés soutenir les copains sur les piquets de grève. On ne pouvait plus attendre que quelqu’un veuille bien nous aider. Il fallait agir », se souvient Djibril Diaby. Pour les membres de la coordination, créée officiellement en 2002, l’imposition de « critères » par la CGT, en plus de ceux dictés par le gouvernement, était contradictoire avec l’objectif de régularisation de tous les sans-papiers.

En investissant la Bourse du travail à partir du 2 mai 2008, la CSP 75, composée majoritairement de Maliens, de Sénégalais et de Mauritaniens, choisit le rapport de force avec le syndicat, dont elle surévalue l’influence auprès de la préfecture et sous-estime le manque de forces militantes investies en faveur des étrangers en situation irrégulière. « Le gouvernement a vite compris l’intérêt pour lui d’une telle situation. Quand les sans-papiers se sont rendus au ministère de l’Intérieur et à celui de l’Immigration avec leurs dossiers sous le bras, ceux-ci leur ont dit de s’adresser à la CGT », rappelle Jean-François Pellissier, militant des Alternatifs. La CGT, incontournable mais impuissante.

Les maladresses se succèdent, des deux côtés. « L’une des principales erreurs de la CGT est d’avoir organisé un meeting triomphaliste à la Bourse du travail, peu après le lancement de la première vague de grèves. Il y avait mille personnes dans la salle, autant dehors, et des sans-papiers qui disaient : “Et moi ?” La CGT et Droits devant ont lancé ce mouvement tout seul, en secret, on continue de payer cette stratégie », indique Violaine Carrère, du Gisti, tout aussi critique à l’égard de la CSP 75 : « En se privant du soutien des associations, ils sont allés droit dans le mur. La CGT leur a fait de nombreuses propositions, y compris de porter des dossiers à la préfecture. RESF également, mais ils n’ont accepté qu’un accompagnement formel dans le dépôt des demandes sans véritable travail en commun, comme si, au nom de l’autonomie des luttes, ils craignaient de perdre la main sur le conflit. » Les différentes tentatives de médiation, tout au long de l’année 2008, à la Bourse du travail, y compris avec les représentants des Maliens de France, n’aboutissent pas. La CSP 75 se méfie des associations dont elle estime qu’elles « roulent pour la CGT ». Diffusée après l’expulsion, la position d’Emmanuel Terray, pilier des combats aux côtés des sans-papiers, conforte, non sans remous, cette vision. « En ce qui concerne la violence de l´opération, comme toujours en pareil cas nous sommes en présence de versions rigoureusement contradictoires ; comme je n’ai aucune raison de mettre en doute ni la parole des uns ni celle des autres, je ne porte pour l’instant aucun jugement. Au surplus, je ne connais pas d´expulsion qui ait été menée à coup de bouquets de fleurs », écrit, entre autres, l’anthropologue. 
Nombre de militants se démarquent de cette intervention, comme Gilles Lemaire, des Verts, par mail interposé, sans remettre en cause le soutien apporté au mouvement de grève porté par la CGT.

Outre les divergences sur la stratégie, les associations critiquent le mode de fonctionnement de la CSP 75. Coordinatrice d’un projet d’alphabétisation et d’accès aux droits dans des foyers parisiens, Marilyne Poulain, de l’association Autremonde, participe à diverses entrevues pour tenter de recoller les morceaux. Elle rappelle qu’« à propos de la lutte des sans-papiers, les débats sur l’instrumentalisation sont récurrents ». « Ce qui m’a étonné, avec les sans-papiers de la Bourse du travail, dit-elle, c’est qu’ils avaient l’air de manquer d’informations. Entre ce que les délégués nous disaient, et le compte-rendu qu’ils en faisaient aux occupants, il y avait un décalage que nous ne pouvions pas combler parce que les représentants de la CSP 75 nous interdisaient de parler directement avec eux. C’était comme s’ils nous acceptaient en tant que soutiens, pas en tant que militants. »« Par ailleurs, ajoute-t-elle, les délégués entre eux étaient divisés, si bien que nous ne savions plus à quoi nous en tenir. Certains m’ont dit : “Vous, vous êtes des Français, vous ne pouvez pas parler à la place des sans-papiers”, alors même que les délégués ne sont pas tous sans papiers. Des militants anti-organisation et anti-syndicat ont aussi mis de l’huile sur le feu. »

Le bras de fer entre la CGT et la CSP 75 cède la place aux coups bas. Des cégétistes laissent entendre que la coordination fait payer la prise en compte des dossiers, ce que Djibril Diaby dément « formellement ». Dans le Journal de la Bourse du travail occupée, la CSP 75, quant à elle, compare, dans une caricature, la CGT aux CRS. Elle dénonce également le « colonialisme syndical » et le « larbinisme associatif », ce qui nourrit le malaise des militants.

La confédération de Bernard Thibault sort meurtrie de cet épisode, sans parvenir à reconnaître sa responsabilité. Les méthodes de son service d’ordre font l’objet de communiqués critiques, par exemple, de la part des sections de l’OPH (ex-OPAC) de Paris et de Toulouse, de la CNAV de Tours, de l’université d’Évry, d’Éduc’action Nord, de Saint-Gobain d’Aubervilliers, de la branche nationale du Livre (Filpac) ou encore des Artistes-interprètes. Interrogé plusieurs jours après l’expulsion, Patrick Picard, le secrétaire général de l’Union départementale CGT de Paris, dit ne pas regretter l’opération, même si « cela n’a pas été de gaieté de cœur ». En limogeant son responsable confédéral de la sécurité, comme l’a révélé Libération, le syndicat préfère désigner un bouc émissaire plutôt que de s’interroger sur ses pratiques et ses contradictions.

La conséquence de ce fiasco est qu’en plein été, la CSP 75 se retrouve seule à négocier dans les bureaux de la préfecture de police de Paris. Le 10 juillet, la Coordination obtient que 300 dossiers, sur 1300, soient examinés « avec une attention particulière » en échange de la levée du campement. À l’issue d’un vote, il est décidé de quitter les lieux. Le bilan est amer : quatorze mois de lutte contre une promesse, c’est peu.

Condition imposée par les pouvoirs publics, le départ du boulevard du Temple était aussi un préalable pour les organisations associatives, syndicales et politiques, soucieuses de rompre, y compris symboliquement, le face-à-face entre la CSP 75 et la CGT. Préparée en amont, l’occupation des locaux de la rue Baudelique redonne une unité de façade au mouvement. Le NPA, les Verts, le Parti de gauche, Attac et Solidaires apportent aussitôt leur soutien. La section nettoiement de la CGT aussi, comme affichage d’une possible réconciliation.

Mais ces retrouvailles n’empêchent pas l’apparition d’une nouvelle brèche, au sein de la coordination. Certains de ses membres se sentent exclus de l’accord passé avec la préfecture. « La manière dont les dirigeants de la CSP 75 ont choisi 300 dossiers ne s’est pas faite dans la transparence. Ils ont glissé les noms de leurs amis du foyer ou de leur famille, en tout cas de gens qui ne faisaient pas partie de l’occupation », indique Madassa Baradji, resté, comme d’autres, sur le boulevard du Temple. « On s’est rendu compte que quelque chose n’était pas clair, c’est pour cela que l’on a décidé de ne pas les suivre », ajoute-t-il. À la CPAM de la rue Baudelique, Djibril Diaby conteste cette version des faits : « Nous avons choisi les personnes en fonction de l’ancienneté dans la lutte, c’est tout. Toutes les personnes qui viennent ici ne font pas partie des 300. Leur tour viendra après. C’est pour cela que nous restons ici, pour maintenir la pression sur les autorités. » Selon lui, 278 personnes ont déjà reçu une convocation à la préfecture. « Leur régularisation est en bonne voie », estime-t-il. « Les autres, poursuit-il, ceux qui sont boulevard du Temple font ce qu’ils veulent. On ne les oblige pas à venir avec nous. Mais ils sont manipulés par des autonomes et des anarchistes. »De nouveau les soupçons, de nouveau les scissions, alors même que les uns et les autres sont de moins en moins visibles : boulevard du Temple à cause du faible nombre des occupants, rue Baudelique parce que le squat est à l’écart du centre-ville. Tout au long de ces événements, le gouvernement est resté en retrait. Brice Hortefeux, le ministre de l’Intérieur, et Éric Besson, le ministre de l’Immigration et de l’identité nationale, ont rapidement compris qu’ils n’avaient pas besoin de s’en mêler publiquement pour tirer parti de la situation. Ils se sont contentés de faire comme si tout cela n’existait pas.

Post-scriptum

Ce texte correspond à une version modifiée d’un article paru sur Mediapart le 17 juillet 2009.