Vacarme 49 / lignes

responsabilités en miettes

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Sans doute cela faisait-il partie d’un scénario provocateur. Au lendemain de l’élection présidentielle de mai 2007, la création du ministère de l’Identité a lancé sur la scène publique des mots qui désignent l’étranger séparé d’un « nous » national. Ils furent dans le même temps les mots d’un mystérieux secteur de gouvernement dont on ne voyait pas bien la fonction, submergée par tant de symboles : « identité » comme cause nationale, « intégration » comme autre mot de l’exclusion, « immigration » comme problème identitaire… L’agression était violente, frontale, mais verbale, mais idéologique, mais politicienne (plaire à l’extrême droite pour « neutraliser » le FN ?). Les mots des sciences sociales étaient retournés, instrumentalisés, les chercheurs et les militants associatifs et politiques se sentaient concernés pour en débattre, préciser leurs idées, mettre leur savoir au service du débat de société. L’Afrique fait partie de l’histoire longue de la France, avons-nous défendu dans cette ligne de Vacarme, et la France qui rejette les Africains s’écarte du monde où tout bouge. La pluralité culturelle est compatible avec la politique républicaine. Le « sabir des banlieues » ou la langue créole n’ont pas à être humiliés pour que leurs locuteurs aient droit à la citoyenneté… Mais Sarkozy et les siens n’ont pas poursuivi le débat. D’autres provocations ont suivi en formes de mauvais « coups de balai » clamés sous prétexte de renverser les tabous : contre l’Afrique « qui n’est pas entrée dans l’histoire », contre la recherche et l’inutile princesse de Clèves, contre l’hôpital public, l’action culturelle, l’école publique... Contre tout. Puis ? Rien. Pas de débat.

S’agit-il alors de faire la démonstration que les idées et le débat d’idées n’ont aucun intérêt pour l’action de l’État, qu’il n’y a pas de temps pour la conversation démocratique, le « premier souci des citoyens » selon Hannah Arendt ? Tout à l’opposé, un profond obscurantisme est porté par cette droite-là. Déprécier le moment du débat lui-même et au même moment « faire le boulot ». Pendant que nous débattions, le ministère de l’Identité a constitué non pas son « objet » mais ses « objectifs », en prenant des airs de ministère de l’Urgence et de la Police aux frontières. Objectifs assignés, affichés, chiffrés pour préparer l’évaluation : 27 000 expulsions par an (quitte à « expulser » des voyageurs sur le départ, déjà munis de leur billet). Successeur d’Hortefeux, Éric Besson ayant déclaré dès sa nomination que l’identité nationale ne lui posait pas de problème particulier, annonce en septembre 2009 que 17 000 reconduites aux frontières ont été réalisées entre le 1er janvier et le 31 juillet. « C’est moins que l’année dernière à la même date, s’excuse-t-il, mais c’est conforme aux objectifs que m’ont assignés le président de la République et le Premier ministre » puis, rassurant, « on respectera l’objectif », même s’il faut pour cela maintenir les enfants dans les centres de rétention.

C’est avec cette question-là que nous bouclons la séquence de réflexions face au ministère de l’Identité. Sur le terrain de sa mise en œuvre. Là où le face à face n’est jamais une rencontre, entre le représentant du « nous » au tribunal et l’étranger qui est là. L’émiettement fonctionnel de l’expulsion demande de la part des acteurs la suppression de la capacité de penser en sujet, librement et en toute responsabilité. Après Entre chagrin et néant. Audiences d’étrangers (éditions Laurence Teper, 2009), Marie Cosnay poursuit son écoute et ses annotations de ce qui se passe dans la salle du juge des libertés et de la détention.

Michel Agier

Ibnou Ferrouze est né à Marrakech en 1972 et aujourd’hui il comparaît au tribunal de grande instance (TGI) de Bayonne devant la juge des libertés et de la détention. Lorsque la juge lève la séance, nous nous étonnons qu’après tout ce temps passé à faire le même travail elle pose à tous les migrants les mêmes questions. Comme si elle n’apprenait rien des séances qu’elle préside – si ce n’est par l’information, la curiosité personnelle ou l’empathie, du moins par l’habitude. Les questions consistent à interroger la personne pour laquelle se décidera la poursuite de la rétention administrative sur la raison de ce choix, l’émigration. Pour chercher, lui répondent en général les personnes. Pour avoir une vie meilleure. Alors elle réplique presque invariablement : mais comment font-ils, les autres, à Marrakech, on ne peut pas être électricien à Marrakech ? Ou bien à São Paulo, les autres, ils ont bien aussi des familles à nourrir, et alors ?

Ce serait des questions sincères, des questions marquant de l’intérêt pour la marche du monde, si elle n’avait l’habitude de les poser. Ou si elle n’avait pas les capacités intellectuelles d’y répondre elle-même. Monsieur Ferrouze remarque alors : il y a deux mondes, le sien, et le nôtre. Il sourit en ajoutant : pourtant elle a la télé et elle lit des journaux. Et il finit par conclure, mettant la main sur le cœur : le mal, c’est pour les pauvres.

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Nous ne sommes pas des nazis, dit aujourd’hui le porte-parole de la préfecture dans l’enceinte du tribunal après que les enquêteurs en civil de la police aux frontières (PAF) ont applaudi de manière bruyante et ironique le plaidoyer de l’avocate. Nous ne sommes pas des nazis, il ne faut pas exagérer, répète Monsieur A. Personne ne l’avait accusé de quoi que ce soit.

La remarque de Monsieur A., (c’est le procureur ? demande Monsieur Ferrouze) témoigne peut-être, maladroitement, d’une sorte de mauvaise conscience. La présence au tribunal de bénévoles de la Cimade et d’observateurs le pousse-t-il à interroger son rôle dans l’affaire à laquelle il participe ? Se défend-il a priori du rôle qu’il estime que nous pensons, nous qui ne sommes pas des acteurs évidents du TGI, qu’il joue ? Rien (aucune injure, aucune impolitesse) dans le comportement des observateurs silencieux que nous sommes ne l’autorise à nous prêter de telles interprétations de son rôle.

La remarque est sortie de son contexte. Elle est prononcée à la fin de l’audience, quand la pression retombe un peu du côté de la préfecture et que la pression monte du côté des « retenus » qui viennent d’apprendre, sans qu’on le leur explique clairement parfois, qu’un avion décollera le lendemain à 17 h pour les ramener sous escorte dans leur pays d’origine, pays quitté parfois plus de dix ans auparavant. La remarque est sortie de son contexte comme l’est celle-ci : on peut penser ce qu’on veut mais les enquêteurs de la PAF, ils font du boulot, quand même.

Monsieur A. dit quand même. Monsieur A. pourrait dire : malgré ce que vous pouvez croire. Il pense que nous jugeons le travail qu’il fait, il pense que nous ne sommes pas loin de le considérer, lui et ses policiers en civil, comme de nouveaux nazis.

Quand même, cela veut dire : malgré la nullité de nombreuses procédures, malgré les erreurs de procédure que font les enquêteurs. Monsieur A., quand il prononce quand même, suggère que l’organisation et le savoir-faire, la technique de ses enquêteurs ne sont pas au point. Il pense que de les inviter à voir ainsi, hors de leurs heures de travail, ce qui se passe au tribunal, leur évitera de commettre les erreurs qui font annuler les reconduites à la frontière. Il s’agit d’obtenir un résultat positif, résultat qui doit offrir aux policiers une sorte de contentement limité à leur petit secteur d’activité. Monsieur A. et avec lui les policiers qu’il exhorte au résultat sont attachés à leur fonction et celle-ci est si réduite qu’elle ne peut se dire que par des chiffres. Monsieur A. devient sa petite fonction chiffrée elle-même.

Je me demande quelle sorte de peur se cache derrière le besoin d’avancer efficacité et consignes reçues et de ne jamais sortir du cadre clos de la mise en scène du tribunal – si ce n’est pour plaisanter avec les enquêteurs et pour chercher une discussion de surface avec les bénévoles, d’une façon qui prouve, je crois, derrière les bravades, le malaise : nous ne sommes pas des nazis.

Parler avec Monsieur A. – et surtout, où parler avec lui. Le contexte du tribunal : il s’y sent mis en cause, il n’est en mesure ni d’écouter une parole ni de livrer la sienne. Il ne peut, au mieux, que répéter ce qu’il a dit déjà, et affirmer, sur-affirmer la valeur de sa fonction. Parler avec Monsieur A. loin du lieu où il fait son travail. Idée que les possibilités de communication sont en partie liées au lieu, à la situation.

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Apercevoir le mouvement qui régit les relations entre deux hommes aux fonctions ou aux pouvoirs, forces et fragilités, très dissemblables. Apercevoir les phénomènes qui finissent par écraser les hommes physiquement, psychiquement.

Ossip Mandelstam, dès la fin des années 1920 à Moscou, avait compris quel tour prenait ses rêves d’adolescents. Il comparait la « belle structure sociale » fondée sur l’autorité soviétique au pouvoir assyrien qui utilisait et détruisait en masse les esclaves et les prisonniers, otages et hérétiques.

Il s’est emparé de l’air que je respire

L’Assyrien tient mon cœur dans sa main

La masse, commente dans ses souvenirs sa femme Nadejda, la masse apparaît partout où l’on est gouverné par une main de fer. « J’ai toujours constaté que dans un hôpital, une usine, un théâtre, qui constituent un monde fermé, écrit-elle, les gens vivent leur vie propre, parfaitement humaine, qui n’en fait pas des mécaniques et ne les transforme pas en “masse”… »

C’est de lieu qu’il s’agit. Il s’agit, dans ce lieu, d’avoir quelque chose à faire. Quelque chose à fabriquer (socialement, techniquement, artistiquement). Quelque chose à mener à bien. Entreprise commune, collective, non fragmentée. Le résultat de l’entreprise dépend des efforts combinés d’un réseau d’hommes et de femmes. Entre ces hommes et ces femmes des paroles s’échangent, un but commun est fixé, des décisions se prennent, des dissensions s’expriment.

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La parrhêsia, le dire-vrai, notion qui traverse la Grèce antique, est la liberté que prend un homme pour dire au « tyran » ce qu’il en est de ses excès. C’est la qualité de dire ce que l’on pense, non du bout des lèvres mais en l’affirmant courageusement. Cette qualité de dire-vrai entraîne, pour le locuteur, un risque. Le risque ultime est la mort. Platon passe à côté de justesse quand il se rend à la cour de Denys de Syracuse. L’exercice de dire-vrai donne à l’auditeur la capacité de dire-vrai sur lui-même.

Exercer son droit à parler, être dans un rapport de vérité à soi-même et devant les autres avec qui s’exerce une activité nous empêche de devenir mécaniques. De faire masse. D’être un élément de la masse.

Que ce lieu soit l’espace d’un hôpital, d’une usine ou d’un théâtre dit moins sur la « fermeture » du lieu que sur le fait qu’un métier, une technique et une parole s’y exercent, des décisions s’y prennent, en commun ou en confrontation. C’est un espace paradoxal que cet espace-là, un espace clos et libéré à la fois. L’espace du tribunal de grande instance est bel et bien clos, mais les confrontations, si elles ont lieu, ne sont jamais libres, elles sont toujours soumises aux codes rhétoriques, formels, toujours visent la procédure, jamais la vérité, jamais le dire-vrai.

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Un seul mot dit, écrit, entendu, s’il l’est dans l’espace et les conditions qui conviennent, donne à qui le prononce ou le reçoit de quoi espérer. Après tout, si je désire parler à Monsieur A., c’est dans un effort de comprendre qui va de pair avec l’effort de rester dans l’espérance et la vigilance.

Ce qui adviendra : simple promesse. Nous sommes de futurs simples contours passés au tombeau, et les vers feront leur office. Avant cela, tenir un peu, à peine, l’équilibre. L’équilibre, mettons qu’il soit possible entre deux personnes qui parlent, dans un lieu de choix et un moment singulier.

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Peut-être, racontant l’histoire des hommes et femmes qui circulent, qui vont et viennent, travaillent, mangent et font manger les leurs et l’histoire d’autres hommes et femmes qui les en empêchent en suivant les consignes qu’ils reçoivent, peut-être parviendra-t-on à reconstituer la chaîne des responsabilités dont les personnes qui agissent au nom du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale se laissent déposséder.

La dépossession de leur réelle responsabilité dans la société civile permet à ces personnes-fonctions d’être non pas des nazis mais des exécutants émiettés, sans pensée propre, sans imagination, sans empathie.■

Marie Cosnay