Vacarme 50 / Vacarme 50

« la mort viendra et elle aura tes yeux »

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Elle sera brutale ou douce, désirante et assoiffée, ou aussi fluide qu’une trace jetée au vent, aussi inachevée que le dernier geste ou la dernière œuvre… Elle ne sera pas ce que l’attente suggère, mais ce que la rencontre offre au regard.

L’adresse que nous ont lancée les artistes réunis dans l’exposition Deadline — qui s’est achevée en janvier dernier au Musée d’art moderne de la Ville de Paris — n’était sans doute pas ce qu’on attendait de cette réunion imprévue. Debout, assis, encore jeunes ou épuisés, agités par la vieillesse ou saisis par la maladie : il était dit, écrit que leurs dernières œuvres seraient la traduction d’une mort annoncée. On y attendait les quelques mots d’une vérité, la rage d’être pris au dépourvu, l’urgence et le dépassement des nécessités. Et un ailleurs, comme un voile, une toile où se seraient imprimés quelques messages captés d’une autre langue, vite transcrite. Un ailleurs à venir, la mort nous devancerait ; un ailleurs passé, l’arrêt redonnerait à lire l’œuvre entière à la lumière de son nom. Mais il faut se faire prophète pour voir la mort à l’œuvre, ou même l’épuisement d’une vie, dans l’exubérance des dernières toiles de Hans Hartung ou dans la sérénité de celles de Willem de Kooning. Il faut se muer en croque-mort pour croire que seule la mort distribue les raisons d’être en colère, révèle les urgences et replie l’œuvre sur l’artiste : la rage, la force ou la tempérance, cette distance si aimable et attentive aux autres, étaient déjà présentes dans les œuvres et même les sauts formels, quand il y en a, ne viennent que confirmer des intuitions précédentes.

Fin de partie donc, si le regard se fait biographe, si on entend comme trop souvent que le tremblement de la main induit le tremblement de l’œuvre, ou que la disparition de l’auteur est un achèvement de l’œuvre. Fin de partie qui peut sombrer dans le dérisoire et le mercantile, comme la dernière performance de Christian Boltanski, vendue en viager à un riche homme d’affaires vivant en Tasmanie : les images de l’artiste filmé en permanence dans son atelier seront projetées sur les murs d’une grotte. Et Boltanski d’en donner la légende : « L’homme dont chaque instant de la vie est à l’intérieur d’une grotte en Tasmanie. » Mercantile car la mort devenue l’enjeu d’un marché n’est que le calque d’un marché de l’art qui s’en est toujours nourri. Dérisoire, car la reprise d’un jeu de télévision ou d’un système de télésurveillance ainsi que l’éloignement spatial et temporel de la restitution ne créent pas la distance nécessaire pour que le spectateur y ménage sa place. Fantasme d’une tentative d’épuisement d’une situation ou parodie d’animal captif, même si l’un et l’autre provoquent au premier abord quelques résonances avec son œuvre, ils replient surtout le geste sur lui-même dans un mouvement narcissique, l’oblitèrent et le rendent muet.

Et c’est bien autre chose que propose la majorité des œuvres réunies dans l’exposition Deadline. Non pas la mort dans une fascination morbide, mais des œuvres qui pensent aux spectateurs, qui ménagent une possibilité au regard de s’emparer du voir, qui joignent au visible ces quelques mots dont nous ne savions pas qu’ils nous appartenaient aussi. Et c’est sans doute cela que la proximité de la mort ouvre : la capacité soudaine de substituer un espace de partage à l’espace où se tient habituellement l’artiste, ou l’affirmation du geste artistique. La disparition annoncée de l’artiste ne produit pas une figure de l’absence, un rugissement ou une plainte, mais offre une traversée, une possibilité d’être au monde. Une traversée comme ce simple rideau de perles de Felix Gonzalez-Torres : un objet ordinaire sans autre valeur que la joie d’enjoliver sa vie en suspendant un rideau à sa porte, que le spectateur traverse comme s’il se projetait d’un espace public dans un espace privé, comme s’il se présentait au seuil de sa propre intimité ou hésitait au seuil d’une autre intimité et décidait soudain d’une rencontre.

Ou encore l’irruption de cette rencontre dans le double jeu de détachement et de proximité que créent les portraits des marbres gréco-romains de Robert Mapplethorpe, nous rappelant une présence continue : « nous sommes ». C’est au sein de cette présence, enfin, dans cette possibilité d’accepter d’être soi-même traversé, que le titre, « Merci », d’une des dernières toiles de Joan Mitchell nous invite, là où le geste semble s’épuiser, à partager la joie et l’émerveillement d’exister.

Post-scriptum

Le titre de cet éditorial est celui d’un recueil de poésies de Cesare Pavese.