Tout passe, rien ne disparaît entretien avec Jean-Christophe Bailly

Comment présenter Jean-Christophe Bailly, écrivain qui n’écrit pas de romans, philosophe qui ne se veut pas philosophe, historien qui ne goûte guère les chronologies et les ambiguïtés des « devoirs de mémoire », historien de l’art qui aime l’art dans l’instant, penseur politique (de la nature, de l’animalité, de la ville, du territoire) interrogeant la politique en retrait de tout pouvoir, romantique affirmé mais sans concession pour l’imagerie et le pathos, en bref l’inassignable fait homme ? Autodidacte et infiniment savant, militant actif dans sa jeunesse, puis auteur de pièces de théâtre, d’essais, de poèmes, d’une thèse de philosophie (Le champ mimétique), professeur à l’École du paysage de Blois, il reste insituable, toujours à côté de là où on l’attend. Résumer sa pensée à l’amour d’une multiplicité sans unité serait pourtant le manquer encore, car elle n’est pas sans fils rouges ou sans notes continues.

Tout d’abord, sa tendance aux déplacements : sentir, penser, c’est arpenter les surfaces du monde, tantôt à la manière de Lenz dans les Vosges, tantôt à la manière de K dans Le Château ; ce n’est pas creuser ou approfondir, ce n’est pas s’étendre depuis le centre, c’est aller un pas plus loin ; ou un coup d’aile plus loin, car l’écriture doit ici se saisir au vol, s’échappant vers un thème imprévisible dont on s’aperçoit bientôt qu’il l’appelait depuis longtemps. Le deuxième fil rouge, c’est l’attention à ce que l’auteur nomme, en reprenant un terme botanique, les « dormances » : contre toute valorisation aveugle du présent, contre toute nostalgie réactionnaire, il cherche dans le passé ce qui s’apprête à revivre, à pousser discrètement entre une fiction impossible et une vérité perdue. Enfin, Jean-Christophe Bailly refuse l’aspect désespérant des « mots de passe » : ses livres sont ouverts à tous, sans souci d’inscription dans un savoir, une discipline, ou une tradition. Ils parlent à tous d’une œuvre singulière, d’une trace, d’un paysage ou d’une rencontre furtive, qu’un voile d’incertitude et de liberté recouvre, mais comme une promesse d’universel. L’auteur cherche alors pour elle une multitude de noms que rassemblerait une phrase unique, indéfiniment communicable. C’est pourquoi, si l’œuvre est intime, c’est au sens où elle s’adresse indéfiniment de soi à soi, si bien qu’elle est très souvent partagée (avec Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe, Gilles Aillaud, etc.). Elle insiste ainsi sans peser sur le sens ouvertement politique de cette communauté de langage, de vision ou d’écoute.

Vacarme devait rencontrer cette pensée éperdument libre, traversant les disciplines et les situations de langage. Quand les instances de savoirs et de pouvoirs semblent se durcir et se restreindre à communiquer sans partager, il faut chercher encore la vie entre elles : entre les lieux et l’histoire, entre l’art et la politique, entre passé et présent, entre nous-mêmes et nous-mêmes, là où habite Jean-Christophe Bailly.

Vous semblez écrire à la frontière de multiples disciplines, la littérature, le théâtre, l’art, la photographie, l’histoire, mais sans vous revendiquer en propre d’aucune. Comment en vient-on à occuper une telle position ?

On peut interpréter cela comme une forme de dispersion ou de dissémination ou, au contraire, essayer d’y repérer une logique interne. Et les deux sont sans doute vrais. D’un côté je suis attiré par des signaux, que je perçois à tort ou à raison comme m’étant adressés, et qui peuvent provenir de domaines extrêmement différents, lointains, même de domaines où je n’ai aucune compétence, comme la notion de champ en physique. D’un autre côté il y a une théorie de cette dispersion et de la communication universelle des signes, et cette théorie a été la grande trouvaille du romantisme allemand.

Le romantisme allemand est le point de départ ? Si oui, peut-on demeurer romantique allemand au début du xxie siècle ?

À maints égards, oui. Nous avons été tout de même quelques-uns à voir en lui le point de départ de toute modernité : libre propension du signe à faire signe, curiosité universelle et infini de la connexion. Ce que condense le concept d’« encyclopédisation » forgé par Novalis, qui désigne une tension et le contraire d’une encyclopédie achevée, d’une somme. Rien, en tout cas, qui ait à voir avec l’effusion ou l’imagerie. Mais il y a là aussi un vertige : tantôt je me fais le reproche de toucher un peu trop à tout, tantôt celui de laisser de côté des pans entiers de l’expérience humaine. Mais en vérité, ce n’est pas moi qui décide, c’est le signe, le signal. Chaque signe vivant est polysémique, il va dans des directions différentes et porte donc déjà en lui-même des forces de propagation concentriques, des puissances de dérivation. Et l’enjeu est alors, tout en tentant d’échapper à une théorie d’ensemble, qui serait comme une glu, de maintenir une sorte d’énergie qui, interne à cette dispersion, lui donnerait sens.

Cela exigerait une tension ou un écart perpétuels, notamment entre philosophie et littérature…

Il y a une différence de nature et un écartement constant entre philosophie et littérature. De ce point de vue je ne suis absolument pas philosophe, et ce n’est pas une coquetterie de le dire : le concept me fascine comme capacité de monter au maximum de sa vertu la puissance articulatoire du langage — c’est une tension de l’esprit absolument formidable, essentielle. Mais mon économie, ou plutôt, comme on le dirait en éthologie, mon « milieu » sont au départ entièrement réglés sur l’image, les associations, les intuitions… Mais non sur le concept comme tel, s’il est seulement accessible. De plus, la philosophie devient pour moi un peu pénible aussitôt qu’elle se veut dominante et croit pouvoir légitimer ou délégitimer les œuvres à sa guise. Mais le plus important, c’est peut-être ce qui se joue au niveau des modes d’être ou des styles de vie imposés par les champs disciplinaires. Il y a un écart manifeste entre, si je puis dire, des disciplines qui exigent une vraie discipline, un côté homme d’études, comme justement la philosophie, et d’autres, plus libres ou plus désordonnées, en tout cas plus errantes, moins cadrées. Parfois, ces tensions sont pénibles, mais dans leur violence même, elles me semblent plutôt productives. Le point de départ ayant été pour moi, de toute façon, la volonté du poème — au sens où Barthes en parle lorsqu’il l’oppose à la volonté ou à la pulsion du roman. C’est à partir de ce désir initial du poème que je me suis tourné vers la peinture, l’architecture, le cinéma et aussi la philosophie. Et si j’ai pu rester presque vingt ans sans écrire de poèmes, le poème, lui, continuait pourtant toujours d’exister, même en dehors de lui, en attente, en éclats.

Qu’est-ce que le « poème » pour vous ?

Je dis d’abord « poème » pour ne pas dire « poésie », mot trop grevé en français par tout un halo nébuleux, voire ridicule. Grenier de spiritualités obscures, de petits particularismes et incarnation de la marge telle que tous ceux qui ne sont pas dans la marge désirent qu’elle soit tranquille, gentille et molle. Le mot allemand Dichtung embarque avec lui toute une matière conceptuelle que ne connaît pas le mot français de poésie, mais que la langue, elle, retrouve. On pourrait dire du poème que c’est le mode le plus générique, le mode qui regroupe, enclenche ou condense toutes les situations de langage et que dans sa généralité et sa précision (les deux à la fois, toujours les deux à la fois) il s’adresse au monde entier, de façon sans doute éperdue. La volonté de forme qu’il propage et distend est pour moi la plus tendue et la plus englobante, plus intimante que celles qui viennent avec le roman ou le traité. Peut-être que non, je ne sais pas, mais ce qui me rebute, et que le poème contre, c’est cette hyperspécialisation romanesque de la littérature, tout se passant avec l’écrit comme si en musique il n’y avait plus rien d’autre que la symphonie.

Vous vous définissez souvent en quatrième de couverture comme un écrivain qui écrit de tout « sauf des romans »…

Nombreux sont les romans que j’apprécie, j’en lis beaucoup, par exemple récemment un livre comme Arbre de fumée de Denis Johnson. Mais je pense sincèrement que la forme-symphonie ou la forme-roman, comme telle, est en fin de parcours. Avec Tolstoï, Proust, Thomas Mann, Musil et bien sûr Joyce, bref avec l’âge du roman-monde, la forme-roman a connu son âge de plénitude. Non pas son âge d’or, mais un âge dans lequel toutes les potentialités de cette forme pouvaient se déployer et devenir, pour la tribu, le foyer de condensation le plus vrai. Or, cet âge me semble révolu. Aujourd’hui la matière-roman me semble beaucoup trop formatée, tout se passant comme si le cercle de lecteurs visés, commercialement de plus en plus grand si possible, était en fait sociologiquement de plus en plus étroit. Et ce formatage atteint dans son être toute la littérature. À la Fnac par exemple, si vous cherchez Les Rêveries d’un promeneur solitaire ou un livre de Michel Leiris, il faut aller à « romans français », ce qui est absurde : le roman ainsi conçu comme régime de production unique et dominant agit comme une capture de la littérature par la puissance narrative, et d’ailleurs selon des modes qui privent cette puissance narrative de son efficacité — sauf là où elle doit agir purement et simplement, comme dans le roman policier. La fiction, je crois qu’elle habite d’abord dans le buissonnement fictionnel continu et instable de tout ce qui nous entoure. Mais ces « fictions », qui sont comme des friches, me semblent plus riches que les arrangements narratifs dans lesquels on les rabat, les comprime et les rend serviables.

Aucune compétence particulière ne doit donc vous définir ?

Absolument. Et d’abord simplement pour des raisons de santé : j’ai toujours constaté que l’enfermement dans une discipline, un milieu, voire une activité particulière finissait par me donner un sentiment d’oppression presque physique. Même avec l’activité de noctambule qui a failli, à un moment, m’absorber, ce fut le cas. Un ami m’avait donné alors un excellent conseil que, depuis, j’ai étendu à tout : « dans les bars, toujours près de la sortie ». Du coup dès que je suis pendant un peu trop longtemps au contact d’experts ou de spécialistes qui ne font qu’une seule chose, ne sont préoccupés que d’une seule chose, j’éprouve qu’il y a là quelque chose d’étriqué, un vrai rétrécissement non seulement spirituel mais aussi physique, spatial. Et à ce moment-là, j’ai besoin de « sécher les cours » et de m’en aller. D’autant plus que je sais bien que la chose que je cherche n’habite jamais là mais presque toujours dans la maison d’à côté, ou trois pâtés plus loin.

Est-ce à dire que vous condamnez toute spécialisation, toute expertise ?

Mais non, je ne condamne en rien les spécialités, ce serait absurde : il faut aussi savoir descendre et patienter. Ce ne sont pas les domaines du savoir qui sont à combattre, au contraire, il faut les enrichir, les élargir continûment. Ce que je redoute, par contre, c’est l’attitude experte, et la présomption de l’expertise. L’expert c’est celui qui ne sait absolument pas ce qu’il regarde ou ce qu’il manipule. Ce sont les experts (par exemple en économie) qui nous conduisent aujourd’hui au désastre. La meilleure définition de l’expert, c’est celui qui, en vérité, n’a l’expérience de rien. Ce qu’il refuse, ou ce dont il se prive, c’est de la capacité d’être touché, atteint, séduit, débordé. Toucher à tout, et pourquoi pas, ce serait peut-être aussi répondre à tout ce qui nous touche. Quand, par exemple, je me rends dans une ville pour voir tel monument, je suis souvent attiré ailleurs et me retrouve dans des faubourgs qui se mettent à m’intéresser bien plus que ne l’a fait le monument et il faut bien, dès lors, que je me demande pourquoi. En suivant cette pente on pourrait aller jusqu’à dire qu’un véritable et authentique touche-à-tout serait peut-être le seul intellectuel entièrement sérieux.

Un errant, alors ?

Peut-être, même si l’errance est un mot qui a été instrumentalisé et qui demeure vague. Il ne faut ici je crois aucune nuance de misérabilisme ou d’héroïsation. Le seul enjeu, dans cette affaire de « contre-expertise », c’est, contre tout rabattement sur des questions de spécialité ou de milieu, de faire en sorte que la surface d’attention aux choses et aux autres soit la plus vaste possible.

La surface contre la profondeur ?

Absolument. La profondeur est un mot redoutable. Parce qu’on ne la rencontre jamais, on ne rencontre que des surfaces. La profondeur est imaginable ou imaginaire, mais on n’a jamais affaire à elle, ou alors très peu, dans une rencontre réelle, que ce soit avec quelqu’un, avec un paysage ou même un verre d’eau. Même la plus extrême attention ne pourra jamais faire qu’effleurer, et c’est uniquement cela, je crois, faire une expérience : ne faire qu’effleurer une chose, mais le faire bien, le faire lentement.

Seriez-vous prêt à dire que pour vous il faut un style par genre ?

Pas vraiment. Ma démarche est un peu toujours la même. Je ne cherche pas tel ou tel style ou même le style. Je viserais plutôt au non-style, même si je sais que l’on n’y arrive jamais. Le poème, paradoxalement, ce serait peut-être d’abord cette visée. Et le moyen, pour moi, de ne pas la perdre de vue, c’est de travailler sur plusieurs chantiers à la fois, de démultiplier l’outil, en croisant ses rythmes et ses attaques, ce qui se poursuit et ce qui commence. Pour faire une comparaison avec la photographie (argentique), on pourrait dire qu’il y a toujours deux temps de l’écriture : celui de la prise et celui du développement. Or, pour moi, le plus agréable, le plus intéressant, c’est le temps consacré à la prise et non au développement. Prendre quantité de « photos », comme lorsque dans un atelier d’artiste je regarde, discute, et prends des notes, en vrac. Ou encore quand je travaille dans un train : il y a les paysages, les passagers, les pensées, il faut attraper tout cela. Les notes ce sont des prises, des lancers de lasso furtifs, rapides. Ensuite seulement vient l’écriture proprement dite, qui écarte, enlève, amplifie, et parfois aussi s’enlise, abîme, perd le fil. Pour moi l’écriture est tout entière tendue par une question de champ/hors champ, elle ne se produit qu’en glissant sans fin de l’un vers l’autre, elle se souvient et brusquement il y a en elle, pour elle, une saisie, un peu comme lorsque la bande-son, au cinéma, fait subitement pénétrer les bruits du dehors. C’est pourquoi j’aime tant travailler avec des photographes : je l’ai fait avec Bernard Plossu sur la Nationale 1 ou les trains italiens, avec Jacqueline Salmon sur les environs de Roche, dans les Ardennes, où la mère de Rimbaud avait une maison, avec Thibaut Cuisset sur la rue de Paris à Montreuil. C’est comme si l’écriture se mettait au diapason de l’inconscient visuel capté par les images, par lequel remonte quelque chose, un écho, proche, je crois, de ce qui s’entend sous l’idée de survivance telle que Georges Didi-Huberman la déplie.

Est-ce que vous pouvez vous arrêter sur ces thèmes de la disparition et de la survivance qui traversent peut-être toutes vos œuvres ? En un sens, votre « activité » est un travail de mémoire que vous tenez à distinguer du « devoir de mémoire ».

Je ne suis pas contre ce que peut impliquer parfois le devoir de mémoire mais contre l’expression, oui, aussi sotte que celle de développement durable. Devoir et mémoire sont des mots qui ne vont absolument pas ensemble. La mémoire est un continent mouvant, perpétuellement envahi, menacé, mais qu’on ne peut faire réagir à la commande : le souvenir est une puissance autonome, rebelle, et l’oubli n’est pas son contraire. Si l’on perd cela de vue, on perd aussi ce qui vient avec ce que contient le mot de dormance, qui provient des choses de la terre, où il désigne en agronomie la propriété qu’ont les graines et les semences de conserver pendant des années, sous une apparence inerte, leur pouvoir de germination. C’est la même chose avec ce que j’appelle les surfaces : elles sont toutes inondées de dormances qui peuvent être éveillées à tout moment, quelle que soit la distance de la semaison.

Cette dormance est donc un peu la métaphore de tout votre travail ?

Oui, car conceptuellement cette définition-là peut être étendue à tous les signes enfouis qui nous entourent et qui sont en nombre infini. C’est exactement en ce sens que Novalis a pu écrire cette phrase formidable, qu’il faut citer intégralement : « Nous vivons dans un roman colossal (en grand et en petit). » Ce qui l’écrit, ce roman colossal, ce sont justement tous ces signes qui sont en dormance et dont le réveil toujours aléatoire est déterminé par toute une série de chemins, de tracés, de renvois. Ce qui revient à dire que le roman colossal — le poème — c’est à la fois cette prodigieuse masse endormie et tout ce qui s’éveille en elle. Tout le sens étant alors de faire que ces éveils prennent forme et sens au-delà des individualités, pour plus d’un seul. La manifestation de l’éveil devenant éveil pour plusieurs, et potentiellement pour tous. Je crois que c’est cela, l’art.

Donc une vaste métaphore agronomique ?

Mais oui, pourquoi pas ? On a besoin de métaphores, elles sont aussi des chemins vers le concept. Je pourrais en prendre une autre, par exemple une métaphore archéologique ou une métaphore photographique, ou une métaphore médicale (la symptomatique), et elles fonctionneraient toutes, bien qu’en des sens toujours un peu différents. Mais à chaque fois il s’agirait de tourner autour de cette même idée : dormance et éveil, éveil et dormance. J’y reviens : la dormance, loin d’empêcher l’éveil, le protège, comme une gangue, une enveloppe : sans oubli la mémoire serait impraticable, et de la même manière sans dormance il n’y aurait pas d’éveil. C’est bien pour cela, encore une fois, que je suis si sensible à certains aspects du travail de Didi-Huberman. Lui a trouvé son concept de survivance d’abord chez Warburg, tandis qu’avec l’éveil la référence est plutôt benjaminienne, mais il me semble que ce sont là des choses très proches, des gisements très voisins. Au-delà des références, ce qui importe ce sont des directions d’enquête et des modes de lecture du roman — le « roman colossal » toujours-déjà écrit dans lequel nous vivons.

Quelque chose d’inverse à une sémiotique : une historicité anarchique des signes plutôt qu’un système de significations ?

Non, un affolement du sémiotique plutôt que sa négation. Et aussi son inscription dans l’histoire, et là, oui, cela vient de Benjamin. Sa plus grande idée est celle que l’histoire n’est jamais finie ou, plus précisément, que le passé demeure inachevé. Dans le rapport qu’une époque entretient avec elle-même, il y a toujours d’un côté ce qu’elle consomme et consume, et de l’autre ce reste, cet inachevé qui est très difficile à déterminer mais qu’on pourrait définir comme ce qu’elle n’a pas réalisé, ce à quoi elle a seulement pensé ou rêvé, et qui s’est déposé dans les œuvres, en tout cas dans certaines œuvres, mais aussi dans les paysages, les outils, les chants. Chaque époque dépose ainsi une couche qui reste en dormance pour plus tard. Et c’est alors qu’il faut être historien. L’historien, comme disait Benjamin, c’est celui qui convoque les morts au banquet des vivants. Et en particulier pour témoigner que ce à quoi ils avaient pensé n’est pas venu mais n’a pas disparu non plus, continue d’être là, est en latence et, d’une certaine manière, résiste. En ce sens, l’histoire est toujours un retour, mais qui est là pour réveiller cette formidable latence du passé et avec elle produire l’innovation.

La dormance, ce serait votre manière d’être romantique allemand aujourd’hui ?

Si vous voulez, mais en s’entendant sur les mots, et en restant au ras des choses. J’ai écrit un texte qui s’appelait La Pierre que la Russie a jetée en moi. J’avais assumé le caractère un peu ronflant du titre parce qu’à travers lui j’avais vraiment voulu dire qu’en face de la Russie, ou d’un condensé de Russie, j’avais eu la sensation non seulement d’un impact, mais de la propagation, à partir de lui, d’une onde infinie, qui ne cesserait plus d’émettre. L’expérience que j’avais faite, et d’où cela, cette pierre, était venue, a eu lieu au cours d’une promenade dans la campagne avec un ami russe, à une centaine de kilomètres de Saint-Pétersbourg. Là cet ami nous expliqua que la route qui était devant nous était ou avait été la « route de la vie », c’est-à-dire l’unique route par laquelle les approvisionnements avaient pu être acheminés pendant tout le siège de Leningrad. Et le simple fait d’apprendre que ce paysage du grand nord avec sa luminosité extraordinaire où tout avait absolument disparu pouvait encore éveiller le récit de ce qu’il avait été fit surgir une onde lointaine. Ce n’est pas une affaire de croyance. J’ai eu un sentiment physique de cela. Évidemment, il avait fallu le récit, mais ce n’est pas le récit que j’ai ressenti, c’est l’onde. Et elle s’est inscrite en moi pour toujours. Pas plus que cela, mais en moi pour toujours. C’est comme cela que s’éprouve pleinement la « teneur de vérité » du concept benjaminien d’éveil. Ce n’est pas du tout quelque chose de théorique. C’est une expérience bouleversante. Évidemment on ne peut pas éviter Proust si l’on parle de mémoire, c’est un trop immense écrivain. Mais je n’aime pas le caractère « automatique-bourgeois » de la référence obligatoire à Proust. À travers son crible, dans tout ce qui se dit du passé et de la disparition, la dimension tragique s’absente, à commencer par celle des tragédies historiques. Qui en revanche est contenue dans les « ondes ».

On a quand même un peu de mal à comprendre ces ondes qui ne finissent jamais…

Alors il faut prendre un autre exemple. Je suis en train d’écrire un livre qui s’appellera Le Dépaysement et qui est une sorte de reportage, à ma façon, sur la France. Est-ce que ce mot-là veut dire encore quelque chose ? Et faut-il qu’il le dise, et si oui (ou non), comment ? Un projet ancien, que l’actualité a rejoint. Récemment, je suis donc allé dans beaucoup d’endroits où a priori on ne va pas, où en particulier j’aurais refusé d’aller quand j’étais jeune homme. Par exemple, j’ai beaucoup traîné sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale en Lorraine, à Verdun, en Argonne... Je me suis alors intéressé à tout, même à ce que l’on vend dans les boutiques de souvenirs : une carte postale de Pétain à côté d’une autre qui donne la recette de la quiche lorraine… Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est que la guerre de 14-18, qui est tout de même finie depuis 91 ans, a en ces endroits, une présence absolument incroyable, à la fois matérielle et fantomatique. Le plus stupéfiant, c’est peut-être le lieu-dit « Les Eparges » où la terre, au sens physique, n’est pas sortie du cauchemar de la guerre. C’est aujourd’hui recouvert d’arbres, mais il y a un vrai effet de linceul, parce que ces « couverts », comme on disait, sont venus recouvrir une terre encore abîmée et bouleversée dans sa surface même. Et c’est si impressionnant et tellement pétri de deuil qu’on ne peut pas rester longtemps et qu’on finit par s’enfuir. Même si on ne savait pas qu’il y a 50 000 corps au-dessous de cette forêt trouée et aussi, il faut le dire, très belle, très calme, on le sentirait encore, on sentirait que quelque chose ne va pas. Peut-être que dans quelques siècles ce sera passé, effacé, peut-être qu’effectivement les ondes ne sont pas infinies, mais peut-être aussi qu’elles le sont : prenez la grotte Chauvet, 26 000 ans en arrière, et hop ça ressort. Et là le plus incroyable peut-être ce sont les traces de ce jeune homme qu’on a retrouvées, qui n’était pas un de ceux qui ont peint les parois, il avait juste pénétré dans la grotte 3000 ans plus tard et l’on a ses pas, son chemin, la trace de son passage, quelque chose de si furtif, de si lointain, devenant soudain si proche. Ou prenez encore le Creusot. Toute la ville a été créée au xixe siècle autour de la forge et aujourd’hui on a tout enlevé. Du coup, quand on s’y promène, on a l’impression de traverser une banlieue dont le centre n’est nulle part et on ressent donc toute la ville comme un vaste lamento autour de la forge disparue. C’est une ville d’une tristesse très profonde, pas accablante, mais très profonde. Peut-être donc qu’en vérité rien ne disparaît véritablement.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la signification politique d’un tel retour ?

C’est seulement sur de telles ondes longues qu’à mon avis on peut fonder une politique, et non pas sur des automatismes ou des analyses abstraites qui remontent rarement au-delà de vingt ans, ou au mieux jusqu’à la Seconde Guerre mondiale mais pas plus loin. Comment comprendre aujourd’hui la question ouvrière si l’on n’a plus la moindre idée des lieux et des formes de l’industrialisation au xixe siècle ? Et comment parler de l’immigration sans que jamais, jamais, le référent colonial ne soit pensé comme autre chose qu’une position dans l’échiquier d’aujourd’hui ? Car le colonialisme, aussi abject qu’il ait été, a créé des liens. Même la haine crée des liens. Et ce sont ces liens très anciens qu’il faut d’abord comprendre si l’on veut ensuite penser une politique de l’immigration qui ait un sens. Comme il faut comprendre aussi les liens à la fois beaucoup plus distendus que l’on a avec un pays comme l’Afghanistan. Parce que ce n’est déjà plus du tout la même question, la même pelote de questionnements que celle des Algériens en France et celle des Afghans de Calais. De ce point de vue, l’abjection récemment commise à Calais, la destruction de la « jungle » après celle, il y a six ans, de Sangatte, est très symptomatique. La violence exercée repose directement sur l’hypocrisie, sur la volonté de ne pas voir. Ce que l’on ne parvient pas à comprendre, on le gomme, mais ce que l’on gomme, c’est juste un petit trait final, en bout de piste, alors que tout vient de si loin.

Oui, mais n’est-il pas un peu dangereux de travailler sur la mémoire longue ? Dans les années 1980, il y a eu ainsi tout un travail sur les « lieux de mémoire » qui a pu nourrir un républicanisme, disons un peu étroit, non ? Sans parler du nauséeux débat sur l’identité nationale que nous propose Éric Besson aujourd’hui…

Oui, c’est dangereux, mais moins que de se priver de l’outil des généalogies longues, qui sont d’ailleurs toujours des généalogies ramifiées, et moins que de fermer les yeux sur le ressourcement affectif qui est si puissant dans toutes ces questions. Et rien n’est vraiment dangereux si le but que l’on se donne est de comprendre ce qui se passe, ou ce qui vient, ou revient, et si l’on extrait cet effort de toute volonté de refondation. Par exemple, le premier chapitre de mon futur livre s’intitule « L’émotion de la provenance ». Ce titre est lié à une expérience qui remonte aux années post-68. Comme beaucoup, j’avais participé activement aux événements puis mené une activité militante. À l’extrême gauche. Non maoïste, j’insiste (rires). Puis j’ai éprouvé le besoin de prendre un peu d’air et je suis allé à New York. Et là, un jour, par hasard, j’ai entendu parler français à la télévision. C’était La Règle du jeu de Jean Renoir. Et j’ai été surpris par le fait que le son de ces voix parlant cette langue, mais également la Sologne, les roseaux, les brouillards, en bref, ne tournons pas autour, le pays, m’émeuvent. C’était simplement une émotion, mais qui me prenait au dépourvu. C’est à son propos que je parle donc d’émotion de la provenance, et cela n’a rien à voir à mon sens avec une posture identitaire ou d’appartenance nostalgique. Dans la provenance il y a des choses disparues et des choses qui se maintiennent et reviennent, auxquelles on tient parce que par elles on a été formé. Cet affect n’est ni réactionnaire ni même à proprement parler nostalgique : il ne comporte pas l’idée qu’il y ait eu un « bon vieux temps ». Le travail politique, envers lui, ce n’est pas de le nier, mais de l’extraire des stratégies de récupération, par exemple, en France, toute cette tendance néo-pétainiste à la survalorisation du passé. C’est d’ailleurs encore un mot allemand qui est le plus utile ici — celui de Bildung, de formation : comprendre la formation, essayer de lire dans son intégralité le Bildungsroman de toute formation de singularité (de l’individu à la nation, du fil à la pelote), voilà le travail.

Donc la provenance a un tout autre sens que ses récupérations nationalistes ou régionalistes.

Oui, oui. Prenez par exemple le Loir sur lequel j’ai réfléchi récemment. C’est une petite rivière qui passe par Illiers-Combray, donc Proust, puis par Vendôme, donc Balzac (ses années de bagne au collège) mais aussi Babeuf (qui y fut condamné à mort et conduit à l’échafaud), puis, plus loin par un pays qui est celui de Ronsard et d’un rapport narcissique de la langue à elle-même. Il est clair, en tout cas sûr, que l’on n’est pas là en Espagne. C’est un récit, et ce n’est pas « le mien ». Ce sont des dormances, rien de plus mais pas moins non plus. Rien n’est décrété : ni harmonie, ni préséance, ni exclusion. Mais c’est tout autre chose qu’une production fantasmatique ou qu’une « volonté politique », et cela existe partout de par le monde, dans un infini bariolé de la composition, du composite. Il ne s’agit ni d’une construction artificielle et volontariste comme, par exemple, le référent républicain lié à l’école de Jules Ferry tel que le chevénementisme tenta de le recycler, ni d’une filière communautaire. Mais cela s’oppose aussi au discours chic et libéral de la dissolution absolue de toute localité, discours qui revient à priver l’univers matériel de son enfance, et l’ensemble des signes et des surfaces sensibles de la possibilité même de leur éclosion.

On en revient à l’idée de Benjamin d’écrire l’histoire du point de vue des vaincus ?

En partie, mais pas uniquement. Parce que ces signes ne sont pas nécessairement en souffrance, ils peuvent être aussi seulement en réserve, disponibles pour être captés, pas pour donner des leçons. Il faut prendre garde ici, comme partout d’ailleurs, au pathos. L’idée, c’est plutôt qu’il faut capter ces signes venant du passé si l’on veut pouvoir saisir ceux que notre présent est capable de produire. Ce ne sont pas des signes d’espoir dont on a aujourd’hui besoin, ni de la pseudo-énergie du slogan, mais d’autres signes de frémissement, inaugurant de nouvelles expériences, beaucoup plus concrètes, même à des niveaux qui ne parviennent pas encore à être politiquement visibles. Des utopies concrètes, des écarts de conduite assumés. En tout cas beaucoup mieux et beaucoup plus que le récitatif sur l’impossibilité de l’expérience, du politique, de la révolution… Il y a bien un possible, il gît dans l’inachevé. Avec l’éveil, il ne s’agit pas du tout d’achever le passé mais bien plutôt de le laisser et même de le rendre à l’inachevé. Et c’est dans cet inachèvement qu’on peut trouver l’énergie d’agir au présent. C’est là où il n’y a plus d’inachevé que se pointe le péril. C’est d’abord cela que veut dire le mot totalitaire : ne pas supporter l’inachèvement, ne pas supporter l’ouverture de la communauté à ce qu’elle ne peut pas réaliser. Ou si vous préférez, c’est aussi bien toute la question du mot de passe : « Si tu connais le mot de passe, tu entres, si tu ne le connais pas, tu n’entres pas. » C’est ce fonctionnement-là qui est véritablement l’ennemi, et qui doit être aboli. Le mot de passe c’est une sur-substantification du nom qui tire le langage hors de lui. C’est pour cela que la littérature est au fond le seul bon modèle politique dont on dispose : parce qu’elle récuse dès le départ le mot de passe, parce qu’elle n’a de sens qu’à ouvrir le langage.

La littérature, et pas l’art ?

Si, l’art aussi, évidemment. Mais pas n’importe quel art (et pas n’importe quelle littérature non plus). Prenez la dernière petite polémique au sujet de l’exposition de Jeff Koons à Versailles, mais c’était misérable. Nous faire croire qu’en face d’une droite catholique coincée existerait une avant-garde ouverte et dérangeante que cet homme-là représenterait, mais c’est une farce. Qui se continue avec l’artiste suivant : nous faire croire, ou croire que la refonte d’un carrosse relooké origami dans la cour de Versailles puisse avoir un quelconque rapport avec l’avant-garde ou, plus simplement, avec la pensée, la pensée de l’art, c’est de la manipulation pure et simple. On n’a affaire ici qu’à deux petits camps réactionnaires qui fonctionnent l’un comme l’autre au mot de passe : d’un côté l’éternelle crétinerie de la bourgeoisie de province, si vous voulez, mais de l’autre des artistes et des ministres qui sont les pires larbins du capitalisme mondialisé, ou d’un nouvel art de cour.

C’est vrai que ce refus du mot de passe on le retrouve dans toute votre œuvre…

Je l’espère. Cela vaut pour tout, mais c’est retors. Même l’Ouvert, le Dehors, ou des concepts de ce genre, a priori peu compromettants, dès qu’on commence à leur mettre des majuscules, peuvent devenir des sortes de ballons captifs. L’Ouvert reste un mot à déclore, comme le dirait Jean-Luc Nancy. Plutôt que de l’employer ou de le brandir, mieux vaudrait retrouver des possibilités concrètes de lui donner sens, et c’est au fond tout le travail de la littérature : maintenir le matériau dans son état d’ouverture maximale, sans enfermer le sens dans des mots magiques, des formulaires, des formules hymniques ou tout simplement des clichés. C’est bien en cela qu’elle est politique, même si ça ne peut pas être un travail de masse. Chaque forme littéraire ou politique est guettée par la lassitude et par le système, et c’est à chaque fois une lutte, qui commence toujours d’abord à une petite échelle. Au contraire, toute la puissance de faire le mal qui est celle des politiques actuels consiste à tout refermer en s’en prenant toujours à la transmission et aux échanges. Ce n’est pas pour rien qu’ils attaquent aujourd’hui à la fois l’art, la poste, les transports, l’enseignement et la recherche, c’est-à-dire tout ce qui est d’abord là pour transmettre ou pour fluidifier les échanges, les passages, les ricochets.

Vous êtes donc libre-échangiste ?

Mais oui, je suis absolument un défenseur du libre-échange. Le libéralisme, en vérité, c’est ce qui empêche le libre-échange du sens.

Ce libre-échange ne doit-il pas être aussi dissimulé, comme peuvent l’être les animaux dans leurs déplacements ? L’invisibilité vitale des bêtes qui surgissent un instant devant l’appareil photographique ou les phares d’une voiture vous est précieuse en effet…

Plutôt que de dissimulation je préfère parler de cachette, de se cacher, y compris en assumant une dimension enfantine. Parce que la dissimulation, c’est d’abord l’idéologie, c’est même sa définition, et c’est un peu louche : les dissimulateurs… À l’inverse, se cacher, c’est la vie même, celle des animaux et des enfants. Le vrai problème des zoos, ce n’est pas tant qu’il y ait des animaux captifs, après tout aujourd’hui (on en est là), ça sauve même certaines espèces, mais le fait que dans les cages classiques les animaux sont « à vue », soumis à l’exposition, sans rémission. Comme dans les sociétés totalitaires où l’on ne peut ni se cacher ni — cela va de pair — se confier à un ami. De ce point de vue, la cachette (le retrait) n’est pas le contraire de l’échange, c’est sa condition.

La condition pour échapper aux sociétés de contrôle ?

Oui, mais attention encore aux mots. « Société de contrôle », cela fait tout de suite slogan, mot de passe. En revanche, quand on dit se cacher, cachette, on sent les furtivités, la vie aux aguets, je crois que bien plus de choses apparaissent. Et c’est par là d’ailleurs que le langage est un outil si formidable : s’il est ce qui me fait sortir de ma cachette, il est aussi ce qui produit du cache au moment même où il m’en fait sortir et se déploie.

Post-scriptum

quelques livres de Jean-Christophe Bailly

L’apostrophe muette, Hazan, 1997

Basse continue, Seuil, 2000

Panoramiques, Christian Bourgois, 2000

Tuiles détachées, Mercure de France, 2004

Le champ mimétique, Seuil, 2005

L’Atelier infini, Hazan, 2007

Le versant animal, Bayard, 2007

L’instant et son ombre, Seuil, 2008