feu vert

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L’accès gratuit à l’école ou à la santé fait partie des faits admis. Il n’en va pas de même avec les transports publics. La question oppose au sein même de leurs plus ardents défenseurs, ceux qui estiment que la gratuité est une condition à la mobilité de tous, et ceux qui considèrent qu’elle échouerait à l’assurer et entraverait le développement des réseaux.

En 1998, ils étaient quelques uns à se lancer dans une opération de gratuité des transports en commun à Liège et Bruxelles. Cela deviendra le Collectif sans ticket qui, durant plusieurs années, a défié les contrôles avec des cartes de droit aux transports auto-fabriquées, pour porter le refus de la « sélection économique entre passagers ». L’histoire s’est conclue par un acharnement judiciaire de la Société des transports intercommunaux de Bruxelles, qui a poursuivi les membres du Collectif pour « association de malfaiteurs ». D’autres ont pris le relais, comme le Réseau pour l’abolition des transports payants (RATP) qui a distribué à Paris un ticket solidaire « Transports gratuits ». Des groupes comme AC ! ont revendiqué la gratuité des transports pour les chômeurs et précaires. Les deux questions sont liées mais distinctes : celle de la gratuité, principe général, et celle d’une tarification sociale (qui peut aller jusqu’à la gratuité) pour un public précis.

Châteauroux, Compiègne, Vitré ou Gap font partie des municipalités passées à la gratuité sur leur réseau. D’autres collectivités — Caen, Quimper, Besançon, les régions Île-de-France et Midi-Pyrénées — ont mis en place des tarifs sociaux, voire un accès gratuit, pour les populations précarisées et les chômeurs. En mai dernier, Aubagne a franchi le pas en rendant gratuit l’accès aux bus de l’agglomération. Depuis la fréquentation y a augmenté de 30 %. Comme le souligne Robert Abad, chargé du projet dans cette ville communiste, l’objectif était double : « Faire reculer la place de la voiture dans une ville asphyxiée, située à la périphérie de Marseille. Et augmenter la mobilité des habitants. Nous en avions assez d’avoir des bus qui tournaient à vide ».

Le principe d’une mobilité réelle, et donc du prix des transports, occupe de plus en plus le débat public : l’étalement urbain encouragé dans les années 1970 et 1980 a éloigné durablement les habitations des lieux d’emploi, phénomène accentué par l’augmentation des loyers en centre-ville. Et la plus grande prise en compte de la pollution et de la nécessité de réduire la place de l’automobile dans les villes a incité les municipalités à imaginer d’autres politiques de transport en commun. En outre, le coût des énergies fossiles a rendu très concret le prix réel d’une voiture. Ainsi, lors des élections municipales de 2008, la gratuité des transports se trouvait au palmarès des promesses électorales — mesure populaire, facile à expliquer et aisément quantifiable. Elle fait pourtant débat au sein de la gauche et reste notamment considérée par ceux pour qui le développement des réseaux des transports est la priorité comme une fausse bonne solution. Examen des arguments.

Tout ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur ? L’idée que la gratuité dévaloriserait le bien a longtemps dominé les débats au sein du PC, mais aussi du PS. Conseiller régional en Île-de-France, Jean Brafman (PCF — Alternative Citoyenne) se souvient des débats du Stif (Syndicat des transports d’Île-de-France) : il fallut battre en brèche les discours sur le fait qu’on « ne respecte pas quand c’est gratuit. » « C’est étonnant qu’on envisage toujours le paiement comme un moyen pour que les infrastructures soient respectées quand il s’agit des transports et jamais pour les hôpitaux, l’école ou les centres sociaux. Les gens ont intégré le fait de payer pour les transports publics. Et nombreux sont les élus qui pensent que pour mesurer la valeur d’un bien collectif et du service qui y est lié, il faut payer. Tout cela amène à éviter le débat de fond : avoir d’autres critères de gestion. »

L’argument selon lequel il faut « trimer » pour comprendre la valeur marchande d’un bien ou d’un service peut être interprété comme l’expression d’une certaine culture ouvriériste. On peut y voir surtout la manifestation de forts préjugés sur le peuple.

Le gratuit n’est pas viable ? La question de la praticabilité financière de la gratuité est plus complexe. De fait, elle se pratique aujourd’hui exclusivement dans les communes de taille moyenne, où les recettes commerciales sont assez faibles, selon une étude du Groupement des autorités responsables des transports publics (Gart) qui estime que dans les plus grandes agglomérations, le gratuit n’est « ni souhaitable, ni viable ». À Aubagne, la billetterie ne représentait que 7 % des recettes ; en Île-de-France, elle en représente 30 %. Alors que l’État se désinvestit toujours plus, la tentation de s’appuyer sur la tarification pour investir est forte.

En outre, la gratuité crée un obstacle majeur : la plus grande fréquence d’utilisation des transports en commun qui en résultera impliquera l’obligation de développer le réseau pour satisfaire à la demande, donc des investissements. Avec quels moyens ? Pour répondre à cette question, il faudrait repenser les modes de financements des transports publics. Si le droit aux transports est bien un droit, l’État (central) ne devrait-il pas revoir la hauteur de ses engagements ? Les régions ont maintenant l’autonomie pour gérer les réseaux, mais elles ne maîtrisent pas l’ensemble des recettes, notamment en matière de fiscalité. C’est pourtant là que la gratuité pourrait trouver son salut.

« On n’envisage jamais d’évaluer la richesse créée par les transports », ajoute Jean Brafman. « Pourquoi les entreprises qui profitent d’un réseau de transports ne paieraient-elles pas ? Par exemple, les centres commerciaux. Pourquoi ne pas réfléchir à une fiscalité adaptée, avec une taxe sur le foncier, une fiscalité particulière liée à la création de gares, de métro ? » Chez les Verts, on songe aussi à la possibilité d’y consacrer une part de la Taxe intérieure des produits pétroliers (Tipp), ou des recettes des péages autoroutiers (quitte à en créer en Île-de-France, où le réseau routier est gratuit). Et plus globalement, on envisage ce que peut rapporter la fiscalité sur les pollutions (une taxe sur le carbone ou une part de la tarification du stationnement).

Enfin, qu’il s’agisse de mise en œuvre de la gratuité, de la baisse de la tarification ou de nouveaux investissements, beaucoup d’élus aimeraient voir évoluer le versement transport, taxe payée par les entreprises et assise sur le nombre de salariés : en augmentant d’un dixième de point le taux, on gagnerait immédiatement des recettes considérables.

Mieux vaut plus de transports que des transports gratuits ? Pour de nombreux élus, penser la gratuité sans penser l’état du réseau ne sert à rien. Doit-on préférer un bus par heure gratuit, ou un bus tous les quarts d’heure payant ? La question est fondée : de nombreuses études ont montré que ce n’est pas le coût du transport en commun qui est un frein à son utilisation : c’est la faiblesse voire l’absence de transports qui explique le recours à la voiture, quelles que soient les classes sociales.

Les Verts sont divisés sur cette question. Pour certains, la gratuité ne répondrait pas à la question essentielle de l’accès aux transports. Ainsi Denis Baupin, adjoint au maire de Paris pour les transports entre 2001 et 2008, réfute l’idée que c’est le tarif qui induit le recours à des moyens de transport individuels. « Le coût de possession et d’utilisation d’une voiture est de très loin supérieur au coût des transports publics. Ceux qui utilisent l’automobile le font soit par obligation — et dans ce cas, la priorité budgétaire doit aller au renforcement du réseau de transports pour leur proposer des alternatives —, soit par choix personnel — et dans ce cas la gratuité du transport collectif a peu de chances de leur faire adopter un nouveau mode de déplacement. Le transfert modal provoqué par la gratuité serait donc marginal, alors que son coût budgétaire serait considérable. » La généralisation de la gratuité ne serait donc « ni utile, ni juste, ni pertinente », selon Baupin, qui défend toutefois un élargissement des bénéficiaires de l’accès gratuit, notamment « sous conditions de ressources, aux chômeurs qui ne bénéficient aujourd’hui d’aucun avantage tarifaire. »

La gratuité, ce n’est pas écolo ? Chez les Verts, on considère le transport comme un bien de consommation comme un autre, au même titre que l’eau. Pour Denis Baupin, « quand l’usage d’un service entraîne une consommation (eau, déchets, transports, ramassage, énergie), il y a nécessité de garantir un accès minimal à tous. Mais si on ne donne pas un prix à l’utilisation, on peut entraîner une sur-consommation et dépasser les capacités du réseau, celles de l’écosystème. » Sans compter la crainte qu’un droit à la mobilité « illimitée » encourage l’étalement urbain, ce qui serait « économiquement absurde et écologiquement inepte ». Et de conclure : « Plutôt que de penser la gratuité, demandons-nous quel est le juste prix. » L’accès gratuit aux transports entraînerait-il vraiment pourtant une demande de plus en plus importante, voire « déraisonnable » ?

Ce qui est ici rejeté, c’est l’universalité de la gratuité. De même que la tarification unique pèse inéquitablement sur les usagers, la gratuité ne produit pas le même effet selon les revenus. En Île-de-France, les efforts des élus communistes et Verts pendant la dernière mandature ont porté sur la réduction du nombre de zones de transports (pour baisser le coût des abonnements mensuels), et sur la mise en place d’une tarification sociale pour les bénéficiaires de minima sociaux. Le progrès est énorme dans cette région où l’abonnement mensuel peut atteindre jusqu’à 120 euros. Mais on en a aussi vite vu les limites, notamment en raison des effets de seuil. « Avec l’augmentation du nombre de travailleurs pauvres, note Jean Brafman, la question de la tarification reste un problème. D’où l’idée d’une carte unique pour tous, de l’ordre de 50 euros, voire pourquoi pas gratuite ». D’autant que quand on vit d’emplois fractionnés (temps partiel, CDD), rien n’assure que l’employeur prenne en charge une partie du transport ; d’autant, aussi, que la faiblesse des revenus pousse toujours plus de personnes à s’éloigner des centres-villes. Où est alors la « justesse » ? Dans un prix acquitté par tous ? Ou dans une gratuité profitant aussi aux riches ?