Vacarme 50 / cahier

Hors-d’œuvre dits et écrans, vol. 1

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Au principe de cette nouvelle série, la crise que traverse l’Action culturelle cinématographique et audiovisuelle, vue comme une occasion de dresser un panorama des pratiques : la salle, l’internet, le numérique, la distribution, la presse… Les décrire, puis élargir le cercle : vers les pratiques discursives liées au cinéma ; vers sa fonction sociale ; vers la cohérence qui lie les situations de l’exploitation et de la critique… Montrer le cinéma, c’est en parler. En parler, c’est en faire. En faire, c’est montrer. Tout est lié, tout doit l’être. Premier épisode : pour introduire au « hors-film ».

Vendredi 9 janvier 2009, au Centquatre à Paris. La réalisatrice Sólveig Anspach prend la parole. « … Parfois, j’en ai assez » : assez des déplacements en province pour présenter ses films dans des conditions laissant à désirer. Assez de la baby-sitter qu’il faut payer, des trajets en seconde — sans prise pour le portable —, du sifflement des trains voisins pour seul bercement aux rêves, des salles clairsemées, des questions qui fâchent suivies de propos de table indigestes… On voit le tableau : sévère mais juste. Anspach ne donne pas de chiffres, mais ceux-ci sont connus : 60 débats (exemple : Serge Bozon pour La France), voire 100, 120 pour un film. Elle n’en donne pas parce que c’est précisément l’absence de chiffres qui la préoccupe : les cinéastes ne perçoivent pas de rémunération pour ces déplacements. Ou si rarement. « Ce n’est pas forcément la question d’être payé, mais notre venue doit être préparée. » « Nous n’en parlons pas assez. Et le problème principal est que pendant ce temps nous ne pouvons pas travailler. » Remous dans la salle. Murmures de réprobation. Elle abuse, quand même… Un an plus tard, l’intervention d’Anspach résonne encore dans les têtes.

Samedi 4 juillet 2009, au cinéma La Coursive à La Rochelle, en marge du festival bien connu. Mehdi Derfoufi prend la parole. Il est délégué général de l’UFFEJ (Union française du film pour l’enfance et la jeunesse) et présent en tant qu’animateur d’un groupe chargé de réfléchir aux pratiques culturelles des publics et à leur évolution afin, notamment, d’« élaborer des propositions et des stratégies pour reconquérir les publics qui nous font de plus en plus défaut ». L’ordinateur sur les genoux, Derfoufi lit la synthèse d’une réunion tenue par son groupe le 20 février 2009. Il ne rigole pas : cinq points sont détaillés, suivis d’un sixième divisé en quatre pistes. Le langage est précis : « décentrer l’approche de l’action culturelle », tenir compte des « stratégies d’évitement et d’appropriation à l’œuvre au sein des productions de la culture de masse », refuser le « simple positionnement œuvres d’art versus œuvres commerciales ». Et pour clore ce qui n’est encore que le premier point, une « idée » : « Si l’on considère la question des rapports sociaux de sexe homme-femme il y a plus de subversion et d’anticonformisme dans Charlie’s Angels que dans Million Dollar Baby. » Remous dans la salle. Quelques ricanements. Clint Eastwood moins fort que Bosley, Cameron Diaz, Lucy Liu et Drew Barrymore plus féministes que Hillary Swank sous sa capuche : vous délirez, jeune homme.

De quoi parlons-nous ? Nous parlons de ce dont nous ne parlons pas assez : les difficultés rencontrées par l’Action culturelle cinématographique, parmi lesquelles le sort fait aux cinéastes qui accompagnent leur film, parmi lesquelles les représentations qu’on se fait du « progrès » dont un film peut être porteur. Nous parlons du cinéma comme il se parle : débats en salle, rencontres avec les spectateurs, propos en tous genres. Interventions au micro, apartés, conciliabules… Nous parlons des paroles qui se multiplient autour de l’Action culturelle depuis plus d’un an. Nous comparons des discours à d’autres discours. Bla-bla-bla… Absolument : nous croyons qu’il y a urgence à dresser l’état des pratiques discursives liées au cinéma.

C’est en janvier 2008 que s’est constitué le Collectif national de l’action culturelle cinématographique et audiovisuelle. Réunissant 372 structures, prenant acte d’une baisse de 15 % des crédits alloués par l’État pour l’année à venir, le Collectif a rédigé un manifeste intitulé Cinéma et audiovisuel, vers le démantèlement de la diversion culturelle. Des actions ont suivi, aux César fin février, à Cannes en mai… Un an plus tard ont été organisés les premiers États généraux de l’Action culturelle cinématographique et audiovisuelle (nous dirons AC) [1]. C’est à cette occasion que Sólveig Anspach a eu sa sortie désormais fameuse (pour un son de cloche moins strident, on pourra lire sur rue89 les tribunes de Simone Bitton à l’occasion de la sortie de Rachel, le récit de son « marathon de débats », « l’analyse contextualisée de la première semaine d’exploitation », le « beau sac de voyage tout neuf » qu’elle s’est offert pour « l’accompagner de ville en ville »).

Six mois plus tard, le Bureau de liaison de l’Action culturelle (le Blac) a proposé à La Rochelle un bilan d’étape des travaux des différents groupes et de leur réflexion sur la structuration du collectif. C’est là que Mehdi Derfoufi en a fait s’étrangler certains par son sérieux et son irrévérence à l’égard de Clint. Derfoufi parlait au nom du groupe dit des publics. Il s’en est formé cinq autres à l’issue des États généraux. Éducation artistique et observatoire de l’AC. Bénévolat dans le secteur associatif et culturel. Financement de l’AC. Les deux derniers nous intéressent particulièrement. Rémunération des intervenants et des réalisateurs : ce groupe est encore au stade de la constitution. La SRF (Société des réalisateurs de films) a récemment adressé un questionnaire à ses membres pour évaluer la situation et les pratiques actuelles. Le travail ne commencera réellement qu’une fois les résultats épluchés.

Enfin, rédaction d’une charte de l’AC. En effet, celle-ci est économiquement en danger, nous n’en parlons pas assez, mais en plus personne ne sait exactement ce que c’est. L’AC, c’est la présence des cinéastes en salle. La programmation. L’animation cinématographique en prison ou dans les hôpitaux. L’éducation artistique. Les festivals. Les projections en milieu rural, en grange, en bétaillère, les caravanes itinérantes. L’organisation de week-ends d’analyse avec des critiques. Le choix des films à montrer dans les écoles, collèges et lycées… Rien qui n’ait, de soi-même, une unité, sinon l’appartenance au vaste champ du « hors-film ». Les acteurs culturels sont donc convaincus qu’ils n’avanceront pas sans s’être entendus au préalable sur une définition. D’où le projet de rédiger une charte. Il y a un an et demi, Christine Albanel commanda à Alain Auclaire un rapport sur le sujet. Connement titré Par ailleurs, le cinéma est un divertissement, il a fait l’unanimité contre lui : fiasco total, tout est à reprendre.

Le « hors-film » n’est pas une affaire de périmètre technique ou administratif. Il engage notre idée du cinéma. Mieux : notre idée du périmètre de cette idée. La France est le pays où le cinéma fait le plus parler, écrire, tourner, elle est le pays de l’Action culturelle et de l’exception qui va avec, mais elle est aussi ce pays où tout énoncé porté sur le cinéma suscite une peur quasi panique : qu’il s’en évade. Lorsque Anspach fait amèrement valoir que, selon elle, il y a du temps, de l’argent et du travail perdus à courir les routes, elle signale un problème auquel elle appartient : aux yeux de ceux qui la sollicitent comme aux siens, le « hors-film » de l’accompagnement n’a pas l’autonomie d’un travail. Il ressemble alors à rien, non-lieu des places de la gare, des salles désertes et des débats mous.

La chose est délicate. À supposer que soit instaurée une rémunération des cinéastes, qui paiera ? Je veux dire : qui paiera quoi ? Car ici c’est l’employeur qui définit la nature de la tâche. Cas de figure le moins probable : le producteur paie ; c’est donc que la parole en salle est considérée comme appartenant encore au film, au travail du film. Cas plus plausible : le distributeur paie ; c’est donc qu’accompagner un film c’est le promouvoir. Dernier cas, le moins incertain : l’exploitant paie ; or celui-ci a l’habitude de ne rémunérer que les critiques, ces veinards, ces flambeurs. La parole d’un cinéaste sera-t-elle alors assimilée à une sorte d’analyse, donc à un travail à nouveau, mais d’un autre genre ?

Lorsque Derfoufi risque un rapprochement entre la baby millionnaire d’Eastwood et les anges de l’invisible Charlie, il met à son tour les pieds dans le hors-plat. Il désigne la même peur : qu’une parole suscitée par un film puisse servir d’autres fins. C’est l’antique méfiance à l’égard de ceux qui liquideraient la « forme » pour ne retenir que le « fond » : les profs, les littéraires, toute cette méchante engeance ennemie de l’art… C’est le vieux sarcasme à l’égard des défunts « Dossiers de l’écran » : plus de cinéma, que du sociétal. D’où les ricanements de la Coursive. On voit mal, toutefois, comment il pourrait être possible de faire exister le domaine du hors-film sans consentir qu’entre le film et son dehors il y ait au moins un hiatus. Une blessure comparable à l’impromptu du rapprochement rochelais. Une dissociation, fût-elle rhétorique — une « idée » — entre l’importance d’un cinéaste et sa pertinence à traiter d’un sujet d’intérêt public. Inversement, si les cinéastes consacrés par la tradition sont forcément les mieux placés pour traiter des femmes, du nucléaire, du climat ou de la banlieue, c’est que leur art parle de lui-même, directement : adieu le hors-film, assez d’AC. Derfoufi eut donc raison de demander, au point 5 de sa synthèse : « Cela voudrait-il dire que nous sommes là pour défendre la formation du regard et de l’esprit critique avant que de défendre un certain cinéma ? »

Nous pouvons essayer de répondre. Nous sommes là pour défendre l’Action culturelle, la nécessité que le cinéma soit accompagné, parlé, distribué, redistribué. Mais cette défense ne saurait être sans affronter une contradiction : l’AC ne croit pas, en vérité, à ce « hors-film » qui est pourtant la seule définition dont elle dispose. Elle ne peut y croire, étant fille d’une Histoire typiquement française — nous y reviendrons — qui a progressivement naturalisé une certaine entre-appartenance du cinéma et des discours qu’il occasionne : ce fut la fondation des Cahiers du cinéma, ladite « critique de cinéastes » inventée dans les années 1950, la Nouvelle Vague… Histoire magnifique : la seule à soutenir que la critique, loin de s’en tenir à la secondarité creuse d’un commentaire, est proprement une « écriture ». Histoire problématique : son humanisme — rien de ce qui est humain n’est étranger au cinéma — est aussi un purisme ; tout finit par y être reconduit à la centralité du film.

L’AC croit à la rencontre, à la discussion, aux échanges, mais elle n’y croit pas comme travail. Par ailleurs, le cinéma est un divertissement… : la tragique maladresse de ce titre n’est après tout pas exempte de pertinence perverse. Symptomatiquement, l’AC affectionne les « paroles de cinéma » et par-dessus tout les « passeurs », beau mot répété à satiété qui a fini par dissimuler l’effort d’une pédagogie et le risque d’un passage derrière la joliesse d’une image fluviale. Du cinéma aux rives du monde il n’y aurait alors que cela : une promenade en barque, un long fleuve tranquille.

Or, pendant ce temps-là, les faits sont autres : ça rame. La question du hors-film ne flotte pas en l’air, aujourd’hui, elle est au contraire incessamment posée, avec un empressement plus ou moins bien intentionné. Tout demande où sont les limites du cinéma : spatiales, économiques, esthétiques… Notre temps est celui des bonus DVD, des scènes coupées, des commentaires audio, des petits films analytiques : autant d’augmentations de l’œuvre. Même chose avec internet, où les commentaires tutoient — à tous égards — les films. De plus en plus d’« objets » dignes d’intérêt viennent de la galerie ou de la télévision frapper aux portes du cinéma : d’où un regain d’excitation, mais aussi une recrudescence des effectifs chez les douaniers du goût, des champs et des couleurs. Un instituteur sympa se retourne contre le cinéaste qui faisait sa pub, des candidats de la télé-réalité sont reconnus comme acteurs, puis comme auteurs d’une émission elle-même assimilée à une œuvre collective… Désormais inapte à envoyer les spectateurs voir les films fragiles, même la critique traditionnelle est pressée de se demander comment retourner dans l’arène : ouvrir ses propres plateformes VOD, passer alliance avec des salles, ou avec des distributeurs, devenir distributrice elle-même… N’en déplaise aux attardés, le mélange des genres a cessé d’être un délit d’initiés : il est désormais un recours nécessaire, la force des faibles.

L’Histoire se continue, l’Histoire se discontinue. Nouvelles intimités, nouveaux partages de l’image et du mot. Autres œuvres, autres hors-d’œuvre. Nul besoin d’être un foucaldien acharné : le hors-film trace plus que jamais la limite du film. Les cinéastes monteront-ils en première ? Charlie sortira-t-il de l’ombre pour corriger Clint ? La suite au prochain épisode.

Notes