liberté, égalité, frugalité ?

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Restreindre, limiter, modérer, décroître : parce que l’écologie contemporaine semble prêcher l’ascèse, elle peine à mobiliser et suscite en retour une méfiance d’autant plus forte que la lutte politique a longtemps consisté à desserrer les interdits, à déplacer des contraintes jugées indépassables, à refuser l’éloge des vertus de la pauvreté pour exiger d’être moins pauvres. Comment, dans ce contexte, donner à la frugalité un autre ton, un autre sens ?

Il est facile de moquer certains travers de l’inquiétude écologique contemporaine, d’y déceler le terreau d’un nouveau conformisme. Le geste polémique est devenu banal, et l’on voit régulièrement paraître en forme de tribune de presse, parfois de livre, tel ou tel pamphlet disant « merde à l’écologie ». Assez souvent au nom d’un affichage libertin, d’une réaffirmation du droit à vivre sa vie sans être commandé et empêché, dût-on s’exposer à des risques majeurs, voire mortels. Leurs auteurs vilipendent des moines sans soutane, engoncés dans le nouveau sérieux de la tempérance planétaire. Ils se réjouissent que certains capitalistes audacieux soient encore capables de jouissance dispendieuse et d’intoxication heureuse. Ils dénoncent les pesanteurs d’un catastrophisme et d’un moralisme d’autant plus problématiques qu’ils reporteraient sur chacun des responsabilités ou des fautes qu’il faudrait plutôt, en bonne justice, circonscrire, hiérarchiser et attribuer — rien n’est plus incertain et plus injuste que l’idée d’une faute quasi originelle ou d’une culpabilité collective ! Ne sont-ce pas avant tout de grands groupes agro-industriels ou bancaires, des États ou plutôt des gouvernements, des lobbys capables de détourner à leur profit les décisions et même la fabrication des lois, qui ont des responsabilités majeures dans les saccages planétaires et dans l’exploitation des pays les plus pauvres ? N’est-ce pas la misère matérielle ou morale des classes les plus exploitées qui alimente la compensation consumériste et l’acceptation contrainte de conditions de vie dégradées ? Et ce sont les responsables de ces situations-là que l’on devrait combattre activement, plutôt que d’instiller en chacun — à commencer par les tout-petits — la mauvaise conscience d’avoir toujours-déjà-écologiquement-fauté !

Basse et bête polémique ? Probablement. Cette protestation anti-conformiste se retourne comme une crêpe, pour n’exprimer qu’une plate soumission à l’ordre dominant et à ses habitudes les moins questionnées. Pire, les droits de chacun à vivre sa vie d’individu y sont la plupart du temps réaffirmés sans aucune considération sérieuse et conséquente de moralité ou de justice. L’horizon du jugement reste à courte vue, là où il pourrait s’élargir, en articulant le souci de soi et celui d’autrui : qui paye aujourd’hui ou qui paiera demain pour mes habits ou mes transports low-cost ? Qui s’abîme ou s’abîmera la santé pour le montage et le démontage de mes appareils si vite obsolètes, pour mes fruits et légumes luisants, ou mes steaks toujours disponibles ? Surtout, cette polémique ignore — ou feint d’ignorer — les menaces que les tensions écologiques font effectivement peser sur des libertés fondamentales. Un peu de réalisme géopolitique suffit pour apercevoir cette alternative désormais très probable : soit nous parvenons, dans un délai très rapide, à inventer, aux plans national comme international, les voies d’une gestion tempérée (ou ménagée) des ressources de la planète — et de manière concomitante à donner de la réalité à l’idée d’une société planétaire ; soit nous nous exposons, dans un avenir très proche, à l’exacerbation des guerres de la pénurie ou de la pollution — elles ont déjà commencé — et à l’autoritarisme d’une austérité imposée par des États qui sacrifieront d’autant plus volontiers les libertés individuelles qu’ils agiront au nom de la survie collective — version minimaliste et sécuritaire de l’intérêt général, biopolitiquement efficace et probablement très inégalitaire dans sa mise en œuvre.

Ce n’est pas céder à une politique-fiction utopique que de s’inquiéter des formes que pourrait prendre une telle prohibition : contrôles répressifs et régressifs, police électroniquement déployée des productions et des consommations, et plus généralement des pratiques et des formes de vie. Et cela, au détriment de l’agir collectif mais évidemment aussi de la libre construction de soi par soi. Les « casseurs d’écolos » feraient bien d’y réfléchir à deux fois.

Il est cependant utile de prêter l’oreille à cette mauvaise polémique. Car elle révèle l’embarras normatif, et pas seulement descriptif, dans lequel se trouvent pris ceux qui travaillent à faire de l’écologie une force efficace dans la construction de nouveaux leviers de réflexion et d’action politiques, à la hauteur des enjeux actuels. Cet embarras n’est pas de simple conjoncture. Il est paradoxalement difficile de faire valoir la nécessité d’une « grande transformation » dans les temps de crise avérée, alors même que la conversion écologique de l’économie ou des mœurs améliorerait substantiellement la situation des plus démunis, et la qualité de vie de tous. Mais la difficulté est plus profonde : elle tient aux valeurs que l’on met en avant et à l’interprétation qu’il est possible d’en proposer. [1]

Soit par exemple cette proposition structurante, qu’on doit à Castoriadis : « La sortie de la misère des pays pauvres ne pourrait se faire sans catastrophe que si l’humanité accepte une gestion de bon père de famille des ressources de la planète, un contrôle radical de la technologie et de la production, une vie frugale. Cela peut être fait, dans l’arbitraire et dans l’irrationalité, par un régime autoritaire ou totalitaire ; cela peut être fait aussi par une humanité organisée démocratiquement, à condition précisément qu’elle abandonne les valeurs économiques et qu’elle investisse d’autres significations. » [2] Il n’est pas aisé d’imaginer, sur des bases vraiment démocratiques et respectueuses des libertés individuelles, ce « contrôle », ce « mode de vie frugal », ces « significations » susceptibles de faire alternative aux « valeurs économiques » aujourd’hui encore dominantes.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que la valeur d’attraction de la frugalité ne saute pas aux yeux : que celle-ci apparaisse comme une disposition raisonnable ne suffit pas à la rendre enthousiasmante, et les écologistes les plus convaincus peinent souvent à faire partager des charmes qu’ils disent pourtant festifs. Plus précisément dit :

comment considérer cette série d’idéaux anciens, qui semblent faire retour avec insistance, dès lors qu’il s’agit d’affirmer les valeurs auxquelles une politique écologique peut être articulée, et qui constituent un horizon de sens pour des engagements contemporains ? « Sobriété », « frugalité », « tempérance », « simplicité » : autant de très vieux mots qui semblent nous ramener aux bons vieux temps de la mesure et des vertus cardinales, mais aussi à ceux d’un souverain bien ou d’un bien commun que la politique et l’éthique des modernes ont radicalement et d’une certaine manière heureusement subvertis. Comme s’il s’agissait d’entrer à nouveau en dialogue avec des sagesses anciennes, sur la base de ce qu’on pourrait, avec Ricœur et contre Habermas, considérer comme une salutaire « retraditionnalisation » du monde vécu : faire ou refaire mémoire de figures et de formes de vie qu’on avait trop vite tenues pour dépassées, et avec lesquels l’héritage émancipateur des Lumières devrait désormais être associé. Comme si les modernes avaient poussé trop loin la fureur de l’illimitation et qu’il nous revenait, en post-modernes assagis, une tâche moins exaltante de modération ou de compensation : « soyons enfin raisonnables ! » ;

comment comprendre la négativité, au moins apparente, qui fait corps avec des évaluations qui se veulent pourtant positives (et même, électoralement attrayantes) ? Car même à supposer que la décroissance soit régulièrement associée à la joie de vivre, que la sobriété ou la frugalité soient systématiquement dénommées « heureuses » et la simplicité « volontaire », on échappe difficilement au lexique et à la perspective d’une certaine restriction, voire d’une certaine négation, dont la face positive émerge d’autant plus difficilement qu’on s’adresse à ceux qui subissent des situations de grande précarité, et auxquels s’imposent les formes parfois très brutales de l’austérité et de la pauvreté involontaires. Si je n’ai jamais pu me payer autre chose qu’une automobile un peu cabossée, ou même pas d’automobile du tout, et si j’en ai un vif besoin, j’aurais évidemment bien du mal à accepter l’idée qu’il faille déjà joyeusement (!) y renoncer. Même la convivialité perd de son attrait, lorsqu’on n’a à partager que la pénurie et la frustration.

La sémantique politique de ces temps de crise, si l’on en croit l’image qu’en livrent les enquêtes d’opinion, reste dominée par deux termes marqués négativement : « libéralisme », « décroissance », l’un et l’autre régulièrement associés aux processus comme à la crainte de l’appauvrissement et de l’existence précarisée. Le mythe fondateur du progressisme industriel, une espèce d’abondance pour tous, s’y trouve ainsi très régulièrement activé.

Mais ce sont aussi les techniques les plus performantes de l’ingénierie sociale qui reconduisent sans cesse, objectivité aidant, à une valorisation invariante de l’« être riche ». Et notamment l’expertise économique qui excelle pour varier et affiner les mesures d’une pauvreté dont les caractéristiques négatives sont toutes scrutées à la loupe. En témoignent les rapports récents de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale [3] : pas moins de 11 indicateurs sont mobilisés pour compléter une approche strictement monétaire de la pauvreté, celle qui procéderait à partir de l’écart au revenu médian. On mesure l’« intensité de la pauvreté ». On la décrit en termes de « conditions de vie », dans ces quatre grands domaines que sont les contraintes budgétaires, les retards de paiement, les restrictions de consommation et les difficultés de logement. Là, on a sélectionné 27 éléments significatifs, comme le surpeuplement ou l’inconfort des logements, la fréquence des découverts bancaires, l’impossibilité des départs en vacances. Mais aussi : le non-remplacement des meubles ou… la trop rare consommation de viande. Tous ces manques peuvent et doivent être transformés en données objectives.

Ce faisant, on combine des indicateurs assez incontestables (logements surpeuplés, inconfortables ou mal chauffés) à d’autres, très discutables. Il n’est pas évident, par exemple, à moins qu’ils ne soient fort usés, qu’il faille nécessairement « remplacer des meubles », qui font partie des biens relativement durables, susceptibles d’être transmis d’une génération à l’autre, ou récupérés entre amis et voisins, bricolés, arrangés. Il n’est pas non plus évident qu’il faille « manger de la viande tous les deux jours » pour échapper aux cycles de la malnutrition : il est d’autres modes d’alimentation, moins coûteux et aussi sains.

Il serait évidemment absurde de contester cette savante sélection au nom d’une notion dogmatiquement arrêtée et abusivement généralisée des « véritables » conditions d’une « véritable » qualité de vie. Mais on peut être vigilant, attentif aux normes instillées dans les descriptions les plus savantes par des choix de mœurs et de valeurs implicites, parties prenantes de coutumes productivistes encore dominantes, ou estimées telles par des observateurs se voulant impartiaux. Car on est sans cesse reconduit vers ce principe supposé fondateur, qui associe l’amélioration des conditions à la croissance d’un pouvoir d’achat permettant de participer, autant que faire se peut, aux cycles de la grande production, ou de la grande consommation.

Il y a de solides raisons, qui sont donc d’abord des raisons critiques, pour que la frugalité figure en bonne place dans la série des « contre-valeurs » ou de ces « contre-conventions » qui émergent dès lors qu’il s’agit — et c’est l’un des enjeux de la période actuelle — d’associer plus étroitement et plus démocratiquement la question sociale et la question écologique. Mais quelle frugalité ?

On peut faire l’hypothèse qu’il existe une frugalité agie, et non pas subie, associée à la satisfaction effective de besoins tempérés, mais néanmoins très suffisants pour bien vivre, en cohérence avec l’entretien commun des éléments variés du monde. Elle n’a pas le sens de la privation et du manque, mais s’articule à l’invention d’une croissance économique plus sélective et moins destructive — recréatrice non seulement d’emplois mais de véritables métiers. Hypothèse plus radicale : la frugalité se déploie comme l’exploration patiente d’une différence de nature — et pas seulement de degré — entre la très grande misère, celle qui se ré-engendre sans cesse au sein même des sociétés développées ou à leur contact, et la pauvreté. Elle correspond à l’expérimentation inventive de régulations émergentes capables de contenir l’excès de misère comme celui de richesse, de répartir équitablement les utilités partageables ainsi que les peines et les plaisirs particuliers.

Sans lui être complètement étranger, ce mouvement déborde largement le programme d’une antique modération. Un jour, on verra paraître des mots nouveaux pour exprimer des choix de vie et des valeurs écologiquement transformés. Pour l’instant, il s’agit de laisser se forger pour les mots anciens des significations renouvelées, à l’écart de la répétition ou même de l’illusion d’un bien supposé souverain. « Frugalité » est donc en quelque sorte un mot d’attente, qui ne signale ni la résignation face à une injuste pauvreté, ni la détermination arrêtée d’une formule magique du bonheur. Plutôt une espèce de bouillonnement créatif, adossé aux traditions et à l’inventivité des mœurs les plus populaires. Car indépendamment des problématiques religieuses de la retraite, de la pauvreté et de la simplicité volontaires, il est des arts et des bricolages qui permettent de faire beaucoup et bien avec peu, alors même qu’on manque de la multitude des possessions dont usent et peut-être abusent les classes de loisir. Les bons cuisiniers le savent, et ceux qui s’en inspirent : ils font des merveilles avec peu de choses. Question d’habileté, question de raffinement, question de style !

Il est de bonne rivalité — évidemment aussi de bonne justice — de ne pas se contenter des miettes d’un festin auquel on n’aurait pas participé, de revendiquer haut et fort sa part du gâteau planétaire. C’est la lutte des classes ou des nations. Ainsi font certains pays « émergents » ou ceux qui aspirent à le devenir.

Il est de bonne ruse, par rapport aux formes dominantes du développement, de frayer d’autres voies, de se battre pour jouir avec humour des plaisirs de travaux ou de consommations alternatifs, moins coûteux en énergie et en argent, adossés à un usage autrement ajusté, mieux tempéré, moins destructif, des hommes et des choses.

« Frugalité » marque simplement, et libéralement, cette possibilité. Mais aussi le rétrécissement et le despotisme d’un monde qui, au point de presque l’interdire, en brise les fragiles ressorts. D’une telle possibilité, individuelle ou collective, il s’agit donc aussi aujourd’hui — pluralisme conséquent — de diversifier les formes, et de garantir les droits.

Post-scriptum

Franck Burbage est philosophe et chercheur ; il travaille sur la notion de développement durable.

Notes

[1Le terme de « conversion écologique », utilisé par certains responsables de l’écologie politique en France (Robert Lion notamment, tête de liste Europe Écologie à Paris pour les élections régionales), condense à lui seul toute la difficulté.

[2C. Castoriadis, Le monde morcelé, Carrefours du labyrinthe 3, Seuil, Paris, 1990, p. 170.

[3cf. www.onpes.gouv.fr/IMG/pdf/RapportV... (dernière consultation le 28 février 2010).