Querelle d’experts entretien avec Hélène Guillemot

Depuis Copenhague, on assiste au retour en force médiatique des climato-sceptiques. En regardant de plus près comment les sciences du climat tentent au sein du GIEC de se maintenir sur une ligne de crête entre expertise et politique, on découvre que l’articulation entre recherche et demande sociale, modélisation mathématique et revendications politiques, réfute aussi bien l’idée d’une science autonome pilotant la gouvernance mondiale que l’alternative simpliste entre catastrophisme et climato-scepticisme.

La presse mondiale et la blogosphère accordent une large place à l’expression des « climato-sceptiques ». Cela reflète-t-il un débat interne à la science ?

Il y a un consensus scientifique au sein de la communauté des spécialistes du climat : les gaz à effet de serre que les activités humaines rejettent dans l’atmosphère (CO2, méthane etc.) provoquent un réchauffement, décelable depuis quelques années, qui va causer des changements climatiques importants si on ne réduit pas rapidement et de façon majeure le rythme des émissions. Ces affirmations reposent essentiellement sur des modèles numériques de climat, qui ont été développés à partir des années 1970 et 1980 et se sont énormément raffinés depuis, notamment quant au nombre de processus qu’ils intègrent. L’évolution de la modélisation est surtout tirée par les progrès des ordinateurs et par la multiplication des observations par satellites. Le « cœur » des modèles est fondé sur des lois physiques et leurs simulations font l’objet de procédures de validation complexes, à partir de données d’observation qui requièrent elles-mêmes un travail considérable de modélisation.

Comment expliquer alors la persistance d’une controverse publique sur ce qui fait consensus parmi les experts scientifiques reconnus ?

De façon générale, il est illusoire de penser qu’un consensus scientifique peut suffire à entraîner des décisions politiques — on l’a vu à Copenhague — ou à empêcher les avis divergents ! Les explications classiquement données à l’expression des sceptiques sont les intérêts économiques et politiques, l’action de lobbies (pétroliers, etc…), l’appétit des médias pour les polémiques et la mégalomanie de quelques individus. Ces facteurs jouent un rôle, mais ils ne sont pas suffisants.

Tout d’abord, le « climato-scepticisme » ne peut être séparé de la façon dont le changement climatique est construit comme problème public dans les différents pays. En France (et dans les pays européens en général), contrairement aux États-Unis, aucune force politique ne conteste la réalité du changement climatique, aucun lobby industriel ne défend des positions ouvertement sceptiques. Dans les médias généralistes grand public, la médiatisation du changement climatique s’est faite sur un mode plutôt consensuel, les journalistes spécialisés, les scientifiques et les pouvoirs publics s’accordant sur un discours assez pacifié visant à sensibiliser le public au changement climatique de manière pédagogique. Les voix des sceptiques, délégitimées, se sont retrouvées dans la rubrique « opinions » des journaux — et sur internet. Avec Copenhague, la situation a changé. Les sceptiques ont obtenu davantage d’audience dans les médias, à la fois mécaniquement, en raison de la plus grande place accordée au problème climatique et parce qu’ils sont apparus légitimés par la révélation d’erreurs au sein du rapport du GIEC. Cependant, il faut noter que les accusations récentes — parfois justifiées — d’erreurs portent sur les impacts du changement climatique. Or, autant il existe une quasi-certitude scientifique sur la menace au niveau global, autant les modèles sont mal adaptés aux prévisions régionales. C’est pourquoi les incertitudes sur les impacts locaux ne remettent pas en cause le consensus sur la réalité du changement climatique anthropique. Aux yeux des climatologues, les controverses sur ce thème ne sont pas recevables, puisqu’elles sont le fait de gens qui ne sont pas des spécialistes du climat, et n’ont jamais publié dans des revues à comité de lecture dans ce domaine.

Le climato-scepticisme est en effet souvent porté par des scientifiques non-climatologues. On peut y voir une méfiance, dans certains milieux de formations scientifiques ou d’ingénieurs, envers une science suspectée d’être liée à une pensée écologique. Se trouverait réactivée là une opposition assez ancienne entre culture « scientiste » et culture « écolo », qui s’est manifestée au moment de l’appel d’Heidelberg contemporain du Sommet de Rio en 1992 [1]. Mais il n’est pas sûr que cette dichotomie soit très pertinente. Il y a des rivalités disciplinaires : la climatologie a acquis depuis quelques années un poids politique, aux dépens d’autres sciences. Plus important peut-être, la confrontation de cultures épistémiques différentes : il n’existe pas une « bonne » façon de faire de la science, chaque discipline a ses pratiques, ses cultures, ses modes de validation. La modélisation du climat, science relativement nouvelle, qui fait prévaloir une vision globale et tend à intégrer un nombre croissant de phénomènes et de milieux, suscite de la méfiance et de l’incompréhension dans d’autres disciplines, parfois voisines, mais qui travaillent avec d’autres paradigmes et à d’autres échelles.

Comment le GIEC a-t-il été créé ?

Il a été créé en 1988, à la demande du G7, par le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) et l’Organisation Météorologique Mondiale, qui dépend aussi des Nations Unies. Il résulte à la fois d’une alerte scientifique et d’une demande politique. Le travail du GIEC consiste non seulement à rassembler des avis d’experts, mais aussi à les faire accepter par des représentants de tous les gouvernements à l’ONU. L’expertise est faite par des scientifiques (des sciences de la nature, mais aussi de l’économie et des sciences politiques) mandatés par les gouvernements. Ces experts réunissent la littérature déjà publiée par des revues à comité de lecture, en font la synthèse, rédigent un état de la connaissance, le renvoient à l’ensemble de la communauté scientifique pour évaluation. Au terme de plusieurs allers-retours sont publiés de très gros rapports (il y en a eu quatre, en 1990, 1996, 2001 et 2007), assortis de rapports synthétiques et d’un « résumé pour décideurs ». Ce résumé, porteur des messages consensuels les plus forts, est voté ligne par ligne dans des assemblées auxquelles participent les représentants des États. Cela peut conduire à des édulcorations et des inflexions. Mais les scientifiques ont le final cut sur tout ce qui est dans le résumé pour décideurs.

Dans les Conférences des Parties (COP) qui se tiennent chaque année dans le cadre de la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique, les ONG et le GIEC semblent marcher plutôt la main dans la main.

Les COP sont des assemblées de l’ONU où se négocie la politique climatique mondiale. Parallèlement à ces négociations, le « off » regroupe un très grand nombre d’intervenants (ONG, représentants de l’industrie, du nucléaire, des énergies renouvelables, altermondialistes, peuples autochtones, journalistes, beaucoup de think tanks) qui organisent des événements parallèles thématiques. Les COP sont des communautés épistémiques originales, réunissant des gens qui ont en commun un langage et une forme d’expertise, mais dont les motivations peuvent être très variées.

Le GIEC constitue effectivement un cas assez particulier dans son rapport aux ONG. Quand les expertises portent sur des innovations techniques (sur les OGM, le nucléaire, les nanotechnologies, etc.), les ONG sont souvent des foyers de contestation de l’expertise, ou de contre-expertise. Avec le GIEC, c’est l’inverse : la contestation ne vient pas des ONG, qui au contraire s’appuient sur l’expertise. Dans les COP, on peut ainsi voir des activistes porter des pancartes « Écoutez les scientifiques » ! Cette attitude des ONG peut être à double tranchant. Elles apportent aux travaux du GIEC le crédit dont elles disposent auprès d’une partie de l’opinion. Mais ce soutien alimente aussi la controverse quand certains groupes utilisent la science et vont au-delà des affirmations des experts…

Le statut du GIEC suscite d’ailleurs plusieurs types de critiques : la notion de consensus, qui répond à une demande politique, est parfois dénoncée comme contre-nature du point de vue de la démarche scientifique. Le cumul des légitimités du GIEC (scientifique, politique, morale, environnementale) le rend suspect. Et aujourd’hui, son mode de fonctionnement se trouve sur la sellette…

L’expertise du GIEC a aussi été attaquée par les pays en développement (PED).

Parmi eux, les pays émergents, qui seront de plus en plus les principaux émetteurs de GES (Chine et Inde en tête) n’ont pas les mêmes intérêts que l’AOSIS (Alliance Of Small Island States), les petits États insulaires vulnérables à la montée des océans. Cependant, pour des raisons stratégiques, les PED font souvent bloc dans les négociations climatiques. Dans les années 1990, ils ont attaqué le GIEC, en soutenant que le changement climatique était le problème des pays développés, soupçonnés de chercher à entraver leur propre développement. Les pays du Sud refusaient donc qu’on leur impose des réductions d’émission, et ont mis en avant les questions de l’adaptation et de la dette climatique. Arguant qu’ils sont ou seront les plus vulnérables aux conséquences du changement climatique provoqué par le développement des pays du Nord, ils demandaient qu’on les aide, financièrement et techniquement, à s’adapter. Une alliance s’est alors constituée entre les PED et les États-Unis, qui à l’époque refusaient d’entendre parler de réduction — tandis que certains, chez les Européens, considéraient que parler d’adaptation, c’était déjà entériner le changement climatique. Mais depuis la COP de Bali (2007), la doctrine est de prendre de front adaptation et réduction des émissions.

À cette époque, les pays du Sud ont aussi critiqué la méthodologie de production des connaissances sur le changement climatique comme impliquant des choix politiques implicites. La modélisation mathématique suppose de partir d’un état initial. Mais pour les PED, l’« état initial » n’est pas une donnée naturelle : il revient à occulter tout ce qui s’est passé avant, quand les pays du Nord se développaient en émettant au moins les trois quarts des gaz à effet de serre actuellement en surplus dans l’atmosphère. Les modèles « globalisent » aussi ces gaz, mettant sur le même plan les émissions « de survivance » au Sud et celles de la consommation du Nord.

Ainsi, les objectifs globaux de réduction d’émission se voient opposer l’argument de la justice climatique sous deux aspects : la responsabilité historique dans l’état actuel de l’atmosphère, et l’inégalité d’émission per capita. La Chine est le plus gros émetteur de GES, mais elle a un taux d’émission per capita 5 fois inférieur à celui des États-Unis, et l’Inde près de 20 fois moindre. Ces arguments liés à l’équité et à la responsabilité montrent que la vision initiale des pays du Nord n’est pas recevable par les pays du Sud.

Comment le GIEC a-t-il répondu à ces contestations venant des PED ?

Le GIEC a cherché à associer les pays du Sud à ses travaux, notamment par des règles formelles de parité, à partir de l’idée que l’expertise scientifique serait mieux acceptée par les pays du Sud s’ils y participaient davantage. On a mis systématiquement un chercheur du Sud et un chercheur du Nord à la tête des différents groupes du GIEC, à tous les échelons.

D’autre part, pour étudier les impacts locaux du changement climatique et les problèmes d’adaptation, on a élargi l’expertise à des recherches non revues par les pairs, en intégrant ce qu’on appelle la « littérature grise » [2]. Dans ces domaines, en effet, la connaissance est souvent parcellaire et ne répond pas toujours aux exigences de la recherche académique. Ainsi, dans certaines régions, les ONG sur le terrain sont les seules pourvoyeuses de connaissance. Le GIEC, pour répondre aux demandes des pays du Sud et mieux prendre en compte les savoirs locaux, a donc adapté ses règles. On voit maintenant que certaines expertises posent des problèmes. Des erreurs s’introduisent, comme celle sur la date de disparition des glaciers de l’Himalaya, mais il y a d’autres contestations, d’origines diverses. Tout cela est en cours d’instruction. Le GIEC va probablement procéder à des remaniements de ses règles, pour mieux évaluer ce type de connaissance.

Comment les questions politiques s’imbriquent-elles avec le travail scientifique ?

Le GIEC s’est bâti sur ce qu’on appelle le « modèle linéaire » de relation entre science et politique : les scientifiques mènent leurs recherches de manière indépendante, fournissent du savoir, et les politiques décident à partir de ce savoir. Le mot d’ordre du GIEC est d’être « policy relevant but not policy prescriptive » — utile au politique, mais non prescriptif. Mais la ligne de crête est mince… En fait, l’expertise climatique est un processus hautement politique, ce qui ne signifie pas que les connaissances produites sont fausses !

Dans le domaine climatique, les questions politiques ont beaucoup contribué au développement de recherches nouvelles : sur les forêts, les usages des sols, les événements extrêmes, la régionalisation des modèles. La demande sociale permet des avancées. Elle peut d’ailleurs susciter une résistance chez les scientifiques, qui veulent conserver leur droit sur la détermination de ce qu’est la recherche intéressante. Mais on ne peut pas opposer une science autonome et une demande sociale intéressée. Les sujets de recherche sont souvent co-construits, à la rencontre des questionnements des laboratoires, et de ceux du monde social et politique. Il n’y aurait donc pas grand sens à réclamer un gouvernement des savants. Les sciences ne permettent pas de dire le bien public, de décider des priorités. La question climatique a d’ailleurs mis du temps à s’imposer comme priorité. Dans les années 1970, on parlait beaucoup de l’hiver nucléaire, des pluies acides. Aujourd’hui, le changement climatique a reconfiguré plusieurs questions environnementales : la désertification, la gestion des forêts, en partie la biodiversité.

Pour toutes ces raisons, il est regrettable que le débat médiatique se focalise sur le climato-scepticisme, au lieu de porter sur les enjeux d’environnement et de développement, sur les comparaisons de scénarios, sur les solutions technologiques, les changements de mode de vie et les mesures économiques. Le débat ne peut pas se réduire à l’alternative du catastrophisme et du scepticisme. Cette polarisation empêche le déploiement de visions différentes.

Post-scriptum

Hélène Guillemot, docteure en physique et en histoire des sciences, est chercheuse au Centre Alexandre Koyré (CNRS — EHESS), membre de l’équipe Changement climatique, Expertise et Fabrication des Futurs, dirigée par Amy Dahan.

Notes

[1L’Appel d’Heidelberg (1992), signé par 4000 scientifiques, en réaction aux déclarations du sommet de la Terre de Rio, défend le principe d’une « écologie scientifique » contre tout « idéologie irrationnelle », et la valeur de la science, de la technique et de l’industrie pour régler les problèmes de l’humanité.

[2La « littérature grise » est ce qui est produit par des institutions gouvernementales, internationales, commerciales, industrielles ou par des ONG et qui n’est pas contrôlé par l’édition commerciale ni soumis à la revue par les pairs.