Schengen ou le désordre des causes

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Des douaniers inquiets qui font grève contre leur disparition annoncée, des camionneurs en colère qui refusent le contrôle systématique des douanes, et des policiers ambitieux qui inventent le « transfrontière » : tout ceci a pris, un beau jour, le visage improbable de « l’espace Schengen ». De ce désordre des acteurs et de leurs causes, un nouveau régime des frontières est né. Les frontières se sont évanouies, et en même temps multipliées. Elles assurent aujourd’hui non plus la séparation des États, mais leur maillage de plus en plus serré autour de nos vies.

Ceux qui ont eu l’infortune de partir aux sports d’hiver en février 1984 s’en souviennent avec amertume. Durant le mois de janvier, une corporation particulière, celle des douaniers français, en poste aux frontières, fait grève. Non pas en cessant le travail, mais en l’intensifiant : les douaniers entament une « grève du zèle » en contrôlant de manière systématique la conformité de chacun des chargements des transporteurs routiers avec leur feuille de route. Les chauffeurs européens protestent depuis longtemps contre l’inefficacité et l’obsolescence des contrôles aux frontières. En février, ils font donc grève, à leur tour, en bloquant les routes et leurs semblables, et avec eux tout le trafic routier intérieur et extérieur français.

L’automne des feuilles de route

Cette immobilité spectaculaire fait subitement de la circulation un enjeu politique. Le gouvernement français craint particulièrement la force des camionneurs et, après avoir déployé l’armée aux abords des barrages routiers, se prononce contre le principe de la feuille de route, incompatible avec la croissance des flux de marchandises et de personnes aux frontières du pays. Au même moment, des fonctionnaires d’une bureaucratie oubliée, le « secrétariat du Bénélux », menacés de chômage pour cause de rien à faire, s’emparent de cette cause inespérée : très vite, le secrétariat renaît de ses cendres et s’active à créer les conditions d’une libre circulation terrestre des personnes et des marchandises, soutenu par le gouvernement allemand, dont l’économie industrielle repose aussi sur la fluidité de ses points de passage avec la France.
Cette rencontre de deux mobilisations contradictoires avec la crise inéluctable d’une bureaucratie transnationale, la fragilité électorale du gouvernement socialiste français, la force de l’argument économique dans le discours public allemand, et enfin la contiguïté géographique entre cinq pays donnés accouchent des accords de Schengen, le 14 juin 1985. Sur ses 33 articles, 7 touchent à l’immigration et/ou à la coopération entre les polices des cinq pays signataires ; les autres visent la libre circulation (suppression des contrôles douaniers notamment, mais aussi harmonisation de la TVA et des politiques d’accords de visas, etc.). Cependant, tout accord doit, pour application, faire l’objet d’une convention d’application. Celle-ci n’est signée qu’en juin 1990. Surprise : sur les 142 articles qu’elle contient, 100 exactement concernent cette fois les « contrôles aux frontières », le « déficit sécuritaire », la notion de « frontières extérieures », la « collaboration policière et judiciaire », le « droit d’asile » (!), la création d’un « Système informatisé Schengen », etc. Schengen, au début, c’était la défaite des douanes ; Schengen, à la fin, c’est la victoire des polices.

La contradiction n’est qu’apparente. Il faut chercher la clef de cette spectaculaire inversion du texte au même endroit que son point de départ : dans l’évolution d’un conflit professionnel beaucoup plus prosaïque que ne le laissent entendre les invocations solennelles de la “liberté de circulation” ou de la « souveraineté de l’État ». Si les douaniers, en 1985, ont perdu, c’est par impopularité. Bien que réservée à une minorité de Français, la transhumance vers les pistes de ski mobilise toujours la plus grande attention de la télévision : état du moral, diagnostics et pronostics dans les stations, bulletins réguliers d’enneigement, état des routes (et des blocages) ; l’espace public, pour ainsi dire, aménage par ricochet une grande publicité à la notion de libre circulation. Et le contexte change rapidement. Les attentats de 1986 et le changement de gouvernement en France permettent aux professionnels des frontières de prendre en marche le train de la rhétorique sécuritaire : la dénonciation d’une atteinte à la souveraineté de l’État, cette justification emphatique avancée sans succès par les douaniers au début du conflit, se leste d’un autre poids en temps de lutte contre le terrorisme.

L’invention du « transfrontière »

Les douaniers trouvent là un précieux allié dans leur lutte pour la conservation du droit de contrôler les flux : la police entre en lice. C’est-à-dire, plus précisément, l’avant-garde « européenne » de la police : celle qui fréquente les organismes intergouvernementaux créés dans les années soixante-dix (Interpol, puis Europol), qui participe à ces clubs plus informels qui portent les noms de leurs pères créateurs ou de leur lieu de réunion (Pompidou, Trevi, Berne, Vienne, etc.), ou qui noue une profusion de relations bilatérales entre homologues européens - de policiers à policiers, de gendarmes à gendarmes, de « stups » à « stups », etc. Dans ces réseaux se trouvent les policiers de haut rang que la routine ordinaire de leur métier rebute. Engagés au départ à tâtons dans les contacts avec les collègues, surmissions de leur administration, puis sous protection de l’ambassade, puis avec statut diplomatique, ils voient dans Schengen l’opportunité de consacrer juridiquement leurs pratiques de pointe.

Leur raison d’être est déjà le deuil de la revendication douanière : pour eux, l’absence de frontières, c’est l’absence d’allégeance à leur administration centrale, leur propre liberté de circulation (avec ses avantages en termes de défraiements, d’indemnités, de statut), et surtout le maigre contrôle de l’autorité judiciaire sur les actes qu’ils entreprennent. Le maintien des frontières, c’est au contraire l’impossibilité de poursuivre un individu au-delà du ressort national, la difficulté à obtenir des informations sur un résident d’un pays voisin, la stricte définition des opérations menées, la tutelle du procureur (qui note les policiers et pèse sur le cheminement de leurs carrières...),
les comptes à rendre à sa propre hiérarchie, etc. La frontière, c’est le droit codifié et la limite. L’absence de frontière, c’est l’accord ad hoc et la liberté de mouvement.

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Paradoxalement, donc, c’est une police qui méprise les frontières qui vient au secours de leurs vieux gardiens. La libre circulation tue les douanes, certes, mais elle n’intéresse les policiers, de l’autre côté, que s’ils sont seuls à en profiter. Entre la frontière et son contraire, entre le douanier et l’euroflic, un accord doit être possible. Entre la frontière et son contraire, on a trouvé le « transfrontière ».

Le transfrontière est pratique : c’est un adjectif. Aussi, on le colle à ce qu’on veut. Le crime est transfrontière, la drogue est transfrontière, l’argent est transfrontière, l’immigré est transfrontière, le demandeur d’asile est transfrontière, la mafia est transfrontière, le terrorisme est transfrontière. Cette magie syntaxique épouse pourtant moins les nouvelles figures du crime qu’elle ne les créée. Ainsi, le demandeur d’asile est désormais nécessairement transfrontière, puisque s’il dépose sa demande en Belgique, il ne peut plus le faire en Allemagne. Son acte lui confère de ce fait une étendue européenne. Le criminel lui aussi devient transfrontière, car si un Allemand commet un méfait enregistré en Alsace, puis un autre chez lui en Baden, de l’autre côté, il a de grandes chances de se trouver enregistré dans le Système informatisé Schengen. La réalité première du « transfrontière », en fait, ce sont d’abord les dispositifs qui doivent en assurer le contrôle ƒ : la convention de Schengen prend moins acte d’un nouveau phénomène — l’internationalisation du crime — qu’elle ne promeut un nouveau métier : la répression déterritorialisée. Schengen est une sorte de convention collective par laquelle deux corporations, l’une menacée de disparition, l’autre soucieuse de se moderniser, se sont donné un droit riche de perspectives professionnelles.

La répression sans territoire

Le transfrontière est donc la négation de la frontière, sans être son contraire. La négation de la frontière, puisque ses professionnels travaillent sans frontière, leurs activités et leurs données, notamment, échappant en grande partie aux institutions restées dans les ressorts territoriaux. Les efforts des institutions judiciaires (l’appel des juges anti-
corruption ou bien tel ou tel arrêt de tribunal administratif sur une utilisation « impropre » — elle ne peut par définition être « illégale » — du système informatisé Schengen) en sont des témoignages peu réjouissants. Le transfrontière n’est pas pour autant le contraire de la frontière, mais sa mutation topographique. Si Schengen a presque aboli, à l’intérieur de son espace, la frontière comme marque physique, l’État n’en a pas vu pour autant sa doctrine sur les prérogatives de souveraineté abolie en droit. Celle-ci a simplement subi une transformation empirique considérable. L’État se réserve toujours le droit de décider qui entre et séjourne sur son territoire, en vertu de ces prérogatives essentielles. Mais, puisqu’il ne peut plus le faire sur ces lignes précises, il le fait ailleurs ; on pourrait dire, en tous cas dans les villes, partout.

La victoire des douaniers dans la convention Schengen se marque en effet par le fait qu’ils peuvent effectuer des contrôles en tous points du terri-toire : c’est la notion de douane volante, qui détruit l’ancrage topographique de la frontière. Les douaniers peuvent désormais contrôler les titres de séjour et les marchandises transportées sur tout le territoire national (art. 67 du Code des douanes). Le contrôle du titre de séjour n’est pas un contrôle d’iden-tité. C’est pourquoi il est soumis aux « éléments objectifs », dit la circulaire d’application du 11 décembre 1995, « déduits des circonstances extérieures à la personne même de l’intéressé de nature à faire apparaître celle-ci comme étranger ». Le contrôle des titres est la manifestation de la puissance accordée à l’État de distinguer l’étranger du Français sur tout le territoire, ainsi que les marchandises transportées (et donc d’ouvrir le coffre du véhicule individuel, par exemple). La circulaire précise que « le fait d’être présent dans une voiture immatriculée à l’étranger », de se trouver aux abords d’une ambassade ou d’un consulat étranger, en bref, de donner des éléments « d’extranéité » (encore la circulaire), offre la capacité aux agents des douanes d’intervenir. La frontière qui sépare l’étranger du national n’est donc plus définie par un ancrage terrestre, ni même symbolique (un couloir dans un aéroport, par exemple), mais par l’appréciation de non-appartenance portée sur lui par des fonctionnaires particuliers. Les prérogatives de puissance publique se libèrent ainsi du territoire, pour épouser les formes des populations présentes sur son sol.

Côté policier, la victoire des fonctionnaires restés résidents est double. Par un travail classique, mais étonnant de patience et de continuité depuis 1981 (loi Peyrefitte), les policiers ont obtenu par Schengen que la réforme du Code de procédure pénale sur les contrôles et vérifications d’identité (art. 78-2) s’inscrive dans le contexte de
l’ouverture des frontières, donc du danger transfrontière. La première conséquence est la substitution de la notion de « zones » à la notion de frontières, ces « zones » comprenant 20 km depuis les frontières terrestres intérieures, ainsi que les « zones accessibles au public des ports, aéroports et gares ferroviaires et routières ouvertes au trafic international ». La frontière, en même temps que déterritorialisée, s’en trouve multipliée. Mais surtout, et c’est le deuxième trophée décroché par les policiers, le droit porte à présent la consécration du danger créée par l’absence de frontières, le mouvement, le mystère de l’identité et des origines. La même loi de révision de l’article 78-2, prise le 10 août 1993, abolit totalement la frontière entre être quelque part et être de quelque part, entre être là et pouvoir ne pas avoir à y être, entre l’aller et venir, et même le simple stationnement dans l’espace public, et l’exigence d’identité. La police peut à présent contrôler l’identité d’une personne « quel que soit son comportement », alors qu’elle ne pouvait le faire, auparavant, que si cette personne donnait à voir des indices matériels laissant penser qu’elle serait l’auteur d’un trouble à l’ordre public, d’une atteinte aux personnes ou aux biens. D’un côté, donc, la frontière territoriale s’étend, se fracture et finalement se multiplie. De l’autre, aller et être sur la voie publique constituent à eux seuls l’invitation au contrôle d’identité.

Le printemps du contrôle

Dans un amusant désordre des causes, mais par une convergence admirable des conséquences, Schengen a porté une mutation du régime de la frontière, en rendant la manifestation de la puissance publique non plus seulement possible en un point précis, à l’intersection de la trajectoire de l’individu et de la frontière tracée au sol, mais en rendant « l’être là sur la voie publique » tout entier soumis à ce régime. La convention Schengen ne prend toute sa dimension que dans l’écho qu’elle porte dans notre procédure pénale ; dans la définition des agents de l’État et dans la détermination du territoire. Douaniers et policiers tendent à remplir les mêmes missions, coffres de voiture peut-être mis à part. Ainsi, contrôle de titre d’entrée et de séjour et contrôle d’identité tendent à être confondus. Par ailleurs, dans les centre-ville, ou les villes de passage (toutes les agglomérations de la Côte d’Azur sont désormais « zones Schengen » dans l’arrêté de 1995), l’ici et le là-bas s’entremêlent. La voiture aux plaques d’immatriculation étrangères, les « zones » autour des consulats, les personnes qui parlent en langue étrangère, les gares, les aéroports, mais aussi (art.78-2...) les « zones » de délinquance, de criminalité, ou seulement d’insécurité offrent prise au contrôle d’identité, parfois de la régularité de l’entrée sur le territoire, en tous cas de la provenance.

Les frontières n’ont donc pas disparu : elles s’attachent désormais, transformées, dispersées et mobiles, à nos corps mêmes. Dans cette nouvelle topographie de la souveraineté, l’identification de provenance (rôle traditionnel des douanes) et le contrôle d’identité (prérogative séculaire des polices) ne font qu’un, contaminés l’un par l’autre : on sait d’où vous venez aux papiers que vous présentez, ou ne présentez pas ; on sait d’où vous êtes au mat de vos teints ou au tissu de vos habits. L’école républicaine nous disait que la frontière est une affaire de cartes : carte géographique et carte d’identité. Eh bien non. La frontière, aujourd’hui, c’est une affaire de corps : corps de métier et couleur de peau. Dans le nouveau régime de la souveraineté, la ligne bleue des Vosges a laissé place au corps suspect des gens. La frontière, aujourd’hui, c’est nous.