« Gens de couleur » de 1685 à 1789

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Les colons blancs, forts du préjugé de couleur, veulent en 1789 maintenir, contre la toute nouvelle Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, une aristocratie de l’épiderme et l’esclavage des Noirs. Le combat des gens de couleur pour faire advenir leurs droits d’hommes libres montre que cette déclaration ne produit pas un universel totalisant, mais un site de contestation, lorsqu’elle est revendiquée par ceux qu’on veut exclure, d’abord les gens de couleur, puis les esclaves eux-mêmes.

Aux débuts de la colonisation de Saint-Domingue, des colons français avaient épousé des femmes de couleur et eu des enfants légitimes et métissés. Ces enfants étaient « ingénus », ce qui signifie « nés libres ». Médéric Moreau de Saint-Méry s’était acharné à dissimuler le fait en affirmant que tous les gens de couleur libres étaient des « bâtards affranchis » : on ne pouvait naître libre et « coloré ». Julien Raimond, fils d’un paysan du Béarn et de la fille de couleur d’un riche colon tente d’organiser la défense des gens de couleur depuis les années 1770. Lorsqu’ils réclament d’être représentés à l’Assemblée nationale constituante, Julien Raimond trouve des alliés dans les personnes de Cournand, professeur de littérature française au Collège royal, et de l’abbé Grégoire. Moreau de Saint-Méry, membre fondateur du Club des colons, réaffirme alors la nécessité politique et économique du « préjugé de couleur » et le refus absolu sur ce point de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Code noir [il s’agit d’un ensemble de textes réglant la vie des esclaves dans les îles françaises ; parmi ceux-ci, en mars 1685, Louis XIV signe une ordonnance de soixante articles qui définit notamment le statut civil et pénal des enfants métis.]

Art. 9 (extrait). « […] l’homme libre, qui n’était point marié à une autre personne durant son concubinage avec son esclave, épousera dans les formes observées par l’Église ladite esclave, qui sera affranchie par ce moyen et ses enfants rendus libres et légitimes. »

Art. 59. « Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres ; voulons que le mérite d’une liberté acquise produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets. »

Julien Raimond raconte comment et pourquoi cette ordonnance a été battue en brèche par l’apparition du « préjugé de couleur ».

Le 27 mai 1771, le ministre de la marine, toujours imbu des principes et des préjugés que les colons blancs avaient intérêt à perpétuer, écrit la lettre suivante aux administrateurs de Saint-Domingue :

« J’ai rendu compte au Roi de la lettre de MM. de Nolivos & Bongars, du 10 avril 1770, contenant leurs réflexions sur la demande qu’ont faite les sieurs (X et Y) de lettres patentes, qui les déclarent issus de race indienne. S. M. n’a pas jugé à propos de la leur accorder ; elle a pensé qu’une pareille grâce tendrait à détruire la différence que la Nature a mise entre les Blancs et les Noirs, & que le prejugé politique a eu soin d’entretenir, comme une distance à laquelle les gens de couleur & leurs descendants ne devaient jamais atteindre ; enfin qu’il importait au bon ordre de ne pas affaiblir l’état d’humiliation attaché à l’espèce, dans quelque degré qu’elle se trouve ; préjugé d’autant plus utile qu’il est dans le cœur même des Esclaves, & qu’il contribue principalement au repos des Colonies. S. M. a approuvé, en conséquence, que vous ayez refusé de solliciter pour les sieurs (X et Y) la faveur d’être déclarés issus de race indienne, & elle vous recommande de ne favoriser, sous aucun prétexte, les alliances des blancs avec les filles des sang-melés. Ce que j’ai marqué à M. de Nolivos, le 14 de ce mois, au sujet de M. le marquis de (X), Capitaine d’une compagnie de Dragons, qui a épousé en France une fille de sang-mêlé, & qui, par cette raison, ne peut plus servir à S. Domingue, vous prouve combien S. M. est déterminée à maintenir le principe qui doit écarter à jamais les gens de couleur, et leur posterité de tous les avantages attachés aux blancs. »

Eté 1789. Requête en faveur des gens de couleur de l’île de Saint-Domingue par Cournand :

« La qualification injurieuse de “sang-mêlé” est le mot de ralliement de ces hommes qui se partagent tous les emplois de l’île, toutes les grâces du gouvernement, persuadés qu’ils forment une espèce supérieure. Créoles et Européens, ils ne daignent pas même admettre les gens de couleur, bien élevés, propriétaires, riches, aussi blancs qu’eux, dans leurs milices pacifiques. Le moindre soupçon de sang-mêlé est un titre d’exclusion. Des calomniateurs à gage, des généalogistes mal intentionnés passent leur temps à faire d’odieuses recherches pour nuire à des citoyens innocents. Des voix vénales dans le barreau sont les échos d’une infamie ridicule qu’un sot orgueil ne cesse d’accréditer. On ne le croirait pas si on n’en avait des preuves sans nombre : les Blancs, avec ce fantôme de sang-mêlé, ont fondé sous le tropique, une aristocratie aussi dangereuse, et bien moins spécieuse que celle d’Europe : en Europe c’est la noblesse du nom, en Amérique c’est celle de la peau. […] on a vu des juges défendre cette prérogative de la peau, contre les plaintes et meurtrissures des gens de couleur, tant il importe de maintenir cette noble aristocratie de l’épiderme. »

À l’automne 1789, la Société des citoyens de couleur fut directement attaquée par les députés des colons blancs qui mirent en doute leur « état de liberté ». Julien Raimond répond :

« […] Alors le croit-on ? On a eu l’indécence de révoquer en doute, de faire demander la preuve de leur liberté.

Et ce sont ces mêmes Blancs qui prétendent qu’il n’y a point d’abus dans les Colonies ; que les Citoyens de couleur se plaignent sans aucun fondement ; qu’ils ont toujours été traités de manière à ne pouvoir exprimer aucun regret !

Les Citoyens de couleur pourraient repousser cette demande par une demande pareille, & peut-être ne serait-elle pas déplacée.

Il serait possible de demander aux Colons Blancs s’ils sont réellement tous Blancs, & par une conséquence nécessaire, s’ils sont tous libres.Il est bon de faire observer, & les Députés des Colons Blancs ne l’ignorent pas, qu’à un certain degré, & quelquefois même à un degré très prochain du mélange, la couleur disparaît au point qu’il est presqu’impossible de s’y reconnaître. On en trouverait des exemples même dans Paris.

Mais nous écarterons la réciprocité ; nous répondrons que la Liberté étant un Droit naturel, inhérent à tout Être qui respire, la présomption est entièrement à son avantage ; que même dans les Colonies où l’esclavage est introduit, il ne suffirait pas de dire à un homme qu’il est esclave, il faut encore le lui prouver.

L’esclavage est une exception trop honteuse pour que celui à qui on l’oppose ne soit pas en droit de se tenir sur la défensive, & d’attendre que ceux qui ont l’imprudence de l’attaquer représentent la preuve de leur reproche. […] »

Grégoire, à son tour, prend au mot les aristocrates de l’épiderme :

« D’ailleurs messieurs les Blancs si vous insistez sur l’origine, je vous demanderai quels étaient vos pères ? Les uns étaient ces boucaniers, ces flibustiers qui faisaient trembler et rougir l’humanité […], d’autres étaient de ces hommes sans aveu que la compagnie des Indes vendait sous le nom d’engagés. […] D’autres enfin étaient des émigrants de St Christophe qui la plupart avaient même origine ou étaient gens de couleur ; et lorsque M. de Larnage, gouverneur de St Domingue, statua que les descendants des indigènes seraient réputés Blancs, beaucoup de sang-mêlés se firent déclarer tels, en se disant fils de Caraïbes ; on ne fut pas difficile sur les preuves… que prouve cette origine contre les colons Blancs ? Rien et nous ne l’alléguons que pour rétorquer au sot raisonnement. »

Le porte-parole des colons blancs, Moreau, de le railler et d’insister sur la valeur de ses distinctions subtiles de couleur :

« Quant aux distinctions “mulâtre libre”, “quarteron libre”, elles ont été la suite de l’amour propre de ceux mêmes à qui elles appartiennent. Si monsieur Grégoire était curé d’une paroisse des colonies et qu’il s’avisait de dire d’un quarteron libre en le mariant, qu’il n’est que mulâtre libre, il verrait bientôt que cette hiérarchie colorée a aussi ses principes dans l’orgueil comme tous les autres. »

Mais Moreau craint par-dessus tout qu’un droit public reconnaisse les Noirs, non comme des biens, mais comme des personnes en offrant un recours aux esclaves contre leurs maîtres. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est la « terreur » des colons :

« Je ne me lasserai pas de le redire : si nos esclaves peuvent soupçonner qu’il est une puissance à laquelle il appartienne de statuer sur leur sort, indépendamment de leurs maîtres ; si surtout ils acquièrent la preuve que les mulâtres ont recouru utilement à cette puissance ; s’ils sont convaincus qu’ils ne sont plus à notre égard dans une dépendance absolue ; s’ils voient enfin que, sans notre participation, les mulâtres sont devenus ou doivent devenir nos égaux, il n’est plus d’espoir pour la France de conserver ses colonies. »« Lorsque nous avons vu la Déclaration des droits de l’homme poser, pour base de la Constitution, l’égalité absolue, l’identité de droits et la liberté de tous les individus, notre circonspection [à l’égard de la Révolution] est devenue une espèce de terreur. » (Correspondance secrète des colons, 11 janvier 1790)

Post-scriptum

Florence Gauthier travaille à une histoire de la politique coloniale de l’Assemblée constituante. L’ensemble des textes d’archives présentés ici et dont la graphie a été respectée provient du livre qu’elle a publié en 2007, L’Aristocratie de l’épiderme. Le combat de la société des gens de couleur, 1789/1791 (CNRS éditions). Ce montage a été réalisé par Sophie Wahnich et relu par l’auteure.