« Faut pas que ça fasse fille » les enfants, les vêtements et la couleur

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Si une pure sensation qui renvoie à son effet rayonnant peut « ravir » chacun dans sa singularité, les couleurs et leur usage sont le produit d’une construction qui reflète leur époque. Une enquête menée pendant une année sur les pratiques corporelles des filles et des garçons en CM2 nous montre comment à travers le rose notamment, s’objective la différenciation des sexes. Il faut se rendre à l’évidence, le rose, aujourd’hui associé à la revendication de la fierté homosexuelle, reste un marqueur genré personnifié par les quinze nuances de rose de la poupée Barbie.

Face aux discours communs ou savants annonçant un desserrement des contraintes liées au genre dans maints domaines de la vie sociale, on peut rappeler qu’en matière d’habillement, les pratiques masculines et féminines continuent à faire l’objet d’une codification sociale rigoureuse. Cette codification concerne tout particulièrement l’usage de la couleur. Aujourd’hui encore, toutes les couleurs et toutes leurs combinaisons ne sont pas également envisageables dans les tenues vestimentaires des femmes et dans celles des hommes, dans celles des filles et dans celles des garçons. Les normes qui régissent cet usage des couleurs sont de surcroît intériorisées précocement par les enfants sous la forme de goûts et de dégoûts. Dès leur plus jeune âge, les filles et les garçons manifestent dans le domaine vestimentaire des rapports différenciés à la couleur. On se propose ici de donner à voir ces différences, en se fondant sur une enquête menée auprès d’enfants de 10 à 11 ans qui s’intéressait, de manière générale, au travail de l’apparence chez les filles et les garçons à la fin de l’école primaire. [1]

La plupart des garçons rencontrés au cours de cette enquête se préoccupent peu de l’aspect de leurs vêtements. Interrogées sur les goûts de leur fils dans ce domaine, les mères indiquent en général que ceux-ci se soucient avant tout de la « commodité » et du « confort » de leurs tenues. Ces garçons ne tiennent d’ailleurs pas particulièrement à accompagner leur mère lorsque celle-ci va acheter leurs vêtements. Des propos tels que : « Je peux ramener n’importe quoi, il trouve ça bien », « Il s’en fout de ce qu’il met », « La mode, ça ne l’intéresse pas du tout » sont récurrents dans les entretiens avec les mères.

Toutefois, la couleur est une dimension de leurs tenues vestimentaires à laquelle les garçons sont rarement indifférents. S’ils accordent globalement peu d’importance aux aspects proprement esthétiques de leurs vêtements, à la mode et même aux marques, la plupart d’entre eux sont en revanche fermement attachés au fait de ne pas porter des couleurs « qui font fille ».

Dans les propos des mères, comme dans ceux de leurs fils, cette expression fait avant tout référence à la couleur rose. Les garçons rencontrés au cours de l’enquête refusent radicalement de porter cette couleur. Sur les trente-huit garçons observés pendant une année scolaire, à raison d’environ une séance par semaine, aucun ne porte jamais de vêtement ou d’accessoire rose. Plusieurs demandent en outre expressément à leur mère de ne pas leur acheter de vêtements de cette couleur.

Chez les garçons, ce rejet du rose ne s’exprime d’ailleurs pas que dans le domaine de l’habillement mais s’étend à l’ensemble des objets. Dans les chambres de garçons que j’ai pu visiter, ni le papier peint, ni le linge de lit, ni les objets de décoration ne sont jamais de couleur rose. Pour certains garçons, le seul fait de devoir utiliser un feutre rose est une source d’embarras. Lors d’un travail en groupe observé dans l’une des classes, un garçon demande ainsi à l’un de ses camarades de lui prêter un feutre. Celui-ci — qui s’est querellé avec le premier peu de temps auparavant, et qui cherche visiblement encore à en découdre — lui propose alors un feutre rose, en lui disant sur un ton ironique : « Tu veux le rose ? Prends le rose, fifille ! ». En entendant cette phrase, l’ensemble des garçons assis à la table de travail rit. Le premier garçon rit lui aussi, mais il prend un feutre bleu.

Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, l’enquête n’a pas fait apparaître de situations dans lesquelles l’utilisation réelle ou supposée de la couleur rose par un garçon aurait suscité des moqueries renvoyant explicitement à l’homosexualité. Cependant, le fait de ne pas avoir observé de telles situations ne signifie pas que celles-ci n’existent pas. Il est avant tout un effet du dispositif d’enquête, en l’occurrence de ma présence en tant qu’observatrice, et indique simplement que les enfants ont appris à ne pas proférer de telles moqueries en présence d’un(e) adulte ayant — de leur point de vue au moins — une certaine proximité avec l’institution scolaire.

À la différence des garçons, les filles s’habillent volontiers en rose pendant toute la durée de l’enfance. Dans une enquête réalisée en maternelle, la sociologue américaine Karin Martin relève ainsi que, chaque jour, un quart des filles présentes à l’école portent un vêtement ou un accessoire de cette couleur. [2] En CM2 encore, un grand nombre de filles apprécie le rose. Celui-ci apparaît régulièrement dans leurs tenues vestimentaires, dans leurs accessoires (chouchous, barrettes, bijoux, montres), dans leur maquillage (vernis à ongles et brillant à lèvres) et dans leur matériel de classe. Cependant, le goût pour le rose n’est pas également partagé par toutes les filles. Celles qui sont issues de milieux populaires sont plus nombreuses que les autres à manifester un goût prononcé pour cette couleur. L’une d’entre elles, par exemple, — dont la mère est femme de ménage et le père ouvrier — a une chambre où la couleur rose est omniprésente. Le papier peint, les rideaux, la couette, et même le produit désodorisant qui est posé sur le bureau sont tous de cette couleur. Cette enquêtée s’habille par ailleurs souvent en rose (elle possède plusieurs vêtements de cette couleur et l’une de ses tenues préférées est précisément une robe rose). Enfin, elle porte régulièrement un vernis à ongles rose. De la même façon, les filles qui disent aimer particulièrement le rose, qui portent souvent des vêtements de cette couleur ou qui ont une chambre où cette couleur domine, ont toutes des parents relativement peu diplômés (titulaires d’un diplôme inférieur ou égal au bac) et exerçant des professions d’employés, d’ouvriers, de techniciens ou d’artisans.

Chez les filles de milieux plus favorisés culturellement, ce goût prononcé pour le rose n’apparaît jamais. La plupart des filles appartenant à ces milieux portent, certes, de temps à autres, des vêtements ou des accessoires de cette couleur. Cependant, aucune n’affirme que le rose est sa couleur préférée et aucune ne possède une chambre tapissée ou décorée massivement de cette couleur. S’intéressant plus précisément aux vêtements destinés aux jeunes enfants, Michel Pastoureau observe lui aussi cette variation du goût pour le rose en fonction de la classe sociale. Il note ainsi que l’habitude de vêtir les fillettes en rose est plus répandue dans « les classes défavorisées et la petite bourgeoisie », tandis que « dans les milieux aisés, […] on préfère désormais proclamer que l’on n’est plus esclave de telles modes  [3] ».

Parmi les filles de classes supérieures, quelques-unes manifestent même une véritable aversion pour le rose. Elles affirment par exemple de manière radicale qu’elles « n’aime[nt] pas les choses roses », disent que cette couleur « fait un peu cucul » ou expliquent qu’elle « fait Barbie ». Or, si ce rejet de la couleur rose peut refléter la volonté de se distinguer des filles plus jeunes, il peut aussi renvoyer à un désir de distinction de classe. [4] Exprimer un tel rejet permet en effet à ces filles d’afficher leur distance par rapport à un goût perçu à la fois comme commun (parce que supposé partagé par la plupart des filles) et comme populaire.

Lorsque les garçons disent qu’ils ne veulent pas se vêtir de couleurs « qui font fille », cette formule signifie cependant plus que le seul refus du rose. Elle manifeste également une volonté de porter des tenues « sobres » ou « classiques », ces qualificatifs faisant référence à des vêtements monochromes, dont les teintes se situent à l’intérieur d’un éventail de couleurs limité (le bleu, le gris, le vert, le brun), de préférence dans des nuances sombres. Dans ce que les mères disent du rapport de leurs fils à leur apparence vestimentaire, ce désir de porter des couleurs qui n’attirent pas le regard apparaît là aussi à maintes reprises : « Il aime les choses sobres », « Il faut des couleurs “garçon”. Faut pas que ça soit voyant. Faut que ça soit classique », « Pas trop de couleurs, pas trop flashy, c’est assez strict », « Il faut que ça reste couleur de muraille ».

Cette préférence pour les couleurs « sobres » indique que ces garçons ont bien intériorisé les normes qui s’imposent à leur sexe dans le domaine vestimentaire. Comme Elizabeth Fischer le fait remarquer : « Un rapide tour d’horizon de n’importe quel rayon de vêtements pour enfants montre clairement que […] la gamme des couleurs réservées aux petits garçons est plus restreinte que celle des filles. […] Les couleurs qui dominent pour le genre masculin sont : le bleu, le vert, le brun, le rouge, le kaki et toutes les teintes dérivées des uniformes militaires, le blanc et le noir, avec des incursions saisonnières de l’orange et du jaune. Ces couleurs sont en général de teinte foncée et ne se déclinent pas en plusieurs tons, sauf le bleu, foncé et clair  [5] ».Comme le rappelle également Elizabeth Fischer, cette restriction des couleurs permises aux hommes et aux garçons dans le domaine vestimentaire est historiquement située. Alors qu’au XVIIe siècle, les tenues masculines étaient — dans l’aristocratie au moins — aussi colorées que les tenues féminines, ce n’est plus le cas à partir du XIXe siècle. À cette époque, le noir et les teintes sombres s’imposent en effet aux hommes comme les seules couleurs possibles, et la « parure ostentatoire » devient la prérogative exclusive des femmes. Pour Michel Pastoureau, cette transformation du costume masculin au XIXe siècle est liée à l’influence de la bourgeoisie protestante dans la société industrielle : « Dès le XVIe siècle, écrit-il […] [la Réforme protestante] avait déclaré la guerre aux couleurs vives […] jugées déshonnêtes, et recommandé pour tout bon chrétien, pour tout bon citoyen même, un axe noir-gris-blanc, plus digne et plus vertueux. Or ces valeurs ont encore pleinement cours dans la seconde moitié du XIXe siècle. […] De fait, [à cette époque] […] le grand capitalisme industriel et financier est pour l’essentiel aux mains de familles protestantes, qui imposent leurs valeurs et leurs principes  [6] ».

Dans les entretiens avec les filles et avec les parents de filles, cette préférence pour les couleurs « sobres » n’apparaît quasiment jamais. Tout au contraire, les filles rencontrées au cours de l’enquête apprécient souvent les tenues chamarrées, et elles utilisent volontiers la couleur pour agrémenter leur apparence. L’une d’entre elles, par exemple, trouve très beau le justaucorps qu’elle met lors de ses compétitions de gymnastique parce qu’il a « plein de couleurs » ; une autre porte régulièrement des petites pinces multicolores dans les cheveux ; une autre encore aime bien se vernir les ongles des mains avec un doigt de chaque couleur.

Plusieurs de ces filles possèdent par ailleurs un certain nombre de savoirs en ce qui concerne les couleurs. Elles connaissent ainsi les manières usuelles de les classer – en couleurs « froides » et « chaudes », « gaies » et « tristes » (l’une d’entre elles explique par exemple qu’elle n’aime pas s’habiller de gris parce qu’elle trouve ça « triste »). Elles savent également les assortir (l’une des enquêtées explique fièrement qu’il ne « faut pas » porter du rouge avec du vert ; une autre raconte que, lors du dernier Noël, elle s’est mis du fard à paupières jaune parce que cette couleur « allait bien » avec la tenue qu’elle portait ce jour-là).

Là aussi, cet intérêt et ce goût pour la couleur s’observent, chez les filles, au-delà des seules pratiques vestimentaires et cosmétiques. Dans les activités scolaires, nombre de filles utilisent ainsi des stylos à encre de couleurs vives (turquoise, violet, rose, orange) ; nombre d’entre elles ornent également leur matériel (tables de multiplication, frises chronologiques…) de couleurs variées, sans que l’enseignant l’ait demandé — ces différentes conduites étant à l’inverse très rares chez les garçons du même âge.

À travers ces quelques observations, on voit donc qu’en matière de couleurs, les goûts et les dégoûts des enfants ne sont pas distribués au hasard à l’intérieur de l’espace social. Ils sont au contraire étroitement liés à leurs caractéristiques sociologiques, à leur sexe d’une part, à leur appartenance de classe d’autre part. À l’encontre des discours naturalistes — qui sont particulièrement prégnants sur le sujet  [7] — ces observations permettent ainsi de rappeler que, dans le domaine de la couleur comme dans d’autres, les goûts sont socialement construits. Loin d’être le reflet de la « personnalité » de chacun, ils témoignent avant tout de la position sociale de ceux qui les expriment.

Post-scriptum

Martine Court est membre du Groupe de recherche sur la socialisation (Université Lyon 2, CNRS, ENS de Lyon).

Notes

[1Martine Court, Corps de filles, corps de garçons : une construction sociale, Paris, La Dispute, 2010.

[2Karin A. Martin, « Becoming a gendered body : practices of preschools », American Sociological Review, 1998, vol. 63, p. 494-511.

[3Michel Pastoureau, Les Couleurs de notre temps, Paris, Bonneton, 2003, p. 25.

[4L’une des filles interviewées, dont les deux parents sont ingénieurs, indique ainsi qu’elle n’aime pas le rose, sans parvenir à expliquer pourquoi elle éprouve ce (dé)goût, mais en précisant explicitement que ce n’est pas parce que cette couleur « fait bébé ».

[5Elizabeth Fischer, « Robe et culottes courtes : l’habit fait-il le sexe ? », in A. Dafflon-Novelle (dir.), Filles-garçons. Socialisation différenciée ?, Grenoble, PUG, 2006, p. 259.

[6Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, Seuil, 2008, p. 174. Les origines historiques de l’association entre le rose et le féminin sont quant à elles mal connues. Selon Michel Pastoureau, l’habitude d’habiller les filles en rose (et les garçons en bleu) remonterait au xixe siècle. Elle reprendrait une distinction plus ancienne entre le rouge, associé au féminin, et le bleu, associé au masculin, mais les origines de cette distinction sont elles-mêmes, selon les propres termes de l’auteur, « diverses et floues ». (Michel Pastoureau, Les Couleurs de notre temps, op. cit.).

[7Comme l’écrit Alain Accardo : « S’il est un chapitre où la croyance naturaliste à l’innéité de ce qu’il y a de plus intime et de plus personnel dans la personnalité de chacun, est reçue comme une vérité éternelle, c’est bien celui du goût, entendu comme la préférence spontanée manifestée par un individu dans tous les domaines ». (Alain Accardo, La Sociologie de Bourdieu, Bordeaux, Le Mascaret, 1986, p. 135).