Et le papillon peint

par

Brun de Florence et blanc mêlé à l’orange de zinc ;
les mettre à côté l’un de l’autre.
– Eugène Delacroix, Journal

C’est le printemps ou presque l’été. Émergeant chiffonnées de leur étui de laque ou de soie, les ailes du papillon se décollent de son corps, gonflent comme des voiles sous l’afflux circulatoire qui tend leurs nervures en quelques minutes, et se rigidifient en plusieurs heures. Puis, pendant des semaines, des mois, un an pour le citron — seul piéride capable d’observer une longue diapause en hiver —, leur vol joue la couleur. Il la dispose en points lumineux sur les prairies, friches, bois, landes et vergers, en perce les fonds, la disperse, la retire. Et d’orient en occident, ce mouvement d’apparition/disparition a valu aux papillons des mythes et légendes leur confiant l’âme des morts – bobines lumineuses amadouant l’obscurité du gouffre, prêtant leurs gouaches au mouvement de l’allée et venue dont la pensée entoure ceux qui ne reviennent plus. Car le papillon qui partage avec l’âme son nom grec « psyché » possède à peine un corps et se détache sans chuter.

Ses ailes immenses font pour lui bien plus qu’un parachute, elles élèvent et déposent son corps étroit et terne, aux teintes dégradant les tons de noir, de gris, de brun, de jaune, là où butiner les nectars et autres liquides sucrés. Pendant qu’il y plonge sa trompe déroulante, le pollen se disperse, le couvre de ses pigments extraordinairement tenaces qu’il transporte, un peu plus loin. Et ce faisant il bat les cartes de la fécondation, et dissémine cette farine qui va du jaune au noir, au gré des enseignes colorées et odorantes que les fleurs déploient. On raconte que l’origine de la pollinisation s’est jouée dans les climats chauds par la visite des oiseaux et des chauve-souris sur les fleurs de grandes tailles, et qu’en se déplaçant vers des régions plus fraîches, la taille des fleurs s’est réduite et adaptée aux visiteurs plus modestes que sont les insectes, l’abeille en tête. Les plus lourds des papillons, les sphynx au corps velu, à la trompe aussi longue qu’un bec et au vol stationnaire, rappellent, en Europe, que le colibri et le sucrier gourmand ne sont pas si loin, et invitent à emprunter la passerelle pour voyager vers les canopées des forêts humides.

Là du syrphe au mammifère, pour les mangeurs de nectar, les corolles s’ouvrent à tous les étages. Des bouquets géants des frondaisons, aux tasses miellées des plantes que butinent les oiseaux, mille teintes vives se déclinent au fil des fleurs, dévalant les lianes pour s’éteindre aux calices blancs des variétés nocturnes gorgées de suc, dont les chauve-souris font leurs agapes. Les papillons abondent dans les trous de lumière et aux lisières, ivres, aimantés par l’odeur et le chatoiement des corolles. Car à la différence de l’escargot qui déambule dans le format géant d’une photo noir et blanc, de la grenouille qui reste prise dans le pointillisme d’un tableau de Seurat, le papillon comme l’abeille déchiffre les formes et dispose d’une vision trichromatique et d’une extraordinaire sensibilité à la polarisation de la lumière. Les pigments qu’il distingue se déclinent de l’ultra-violet au bleu dans des combinaisons dont nous ne pouvons que rêver. À cela s’ajoute, pour certains, la vibration du rouge que les autres insectes ne perçoivent pas.

Nous n’avons pas encore inventé de lunettes pour chausser sa vue, et s’il est rare que nous nous y intéressions, lui sait capter la nôtre, en jouant du paysage comme d’un voile, en surprenant la façon dont notre œil y est posé, y dort peut-être, grand ouvert. Jointes sur le dos pour les espèces diurnes, étalées à plat pour les crépusculaires et les nocturnes, les ailes de l’insecte au repos ne montrent que les nuances de leur recto ou leur verso. Comme en peinture les anamorphoses, qui selon l’angle de vue jaillissent de la toile, il trompe l’œil, marie parfois homochromie et homotypie jusqu’à disparaître, et lorsqu’il se détache tout à coup du support arrache au visible le masque de son invisibilité. Ainsi la boarmie pétrifiée déploie sur son dos toute une palette de bruns, de roux et de jaunes striés qui épousent les fissures de l’écorce des églantiers et des troènes, ainsi le piéride du chou, l’aurore et la petite tortue sitôt posés referment d’un geste l’orange éclatant, le jaune acide, le blanc doux, les dentelures noires qui dans leur vol explosent.

Plusieurs milliers d’espèces — près de dix pour cent des insectes sont des papillons — dont le nombre est réduit chaque année par l’emploi de pesticides (la moitié des papillons des prairies a disparu en quinze ans), composent cette famille de lépidoptères (du grec lepidos, écaille) aux ailes poudrées, dont la palette noue les secrets du cocon aux jeux de la lumière. Au cours de la métamorphose, les pigments corporels accumulent dans les écailles qui recouvrent les ailes, comme dans de minuscules sacs, leurs noirs, bruns, rouges, jaunes ou blancs dont la disposition détermine les dessins les plus somptueux. À cela viendra s’ajouter l’impact des rayons lumineux qui en se réfractant sur les stries des écailles font surgir les moires bleues et violettes qui éclairent les ocelles du paon du jour, les reflets métalliques et irisés de l’azuré — emprisonnant le velours dans une bulle de savon.

Plus nombreux encore que les diurnes, les papillons de nuit sous leur cape tweedée accordée aux pierres, aux bois et aux faibles lumières, jouent sur eux-mêmes la couleur. D’un mouvement vif des ailes croisées au repos, il leur arrive de faire apparaître une tache. Et l’espace d’un clin d’œil, de nombreux Arctiidae, aux chenilles hérissonnes, dévoilent les teintes ébouriffantes du dessous, vives, lumineuses, parfois métalliques. De l’Écaille chinée à l’Écaille lustrée, de la funèbre à la cramoisie, de la pourprée, la rose, la villageoise à celle des grisons, de la fasciée à la matrone, tous exhibent sous leurs jupes brunes, grises ou beiges, des tombées chatoyantes, plus nuancées chez la pudique, l’Écaille lièvre, la chaste ou la petite mendiante, dont le miroitement captive, et peut-être interroge. Car souvent la tentation de l’explication serre de près le mystère, réduisant cet éclat à la question de ce à quoi ça sert — ça sert de panneau indicateur pour alerter les oiseaux et autres prédateurs de la substance toxique ou vénéneuse que ces lépidoptères lâcheront dans leurs becs, ça sert de lanterne pour attirer une papillonne et donc se reproduire. Pourtant toute cette luxuriance, cette beauté, cet excès, ce trop, résiste à n’être que signalétique ou stratégie adaptative.

Car le papillon peint. Sa vibration insiste et son mouvement d’ailes l’accentue. Il joint les lignes du paysage, déplace les profondeurs, pince les perspectives. Il saupoudre des petites échelles mobiles sur la grande échelle où nous avons juché le monde. Sa tache ouvre une brèche à l’onde de la couleur, l’intensifie. Elle entrebâille des seuils nouveaux, rend proche le lointain, serre les ombres, les anime, les déplisse, effleure les surfaces, et tend vers nous la toile où déposer le regard.