Tirana, la ville couleur

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« Que nous font les couleurs ? » C’est la question que pose Edi Rama, maire-artiste de Tirana, élu depuis 2000 pour trois mandats successifs, dans une vidéo réalisée par l’artiste Anri Sala [1]. Si la ville est, selon lui, un « corps » malade, la couleur, en débordant le geste esthétique, devient « un acte politique » qui recompose l’espace public.

Lors des crises sociales et politiques des années 1930, l’art mural a été perçu comme un débouché possible pour la peinture. Soit comme un prolongement des utopies, par exemple pour Piet Mondrian qui souhaitait que la peinture devienne le modèle d’un ordre plastique urbain à venir, soit comme un moyen de donner du travail aux artistes, principalement aux États-Unis dans le programme WPA [2]. Derrière ces nouvelles formes d’intervention picturale, s’exprimait également le souhait qu’une population, qui n’avait pas accès à l’art, puisse en partager la jouissance et les vertus. Ces projets de transformation concertée du paysage urbain ont depuis longtemps été abandonnés, excepté dans les marges, de manière clandestine par le street art, ou dans quelques pays, comme l’Irlande du Nord, dans des buts de propagande politique. Manque d’audace et de conviction des politiques urbaines, réticence des architectes qui craignent que leurs gestes architecturaux soient moins visibles ou pervertis, politique sécuritaire plutôt que politique de prévention, les raisons de cet abandon seraient trop longues à énumérer. En bref, la couleur, autre que marchande, ne doit pas polluer nos villes-musées et nos banlieues maussades.

Cependant l’expérience menée depuis 2000 par Edi Rama, le maire-artiste de Tirana, capitale de l’Albanie, vient découdre ces préjugés ou ces prudences. Edi Rama avait promis lors de sa campagne électorale de lancer une vaste opération de rénovation urbaine. Il hérite d’une situation complexe : après la chute du régime communiste, les espaces publics, livrés aux appétits privés, ont été envahis par des constructions privatives. L’espace public, bordé de bâtiments sans qualité et surchargé d’excroissances illégales, est soustrait à l’usage quotidien des habitants ; s’y promener ou y vaquer à ses occupations quotidiennes devient une épreuve qui peut même devenir dangereuse.

Sans moyen, les caisses de la ville étant vides, Edi Rama décide de commencer la rénovation en mettant en couleurs les façades de la rue principale. Il dessine lui-même les premiers projets, répartissant la couleur dans des jeux géométriques qui entrent en résonance avec l’architecture des façades, ou plient cette architecture à la polychromie. Une fois dépassées les résistances, dont celle du représentant de l’Union européenne qui, affirmant que les subventions européennes ne peuvent être consacrées à la couleur, menace de les suspendre, puis finit par fermer les yeux, le choc de la couleur produit une série de conséquences d’ordres privés ou publics.

La couleur donne la parole aux habitants de Tirana, elle devient un sujet de débats intenses et renoue un lien avec la municipalité qui reçoit un flot de courriers. Certains habitants craignent que la couleur rouge de leur balcon indique qu’ils étaient communistes, d’autres se plaignent parce que leur grand-mère se voit infliger un bleu qu’elle n’aime pas. Mais surtout chacun se préoccupe à nouveau de l’espace public. Ce dernier redevient un bien collectif que les habitants peuvent à nouveau partager. En effet, la mise en couleurs des façades, accompagnée maintenant d’un éclairage public, sécurise les rues. Les commerçants reversent les taxes locales qu’ils ne payaient plus et participent financièrement à la reconquête de l’espace public, en assainissant les rues et en parant leurs boutiques de vitrines, fermées auparavant par des rideaux aveugles. La couleur, comme opératrice du devenir urbain, arrive même à faire taire les résistances à la destruction des constructions illégales.

Tirana devient politiquement une ville-couleur. Car la couleur est par excellence, lorsqu’elle est active dans l’espace public, un enjeu démocratique – même si on peut regretter que ce ne soit pas les habitants eux-mêmes qui aient conçu les projets de leur façade. Et comme l’énonce Edi Rama : « La couleur a aussi un autre rôle [que l’embellissement des bâtiments], elle doit lier ensemble. »

Notes

[1La vidéo d’Anri Sala, Damni I Colori (2003), est visible sur le site : www.ubu.com/film/sala_dammi.html ; cette vidéo et des dessins et photo­graphies sont également présentés dans l’exposition du Centre Georges Pompidou, Les Promesses du passé, une histoire discontinue de l’art dans l’ex-Europe de l’Est.

[2Works Progress Administration/Federal Art Project (WPA/FPA)