Variations autour de « La Haine » un film en noir et blanc

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À l’heure où les directeurs de fiction et les programmateurs télé développent une phobie du noir et blanc, il est intéressant d’opérer un détour par La Haine, le film de Mathieu Kassovitz réalisé en 1995 et devenu culte pour des géné­rations de jeunes qui aiment sa bichromie stylisée. Lionel Kopp, qui a étalonné le film, revient ici sur son travail ; des apprentis en infographie dans un centre de formation en alternance à Bagnolet regardent La Haine et s’expriment sur le N & B.

entretien avec Lionel Kopp, étalonneur du film

Dans quel cadre vous êtes-vous occupé du film de Mathieu Kassovitz ?

Nous avons fondé les Trois Lumières à la sortie de l’école de cinéma en 1987 ; c’était un petit labo où nous tirions nos courts-métrages en 35 mm et qui a profité à tous les potes, Kassovitz, Jeunet… Nous nous étions occupés d’un ou deux courts-métrages de Kassovitz en N & B. Nous tirions sur des pellicules incroyables qui donnaient un contraste et des gris magnifiques. Quand Kassovitz a voulu faire La Haine, il nous a proposé de prendre en charge la partie laboratoire pour trouver le look du film. Au départ, Kassovitz voulait tourner en N & B pour une raison assez simple : l’histoire se passait dans des banlieues glauques et très laides et le N & B donne une stylisation immédiate même si on filme des barres d’immeubles peintes dans des couleurs moches qui n’apportent rien à la dramaturgie. Le N & B nettoie tout ça et permet de travailler le contraste. Kassovitz souhaitait donner à son film une dimension universelle, transposer le fait-divers, le sortir de l’anecdotique et le N & B aide à cette universalisation.

Comment se fait-il alors qu’il ait tourné en couleurs ?

Kassovitz a trouvé de l’argent assez facilement pour faire son film, mais studio Canal et la Sept Arte qui co-­produisaient ne pouvaient pas admettre un film en N & B : d’après eux, les gens zapperaient tout de suite. Ils ont donc imposé la couleur. Aux Trois Lumières, on venait d’expérimenter sur un court-métrage, La Vis de Didier Flamand, un tournage en couleurs et un tirage en N & B sur une pellicule avec de très beaux contrastes. Nous avons proposé à Mathieu de faire deux versions : tourner en couleurs pour la télévision et tirer en N & B pour la sortie salle. On contournait le diktat des chaînes TV ! En faisant des essais, on s’est rendu compte que finalement tourner en couleurs nous arrangeait. Kassovitz travaillait un peu à l’arrache dans des endroits sombres et en N & B la seule pellicule sensible qui existait était une 200 Asa. En utilisant une pellicule couleur 500 Asa, Kassovitz a alors pu travailler dans les conditions qu’il souhaitait, dans des endroits peu éclairés, sans rajouter trop de lumière. La pellicule pouvait même être poussée un peu ce qui a permis d’avoir des N & B incroyables avec des dégradés de gris qui mettaient en valeur les différentes carnations des personnages. Après le succès à Cannes et le succès d’audience, Studio Canal et le Sept cinéma ont diffusé le film en N & B, en admettant qu’ils s’étaient trompés.

Quelle était cette pellicule N & B à très haut contraste sur laquelle vous avez tiré le film ?

C’était une pellicule qui servait pour photographier le son (le son est impressionné sur pellicule, comme l’image). L’image du son est composée de toutes petites lignes noires sur fond blanc transparent. Il n’y a que du noir et du blanc, ce qui permet d’accentuer les contrastes autant qu’on le souhaite.

Qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’utiliser cette pellicule ?

Quand nous avons créé notre labo, nous ne voulions pas faire comme les autres : nous avons cherché tous azimuts de nouveaux procédés, de nouveaux rendus d’images. On ne supportait plus de retrouver, quels que soient les labos, toujours les mêmes couleurs, les mêmes contrastes sur les films, les mêmes textures. Nous cherchions une image singulière pour chaque film, un style de couleurs ou de N & B particulier. C’était avant le numérique. En tirant sur des pellicules photo et en changeant les bains dans lesquels on les développait, on arrivait à des rendus extraordinaires.

Vous avez aussi essayé de faire du faux technicolor ?

Kodak, Agfa et Fuji inventaient des pellicules avec des saturations de couleurs de plus en plus réalistes et ils nous les présentaient en disant « regardez, on s’y croirait, c’est comme si on y était », c’est très bien pour un documentaire, mais pour le cinéma c’est plutôt ridicule et sans intérêt. On s’insurgeait contre ça. On a aussi fait des essais contraires en dessaturant les couleurs presque jusqu’au N & B. L’idée c’est toujours de se poser la question : qu’est-ce qu’on veut comme type d’images par rapport à l’histoire qu’on raconte ?

La tonalité d’un film est très liée à la technique d’une époque, donc il y a une certaine uniformisation ?

Oui. Et nous, nous cherchions la spécificité du look de chaque film. Nous avons gardé notre labo de recherche jusqu’à l’arrivée du numérique, puis nous avons été les premiers à scanner toutes les images d’un film pour les retravailler en numérique. Ça nous a pris dix mois, mais nous avons découvert les possibilités extraordinaires du numérique et nous nous sommes débarrassés ensuite de tout ce qui concernait l’argentique pour ne plus travailler qu’en numérique.

Pas de regret des labos et de la pellicule ?

Pas du tout, j’ai abandonné le 35 mm le jour où j’ai compris que le numérique offrait plus de possibilités. Aujourd’hui je n’ai plus qu’une hâte, c’est la fin des projections en argentique. Notre époque est géniale et les outils extraordinaires. Quand on a une idée derrière la tête, on peut la réaliser immédiatement. Par exemple pour un film, j’avais l’idée de fabriquer de faux autochromes comme au début des photos couleurs en 1905-1910, qui étaient réalisées avec des fécules de pomme de terre mélangées à du colorant naturel. En 35 mm, c’était impossible à obtenir même en y passant un an, maintenant en 15 jours, c’est fait. Le numérique permet de répondre aux rêves des réalisateurs.

Il y a plus d’originalité maintenant grâce à toutes ces possibilités ?

Pas tellement, car ceux qui étaient originaux et cherchaient avant, sont toujours ceux qui continuent de chercher.

propos d’apprentis sur « La Haine »

[Note de la rédaction : pour des raisons de mise en page, la suite de cet article est disponible dans le pdf ci-dessous.]

Variations auteur de « La Haine »