Vacarme 52 / Anne Cheng

Le ressac de l’histoire réflexions sur les amnésies chinoises : entretien avec Anne Cheng

« Que percevons-nous de la Chine aujourd’hui ? Un brouhaha confus où se mêlent informations mirobolantes sur son économie, nouvelles alarmantes sur sa politique, et interprétations plus ou moins fondées sur sa culture. » C’est par ces mots qu’Anne Cheng, élue depuis à la chaire d’histoire intellectuelle de la Chine au Collège de France, ouvrait son Histoire de la pensée chinoise en 1997 : ils restent d’actualité. Son œuvre permet d’y voir plus clair.

Par le geste qui l’accompagne d’abord : traduire et faire entendre, y compris à l’oreille, des textes anciens, enseigner avec conviction, réfléchir à plusieurs, et au milieu publier — voici un travail animé par le désir de partager le savoir, amicalement adressé. Par son ampleur historique ensuite : se mettre dans le sillage d’Anne Cheng, c’est parcourir 2 500 ans dans les deux sens, vers le passé (traduction des Entretiens de Confucius), puis vers le présent (La pensée en Chine aujourd’hui), parcours qui vient à la fois pulvériser le cliché d’une Chine éternelle (il y a bien une histoire de la pensée chinoise) et montrer que la fureur de son xxe siècle (un empire effondré, une révolution communiste, deux révolutions dans la révolution, une conversion à l’économie de marché, autant de guerres civiles ouvertes ou étouffées) a quelque chose à voir avec l’oubli forcené d’une tradition encombrante. Par son objet enfin : si cette histoire fournit tant de clefs, c’est peut-être parce qu’elle est une enquête sur un (double) impensé.

L’impensé chinois est en premier lieu celui du regard ethnocentrique que les auteurs occidentaux — Schopenhauer, Renan, Marx, Weber, tant d’autres — ont porté sur la Chine, les uns l’assignant au « despotisme asiatique », jusqu’à la confondre avec l’Inde et le Japon, les autres la réduisant à son incompatibilité culturelle avec la modernité, chacun contribuant à en faire un des grands Autres de l’Occident, au même titre que l’Islam ou la « pensée primitive », un de ces miroirs où il a pu contempler sa supériorité. En sommes-nous sortis ? Rien n’est moins sûr : s’il prend aujourd’hui des formes laudatives — en saluant par exemple une pensée sans concepts figés, une philosophie d’avant le grand partage de l’essence et de l’apparence — le mythe d’une altérité radicale persiste. Anne Cheng le combat pied à pied, parce qu’il empêche la rencontre, à laquelle elle tient tant, et qu’elle permet si bien.

Mais cet impensé est également une amnésie chinoise. D’un côté, un effort étonnant de constance, à partir des années 1920, d’un régime à l’autre, pour arracher la société chinoise à ses archaïsmes culturels, afin de faire face aux défis de l’Occident ou à l’avenir radieux du socialisme. De l’autre, sur cette table arasée, des réinventions récurrentes de la tradition, mobilisée pour les besoins de la cause : à partir des années 1950, avec la recherche de « germes de démocratie » dans la tradition confucéenne, face au communisme, depuis Hong Kong ; ou dans les années 1990, lorsqu’on exalte dans le confucianisme — retournement étonnant du stigmate — un facteur culturel de développement économique, avec la réussite des Dragons pour modèle. Mais que doit réellement le présent au passé ? C’est toute la préoccupation d’Anne Cheng.

L’enjeu n’est pas que savant. François Châtelet montrait que si les Grecs décidèrent de faire de l’histoire, c’est parce qu’ils saisirent la dimension politique de leur destin d’hommes. Anne Cheng pourrait prolonger : la réciproque est vraie, et pas seulement chez les Grecs.

Dans quelle mesure votre travail et la conviction centrale qui l’anime — la Chine n’est pas le grand Autre que l’Occident veut y voir — sont-ils liés à la « double appartenance » que vous revendiquez ?

Mon travail est le produit d’une situation. Je suis née de parents chinois dans la France de l’après-guerre : mon père y était venu pour étudier le chant, ma mère la peinture occidentale aux Beaux-Arts, deux artistes en herbe dans la bohème parisienne. On parle souvent de comique de situation ; dans mon cas, ce serait plutôt un tragique de situation : ma mère a choisi de rentrer en Chine à l’été 1966, aux premiers signes de la Révolution culturelle. À peine âgée de dix ans, j’ai vu ma mère disparaître et suis restée sans nouvelles pendant plus d’une décennie. Je ne savais même pas si elle était encore vivante : la Chine de la Révolution culturelle s’était coupée du monde. C’est là qu’a commencé mon tiraillement entre les deux extrémités du continent eurasiatique. Je reprendrais volontiers à mon compte le titre du tout premier film de Dai Sijie, Chine, ma douleur. Par ma situation, la Chine est une part de moi : j’ai été nourrie à la chinoise et le chinois est la première langue que j’ai parlée. Mais il y a eu cette cassure. La Chine, intimement, ce n’est donc ni l’Autre, ni l’exotisme, ni même la jolie Chine, celle de la jolie peinture et de la jolie poésie : c’est d’abord l’expérience d’une certaine forme de violence, du vécu et du non-dit.

Sans vouloir donner dans l’hymne à l’école de la République, j’ai une dette envers elle : j’y ai reçu cette formation pluraliste ouverte sur les cultures européennes qui m’a permis de me construire, envers et contre tout. Malgré un nom et une apparence exotiques — je suppose que je fais partie de ce qu’on appelle aujourd’hui les « minorités visibles » — l’école de la République m’a permis un parcours complet, de la maternelle jusqu’à Normale Sup’, qui aurait pu cependant me mener à tout autre chose. S’il n’avait pas été aussi douloureux, j’aurais peut-être continué une formation « européenne » : j’ai commencé ainsi par un travail de maîtrise sur la philosophie du langage chez John Locke — pas grand-chose à voir avec Confucius ! C’est en arrivant à l’âge adulte que j’ai décidé, pas tout à fait consciemment sans doute, de faire quelque chose avec cette douleur et de tenter de recoller les morceaux. C’est à partir de là que je me suis lancée dans un travail de traductrice et d’enseignante.

Une part importante de vos publications affiche cette intention pédagogique. On sent pourtant, en vous lisant, qu’elle ne relève pas exactement de la vulgarisation. Le souci de transmettre ne semble pas venir après le travail de recherche ; il semble en être le moteur.

J’ai commencé ma carrière professionnelle comme chercheur au CNRS. J’y ai passé une quinzaine d’années tout en éprouvant le besoin d’enseigner. J’avais besoin, non pas tellement de transmettre (car je n’avais rien à transmettre), mais plutôt de mettre mes idées à l’épreuve. Je dois beaucoup aux étudiants qui ont accepté de travailler avec moi, qui m’ont poussée dans mes retranchements, questionnant sans cesse les propositions que j’avais à leur soumettre. De cette expérience d’enseignement est née l’Histoire de la pensée chinoise, qui n’était pas, à l’origine, la somme qu’on en a faite a posteriori.

Enseigner, c’est vouloir que ce qu’on a compris serve aux autres. Ce livre est devenu une référence, alors que pour moi, c’est une sorte de manuel transitoire, un outil de culture générale. Tout ce que je fais tend à cela, jeter les bases d’une culture générale, dans un esprit de service public : je voudrais donner les moyens à mes concitoyens de se faire une opinion par eux-mêmes sur cette Chine à laquelle ils s’intéressent tant, dont ils savent pourtant si peu, et sur laquelle on raconte à peu près tout et n’importe quoi. C’est le paradoxe français dont j’ai commencé à retracer les origines dans mon cours au Collège de France cette année. On est passé d’une « Sinomania » des élites aux xviie-xviiie siècles à un renversement total au xixe siècle avec la chape de plomb du colonialisme. Ensuite le xxe siècle est une histoire de tir à la corde : du côté occidental, une attitude ambivalente partagée entre la peur du « péril jaune » et une sympathie qui date en particulier de la période maoïste. Mais il s’agit d’une curiosité fortement orientée, biaisée et bornée du fait d’impératifs au premier chef idéologiques. Aujourd’hui, le public cultivé reste pratiquement dans la même ignorance — parfois même dans une ignorance plus grande — qu’au xviiie siècle. De l’autre côté, les intellectuels chinois n’ont eu de cesse, depuis le début du xxe siècle, d’obtenir de leurs homologues occidentaux une reconnaissance qu’ils n’ont, pour l’heure, pas encore vraiment acquise.

Vous montrez que la curiosité a pu faire écran à la connaissance, quand des penseurs européens ont cru trouver en Chine une espèce de miroir de la modernité occidentale, dont elle serait la démonstration « en creux » ou par l’absurde. Mais vous montrez également que les penseurs chinois eux-mêmes n’ont cessé de réinventer leur tradition.

En effet. Détacher la pensée chinoise de son histoire, faire l’économie d’une analyse empirique de ses usages successifs, contradictoires, et de ses réinventions, c’est ce qui mène à l’essentialisme, à l’opposition bloc contre bloc, au « choc des civilisations » à la Huntington. C’est, selon moi, non seulement une erreur, mais un danger dans le contexte actuel : figer « la » pensée chinoise, oublier l’histoire — inachevée — qui l’a constituée, c’est risquer la récupération idéologique, à un moment où le pouvoir en Chine se cherche une légitimité culturelle. Pire, s’attacher à souligner l’altérité chinoise, c’est risquer de conforter un certain discours officiel qui a beau jeu de s’emparer de cette altérité pour prétendre que la Chine n’a que faire de la démocratie, de droits de l’homme, etc. qui seraient étrangers à sa culture.

Tout ceci tend à faire oublier — et le pouvoir actuel ne se prive pas de cultiver l’amnésie — que l’histoire de la Chine est faite de ruptures, de tensions et de fragmentations (où les périodes de règnes de dynasties non-chinoises ont été les plus longues). De même, la tradition intellectuelle chinoise est faite de réévaluations et de réinventions constantes : lors de la formation du premier empire centralisé autour de -221 (car, contrairement à l’opinion commune, il n’y a pas eu qu’un seul empire), lors de l’introduction du bouddhisme venu de l’Inde dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, lors de la constitution d’un État mandarinal aux alentours de l’an 1000… On pourrait ainsi multiplier les exemples, mais tous tendraient à montrer que la Chine n’a pas attendu d’être « éveillée » par le contact avec « l’Occident » pour être dans la médiation et les échanges interculturels, ou pour éprouver le besoin de se « moderniser ».

Évidemment, faire cette histoire, cela complique le propos. Mais c’est précisément pourquoi je tiens à cette démarche : elle oblige à ne pas craindre la complication. J’ai beaucoup d’admiration pour les grandes constructions théoriques très esthétiques du point de vue architectural et très satisfaisantes pour l’esprit. Mais dans leur souci de cohérence interne, elles finissent toujours par tourner en rond, en circuit fermé. Ma visée est au contraire de servir de passerelle et de faciliter ainsi la circulation des idées.

Vous accordez à ce titre une place essentielle à la traduction depuis votre premier ouvrage public, l’édition des Entretiens de Confucius.

Cette traduction de Confucius, si on m’en donnait le temps, je la referais de fond en comble. C’est un travail de jeunesse, mais il a été fondateur. Il m’a fait entrer dans la discipline par l’intérieur d’un texte, et cette conviction m’est restée chevillée au corps : il faut commencer par la plongée dans les textes, même si ce genre de travail est peu valorisé dans le système universitaire français. Quand j’enseignais à l’Institut des langues orientales, dès les premiers cours du premier cycle, j’obligeais mes étudiants à s’immerger dans les textes, quand bien même ils ne connaissaient que trois mots de chinois.

Je pars du principe que pour comprendre un texte en chinois classique, il faut d’abord le lire à voix haute. Il faut entendre et faire entendre la voix d’un texte et d’un auteur, la sonorité, la percussion des mots, les effets de parallélisme, de rythme, de rime, perceptibles même sans une pratique très longue de la langue. Il ne faut pas oublier qu’en chinois, surtout dans la langue classique, un son est le plus souvent un mot. On n’a donc aucune chance de comprendre un texte sans le travailler à l’oreille. Il faut écouter, et puis il faut voir. C’est en montrant comment se constitue un caractère que vous comprenez non seulement dans quel champ sémantique il se situe, mais à quoi il vise : la graphie d’un terme tient lieu d’exercice étymologique. Voulez-vous un exemple ?

Volontiers.

Prenons le terme xing (Anne Cheng trace le caractère), qu’on traduit d’habitude par « nature humaine ». Quand vous lisez ce signe, vous voyez d’abord cette partie-là (à droite), qui désigne tout ce qui se rattache au processus vital. Elle désigne la vie, le vivant, les vivants, vivre, engendrer, naître, croître, etc. Donc quand vous voyez ce terme, vous savez que cela a quelque chose à voir avec ce qui fait notre fond humain vivant, ce qui fait de nous des êtres humains vivants. Est-ce que cela transparaît dans la traduction « nature humaine » ? Ce n’est pas sûr. Sauf si vous pensez à l’étymologie latine de « nature » : nascor, naître. Mais ce n’est pas immédiat. Et encore cet exemple est-il un terme isolé. Prenez n’importe quelle phrase de ce texte du ier siècle (Anne Cheng ouvre au hasard une page des Maîtres mots, un recueil de brefs dialogues écrits au ier siècle et traduits par Béatrice L’Haridon). Vous avez deux caractères, shao (« peu ») et yu (« désir »), qui signifient littéralement « peu de désir » et qui sont ici traduits par « la diminution des désirs ». On voit combien le passage au français perd toute l’économie du chinois ancien, tout en y injectant une bonne dose d’interprétation. Mais c’est le lot de toute traduction.

Les notions chinoises sont en elles-mêmes intraduisibles. Pour en faire comprendre le sens, il faut parvenir à montrer comment elles fonctionnent, c’est-à-dire à la fois leur facture interne — c’est ce qu’on vient de voir — et les constellations qu’elles forment. La seule chose dont je sois vraiment fière dans l’Histoire de la pensée chinoise, c’est l’index des notions qui montre bien, je crois, que les notions chinoises fonctionnent les unes par rapport aux autres et en compositions multiples. Au gré de ces ramifications, chaque notion prend une nuance différente et revêt un enjeu différent selon le contexte ou le débat où elle se trouve mobilisée. Mais c’est un processus que vous ne pouvez pas faire apparaître quand vous vous bornez à une traduction, nécessairement univoque.

Vous semblez préférer la traduction à la comparaison, cet autre traitement des différences. Comment articulez-vous votre réfutation d’une radicale altérité chinoise, et ce frottement des différences auquel votre pratique de traduction vous confronte sans cesse ?

Je vous concède qu’il s’agit d’une position sur le fil du rasoir, d’un équilibre déséquilibré. Au fond, c’est comme quand on marche ou que l’on danse : on est en déséquilibre permanent, et seul le mouvement permet de ne pas perdre l’équilibre et d’avancer. En réalité, c’est moins la comparaison que je conteste, que le comparatisme en tant que parti pris méthodologique : il présuppose une sorte d’arrêt sur image qui me gêne profondément. Les processus culturels sont par définition en mouvement, en mutation permanente. La Chine n’a jamais cessé de bouger, aujourd’hui elle bouge plus que jamais, toute culture bouge ; sinon ce n’est pas une culture, mais une pièce de musée. Je dis toujours à mes étudiants que le comparatisme peut être un point d’aboutissement, mais pas un point de départ. S’atteler à une comparaison entre Lao Tseu et Heidegger ? Figer d’emblée une différence ? C’est se condamner à n’aboutir à rien.

La circulation culturelle m’intéresse en revanche : croiser des gens qui n’ont pas les mêmes conceptions, qui ne vivent pas de la même façon, qui parlent des langues différentes. On sent d’ailleurs que quelque chose a bougé depuis qu’un nombre croissant d’intellectuels chinois pratiquent l’anglais américain. Cela ouvre la voie à une prise en compte des ressources offertes par la pluralité des langues. C’est cela que j’aime en Europe. Dans quelques jours, je vais en Allemagne. Mon allemand est très rouillé, mais écouter des collègues allemands parler dans leur langue de leur façon propre d’aborder la matière chinoise qui nous est commune, cela me stimule.

S’il faut chercher les différences, c’est toujours en situation, car il n’y a que cela de véritablement vivant. Quand je parle avec un collègue chinois, je ressens les différences ; cela ne veut pas dire pour autant que je représente l’Occident ni qu’il est l’Oriental de service. Ce ne sont pas des différences qui nous tirent vers l’arrière, vers une identité culturelle à laquelle nous serions assignés, ce sont des différences qui sont devant nous, découvertes en acte, et qui nous font avancer. C’est ce qui permet de continuer à parler. Si on dit : « Vous, vous pensez comme ci et nous, nous pensons comme ça », on reste en chiens de faïence et le « dialogue » s’arrête là.

Ce problème n’est-il pas particulièrement sensible sur la question démocratique par exemple ?

Oui, tout à fait. Le risque, aussi bien pour les libéraux chinois que pour ceux qui, depuis l’Europe ou les États-Unis, appellent la Chine à se démocratiser, est d’être renvoyé au rôle d’importateur de valeurs étrangères. Pour le comprendre, il faut prendre la mesure de l’ébranlement intellectuel que les Chinois ont vécu depuis un siècle. Pour résumer : entre le début du xxe siècle et aujourd’hui, la Chine a connu un processus d’auto-démolition systématique de tout ce qui faisait le soubassement culturel de ses institutions et de ses modes de vie depuis des siècles, démolition mêlée d’une quête éperdue de reconnaissance. Le mouvement du 4 mai 1919, très peu connu ici, a été à ce titre une fracture symbolique décisive. Initialement déclenché par les étudiants de Pékin, ce mouvement iconoclaste de très grande ampleur voyait le salut de la Chine, fragilisée par des défaites successives depuis la fin du xixe siècle et en cours d’assujettissement aux puissances européennes, dans un grand ménage de la culture traditionnelle, perçue comme archaïque et identifiée avec ce que les Occidentaux appellent confucianisme. Il s’agissait de faire table rase pour accéder à la modernité. Or, la modernité ne pouvait être qu’occidentale. Les écrivains des années 1930-1940 ont poursuivi la critique. Le roman Famille de Ba Jin dénonce l’étouffement des aspirations individuelles par les structures claniques et familiales. Le communisme, à son tour, a pris le relais. La Révolution culturelle a été ainsi une sorte de réitération paroxystique du 4 mai 1919, culminant dans des exécutions sommaires, des suicides de gens devenus fous, dont bien des familles chinoises ont conservé le traumatisme. Puis, une fois sorti de l’ère maoïste, on est passé à la posture revancharde qui domine aujourd’hui : « Nous n’avons plus besoin de reconnaissance, nous sommes devenus assez forts pour nous affirmer sans complexes. » Dès lors, ce qui est identifié de l’extérieur comme de la dissidence démocratique est considéré de l’intérieur comme une forme d’ingérence étrangère. Cela n’empêche pas certains artistes et intellectuels de remuer cette histoire trouble et violente des rapports de la Chine à sa tradition.

Cette question est-elle un objet du débat intellectuel chinois, à supposer que l’expression ait un sens ? Y a-t-il à proprement parler un débat d’idées en Chine ?

Il y a un débat d’idées en Chine, mais il ne prend pas nécessairement la forme que nous lui connaissons ici. Avec le milieu artistique, le milieu universitaire, numériquement très minoritaire, en est le foyer principal. Or, la géographie du monde académique chinois rappelle les structures impériales. Au centre vous avez Pékin, où la vie intellectuelle est intense — le monde entier se croise dans cette capitale cosmopolite — mais on y ressent fortement la proximité du siège central du pouvoir. Quand on va vers Shanghai, on est déjà un peu moins soumis aux agendas dictés par les think tanks de Pékin. C’est plus net encore quand on va vers le Sud, à Canton, où on cite volontiers le dicton : « Le ciel est haut et l’empereur est loin. » Les intellectuels chinois travaillent donc dans des conditions contraintes, mais à un degré moindre qu’il y a quelques décennies et très variable selon les régions, les situations sociales, etc.

Quoi qu’il en soit, cela ne veut pas dire qu’ils ne débattent pas, ni que leurs débats restent en circuit fermé. Le champ intellectuel chinois a connu, ces vingt dernières années, une formidable extension. Je pense à Internet, bien sûr : les Chinois en font un usage beaucoup plus intensif que nous. Mais cette extension n’est pas seulement virtuelle. Dans ma leçon inaugurale au Collège de France, je parlais de pont et d’autoroute entre la Chine et l’Amérique du Nord. J’ai encore récemment vérifié cette circulation intense en retournant à Shanghai où j’ai rencontré d’anciens camarades d’université de mon mari. Ils font partie d’une promotion très particulière, celle de 1977 : au lendemain de la chute de la Bande des Quatre, pour la première fois, les universités rouvraient leur porte ; la jeunesse chinoise s’y est ruée, notamment celle dont la Révolution culturelle avait interrompu les études pour l’envoyer à la campagne et dans les usines. J’ai pu constater que beaucoup de ces anciens « jeunes instruits », qui ont gardé les porcs ou travaillé à la chaîne, voyagent aujourd’hui entre la Chine et les États-Unis comme nous prenons le train pour aller à Lyon. L’Amérique semble être devenue un prolongement de la Chine, d’autant que le système universitaire américain compte de plus en plus de Chinois dans ses rangs.

Aussi faut-il avoir la curiosité d’aller y voir, au lieu de conforter une fois de plus le mythe du despotisme oriental selon lequel les Chinois n’ont pas la culture du débat, qu’ils sont habitués à la soumission et que seule vaut la parole du prince. La vie intellectuelle chinoise actuelle a au contraire l’allure d’une mêlée générale où toutes les positions politiques sont représentées. Vous avez bien sûr d’un côté les libéraux pro-occidentalistes, de l’autre ceux qui veulent maintenir le statu quo hérité de l’ère maoïste. Mais vous avez aussi une troisième voie, qui fouille dans le grand magasin de la « tradition » pour essayer d’y trouver de quoi penser une « voie chinoise » pour la post-modernité. Le problème est que, le plus souvent, ceux qui se réclament de la tradition ne la connaissent pas et inventent des fragments à la demande : ici un confucianisme autoritaire, là un confucianisme consensuel, ou esthétique, ou ritualiste, etc. Chacun y va de son morceau, fait de bric et de broc.

Cela ne les expose-t-il pas à la récupération idéologique que vous évoquiez tout à l’heure ?

J’ai moi-même reçu des propositions (auxquelles je n’ai jamais donné suite) de représentants d’organismes officiels comme les Instituts Confucius, émanations du ministère de l’Éducation chinois. Au-delà du projet affiché de suivre le modèle des Alliances françaises ou des Instituts Goethe, l’ambition est bien de conquérir le monde par une stratégie de soft power et, à terme, de parvenir à faire supplanter l’anglais par le chinois comme langue internationale. De fait, inaugurés en 2004, ils sont déjà plus de deux cents dans le monde, dont une quinzaine en France.

Le pouvoir actuel est en train de promouvoir un discours identitariste et nationaliste qui fait référence à une culture chinoise réinventée, voire inventée de toutes pièces : « Nous les Chinois, nous avons une culture continue longue de cinq mille ans. » Il y a peu, on n’en était encore qu’à trois mille ! Dans cette surenchère, l’intention est on ne peut plus claire : il s’agit de damer le pion à la Mésopotamie ou à l’Égypte, et de remettre les Grecs à leur place. Quant à ce « nous », il faut le rapporter à une classification d’origine stalinienne qui distingue une ethnie majoritaire, les Han, et des minorités ethniques : les Ouïgours, les Mongols, les Tibétains, les Mandchous, les Miao, etc. En réalité, rien ne permet de constituer les Han comme une entité à part. De plus, tous les Chinois sont au moins bilingues : ils parlent le chinois standard parlé à l’école, à la radio et à la télévision, et ils parlent leur langue ou leur dialecte local. Dans la vie courante, ils passent constamment de l’un à l’autre : la Chine est en fait un immense bazar linguistique.

Récemment, un tremblement de terre a fait deux mille morts au Qinghai. Le gouvernement a alors mis en branle une énorme machine de propagande, destinée à montrer la bienveillance du pouvoir central vis-à-vis des minorités : il s’agissait en l’occurrence d’une population tibétaine, et le but trop évident, quoique non avoué, était de contrer les accusations des Occidentaux sur la question du Tibet. Pendant tout mon séjour à Shanghai, j’ai entendu rabâcher : « nous devons aider nos frères tibétains ». L’expression utilisée, tongbao ͬ°û, désigne littéralement des enfants sortis du même ventre maternel. Le pouvoir actuel perpétue une très ancienne métaphore organique et familiale de la communauté politique, constitutive du régime impérial et remise à l’ordre du jour. Rien de nouveau, donc, sauf que cette métaphore sonne de plus en plus creux : la politique post-maoïste de l’enfant unique ayant complètement reconfiguré la structure familiale et le tissu social, la famille-slogan correspond de moins en moins aux familles réelles.

D’une manière générale, le pouvoir sélectionne ce qui peut lui servir dans une gamme de motifs vaguement confucéens, comme la thématique de la société harmonieuse. Mais il sélectionne avec précaution. Monté en épingle par quelques idéologues et activistes, ce revival confucéen a même quelque chose d’embarrassant pour les dirigeants politiques, dont ce n’est pas du tout la culture. Il leur est utile pour afficher à l’extérieur une identité chinoise essentialisée, plongeant ses racines dans un passé immémorial. Ils sentent cependant qu’il est plus périlleux de l’utiliser à l’intérieur : ils n’ignorent peut-être pas totalement que, dans la veine confucéenne, il y a aussi une tradition de protestation et de remontrances à tout pouvoir dévoyé, tradition dont ils ont toutes les raisons de se méfier.

Peut-on y voir un signe d’inquiétude du pouvoir sur sa propre solidité ?

Sans doute. Le pouvoir chinois est terriblement tributaire de sa réussite économique, qui est le seul socle sérieux de sa légitimité, bien davantage que ce culturalisme de pacotille qu’il hésite à instrumentaliser pleinement. La croissance économique est incontestable — mais combien de temps durera-t-elle et à qui profite-t-elle ?

Les forces centrifuges sont réelles du côté du Tibet et du grand Ouest islamisé. Les dirigeants ont compris qu’il fallait inclure ces populations dans le mouvement de prospérité économique, sauf à voir la Chine réduite à sa portion congrue. Mais pour l’heure, cette prospérité ne profite qu’aux Han, c’est-à-dire à ceux qu’on a envoyés en masse de Chine centrale pour coloniser ces régions lointaines et étouffer les populations autochtones sous le nombre.

Et puis il y a eu juin 1989 et les événements de Tian’anmen. Quelque chose a failli se casser alors — quelque chose, de fait, s’est cassé — dans le rapport entre les milieux dirigeants et la société, même si l’expression publique de la contestation a été marginalisée. Pour colmater toutes ces brèches, les dirigeants actuels misent tout sur l’économie : le pouvoir actuel ne peut se perpétuer qu’en garantissant une réussite permanente, tel un hamster condamné à pédaler comme un forcené dans sa roue.

Il y a là un mouvement perpétuel dans lequel je vois pour ma part une fuite en avant. Or, en tant qu’historienne, je ne peux pas m’empêcher de regarder aussi dans le rétroviseur. Quelque chose est là du passé, un passé impensé, malmené, enfoui, mais un passé présent. Reste à l’identifier. Est-il purement résiduel ? Est-il capable de ressusciter ? Si oui, pour quoi faire, et sous quelles formes ? C’est mon chantier à venir.

D’autres historiens, dans d’autres champs, cherchent eux aussi des ponts entre le passé et le présent. Vous le faites néanmoins d’une manière singulière. Il n’y a pas le passé d’un côté, objet du travail historique, et ce que l’historienne peut dire du présent à partir de ce qu’elle a appris. Il y a plutôt, chez vous, une remontée du passé vers le présent, un travail historique qui rattrape le présent, jusqu’à le prendre pour objet.

C’est un retour réflexif sur l’Histoire de la pensée chinoise qui m’a tirée vers le présent. Une fois ce livre écrit, je me suis dit — et je me suis fait dire par d’autres, de manière plus ou moins aimable — que je venais de m’inscrire à mon tour dans un genre constitué il y a un siècle environ, celui de « l’histoire de la philosophie chinoise » : une tentative de synthèse et de réappropriation moderne de la tradition sous forme de récit historique. Hu Shi, puis Feng Youlan ont été les premiers à s’y essayer dans les années 1920-1930. D’autres ont suivi. Ne venais-je pas de leur emboîter le pas ? Il fallait nécessairement problématiser la chose. De fil en aiguille, j’ai été embarquée dans l’étude de toutes les opérations de réappropriation modernes de la tradition.

Ce travail m’a progressivement placée face à la question cruciale de la continuité culturelle. Dans la cassure et malgré la cassure, y a-t-il des éléments de continuité et lesquels ? On peut parler de processus en spirales ou de phénomènes de rémanence. Ou encore de ressac : on a comme un fond sablonneux, remué sous l’effet d’une vague au bord de la plage. La vague fait remonter chaque fois des choses nouvelles — les contextes, les enjeux, les préoccupations, les débats sont chaque fois différents — et en même temps, c’est toujours le même fond. Je vais devoir y revenir dans les années qui viennent.

Par quel angle allez-vous appréhender cette question considérable ?

Je ne suis certaine de rien. Il y a eu des tentatives valeureuses mais qui, à mon sens, ont abouti à des impasses. Prenez l’exemple de Mou Zongsan (1909-1995), qui est considéré par les Chinois comme l’un de leurs plus grands philosophes au xxe siècle et qui a entrepris de donner une lecture chinoise de Kant, nourrie de Mencius et de pensée confucéenne post-bouddhique. Cet énorme effort, qui visait au fond à montrer les limites de la philosophie morale kantienne et à interpeller les philosophes occidentaux, n’a trouvé aucun écho chez ces derniers, qui ignorent encore jusqu’au nom de Mou Zongsan, pendant que les universitaires chinois qui peuplent les départements de philosophie sont parfaitement au fait de tout ce qui s’est pensé en Occident depuis les Grecs de l’Antiquité jusqu’aux Américains de la post-modernité.

Aujourd’hui, certains de mes collègues chinois commencent à remettre en question la légitimité et la validité du modèle philosophique appliqué depuis un siècle à l’histoire intellectuelle chinoise et font valoir une forme de spécificité culturelle qui tiendrait aux modalités de la tradition canonique, c’est-à-dire aux siècles d’exégèses, de commentaires et de sous-commentaires des canons confucéens. Même si la question de la spécificité culturelle fait débat, il y a là une piste à creuser : je crois que la clef pour comprendre ce que le présent doit au passé et la manière dont celui-ci est reconfiguré par le présent, est de s’intéresser au mode de constitution des idées, qu’il entre ou non dans les critères et les normes du moment. Autrement dit, pour comprendre la manière dont la tradition intellectuelle chinoise offre un fond aux vagues du présent, il faudrait s’intéresser littéralement à la tradition, c’est-à-dire à la manière dont les idées sont transmises et se transforment au cours de ce processus.

Ce serait d’une certaine manière un retour (en spirale, toujours) à mon premier travail de thèse, qui interrogeait la façon dont fonctionne le genre du commentaire canonique et qui m’a permis d’entrevoir comment il a pu devenir le mode d’expression par excellence dont se sont servi les lettrés chinois pour formuler et faire circuler leurs idées. J’ai envie de revenir à ce type d’enquête, qui me permettrait de replonger dans les textes et dans la diction dont ils sont indissociables. Car les textes anciens sont, pour beaucoup, des fixations de tradition orale. On considère la Chine (ah ! « la Chine » !) comme la civilisation de l’écrit. Mais on oublie qu’au départ la transmission se faisait de maître à disciple de manière orale. La plupart de ces textes anciens ont été fixés au début de l’ère impériale (en gros au tournant de l’ère chrétienne) à partir de traditions orales. La transmission de maître à disciple, par mémorisation et rumination des textes, n’a cessé d’être pratiquée jusqu’au moment où la modernité chinoise a décidé de supprimer les examens mandarinaux en 1905, juste avant que la dernière dynastie s’écroule en 1911 pour laisser place à la toute première République. Symboliquement, c’est important : la disparition de la tradition scripturaire a signé l’arrêt de mort du régime impérial.

Mettre la transmission maître/disciple au cœur de l’analyse de la tradition intellectuelle chinoise, n’est-ce pas l’offrir à des usages conservateurs ? Quand on sait que pour Confucius la politique et l’éthique sont inséparables, on voit bien le genre de légitimité qu’une insistance sur ce trait peut apporter à la domination.

C’est vrai, mais pour peu qu’on les lise vraiment, les textes donnent à voir une tout autre conception de la relation entre maître et disciple, bien moins verticale que ces deux catégories ne le suggèrent quand on les désincarne, et bien peu confortable pour qui cherche à justifier son pouvoir. La vénération pour le maître n’est pas une soumission aveugle. Le désaccord du disciple a toute sa place. Dans les Entretiens, Confucius se fait tancer à plusieurs reprises par Zilu, qui ne bride pas son franc-parler. Admiration et contestation ne sont pas exclusives l’une de l’autre, au contraire. Je considère Jacques Gernet comme un maître [1], ayant une grande admiration pour l’homme et pour l’œuvre. Mais cela ne m’empêche pas d’être souvent en désaccord et d’avoir avec lui des discussions assez vives.

Il y a indiscutablement une asymétrie entre le maître et le disciple confucéens. Mais le disciple n’est pas un cerveau dans lequel on verse du savoir. La pédagogie confucéenne est d’abord une éthique. L’important est de « savoir comment » plutôt que de « savoir que » : pour Confucius, apprendre, c’est avant tout apprendre à faire de soi un être humain. Nos responsables de l’Éducation nationale devraient y réfléchir !

Quant à la personne du maître, si elle a bien valeur d’exemple, elle importe moins que la trace qu’elle laisse. Comme d’autres textes associés à de grands fondateurs de spiritualités (le Bouddha, le Christ, etc.), ceux qui se réclament de l’enseignement confucéen ont du souffle (en chinois, on dirait du qi 氣). Ils inspirent, au sens le plus littéral du terme. D’où la tentation d’un usage votif et déférent de ces textes. Pour ma part, ce n’est pas tant Confucius lui-même qui m’inspire : au fond, on ne sait pratiquement rien sur lui, sinon à travers des récits largement postérieurs à son vivant. Ce ne sont pas non plus les textes qui sont associés à Confucius et dont la compilation est un processus complexe, s’ils doivent être pris comme des corps de préceptes prêts à appliquer. C’est plutôt la culture qui s’est déposée autour de cette figure et dans les traditions textuelles multiples et variées qu’elle a inspirées : une culture vivante, ouverte, et sans cesse réinventée, notamment par les apports considérables et novateurs de la Corée, du Japon, du Vietnam, en somme de toute l’Asie orientale. C’est aussi un certain mode de production des idées, vif, enthousiaste, amical, par la parole à plusieurs, par la propagation des voix. D’où la nécessité et le plaisir de lire ces textes à voix haute. Là réside toute leur beauté. J’incite toujours les étudiants à faire, comme Flaubert, l’épreuve du « gueuloir ».

Cette production collective d’idées, dans le vif d’une amitié, semble d’ailleurs guider votre propre travail, souvent collectif.

Elle fait plus que le guider : elle le rend possible. Je ne peux pas me passer, encore aujourd’hui au Collège de France, de la lecture des textes en séminaire. Je suis bien contente de trouver quelques braves pour aller au charbon avec moi et ne me prive pas de leur dire que, sans eux, je n’oserais pas y aller toute seule. Je suis convaincue qu’on ne peut surmonter la grande technicité linguistique requise pour saisir le cœur des textes anciens et que, plus généralement, on ne saurait approcher un quelconque aspect de la réalité chinoise, si énorme et complexe, qu’en y allant à plusieurs, à partir d’une démultiplication des points de vue et des méthodes d’approche. La seule chose qui puisse justifier ma présence ici, dans cette auguste institution, est d’animer la discipline sinologique, de mobiliser les compétences réelles et nombreuses dont elle dispose mais qui ne sont pas toujours aussi reconnues du grand public qu’elles le mériteraient.

Je suis particulièrement heureuse de l’aventure qui vient d’être lancée en commun avec les Éditions des Belles Lettres, une édition bilingue de textes anciens dont les deux premiers volumes sont parus, dus à Jean Levi, grand spécialiste de la Chine ancienne, et à l’une de mes anciennes doctorantes, Béatrice L’Haridon. Quand j’étais au lycée et que, comme beaucoup, je piochais des traductions dans les Budé, je rêvais de quelque chose d’équivalent pour le chinois. Je suis heureuse du résultat, mais plus encore peut-être de la manière dont nous y sommes parvenus. Ce projet est une manière de cultiver l’amitié : entre chercheurs ; avec l’éditeur, qui a fait un travail remarquable ; et — c’est à espérer — avec les lecteurs. L’esprit, pour le coup, est bien confucéen, confiant en l’idée qu’une sympathie ou qu’une amitié se propage de proche en proche, puis de loin en loin.

C’est en tout cas ainsi que je conçois ma modeste intercession entre la Chine et l’Europe. Il serait regrettable que les relations sino-européennes se limitent à des négociations entre États, plus soucieux d’échanger des marchandises que de faire circuler des idées. Elles ne doivent pas non plus être conçues comme un « dialogue » de culture à culture : le terme présuppose encore trop de différences figées. Si on leur cherche une métaphore, à tout prendre, je préfère celle de la traduction mutuelle, dans une conversation amicale. J’ai tenté de traduire des éléments de la tradition intellectuelle chinoise à l’usage des Européens. Aujourd’hui, ce travail tend à revenir vers les intellectuels chinois : il ne s’adressait pas à eux, mais certains me disent y trouver de quoi réinterroger leur propre tradition, arasée ou déformée par un siècle de remous politiques, du nationalisme anti-confucéen du début du xxe siècle au nationalisme néo-confucéen d’aujourd’hui. Dans ce mouvement de retour, j’essaie de traduire auprès d’eux, sans donner de leçons, des éléments de cette culture européenne, démocratique, pluraliste, multilinguistique qui est pleinement la mienne, et dont j’aimerais qu’ils participent. La voie est étroite : l’Europe n’a pas bonne presse en Chine, il faut ramer à contre-courant, mais raison de plus pour le faire ! Confucius n’était-il pas « celui qui sait que c’est peine perdue mais qui le fait quand même [2] » ?

quelques livres d’Anne Cheng

  • Introduction, notes et traduction des Entretiens de Confucius, Seuil, 1981.
  • Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1997.
  • La pensée en Chine aujourd’hui, direction d’ouvrage avec la collaboration de Jean-Philippe de Tonnac, Gallimard, 2007.
  • La Chine pense-t-elle ?, Leçon inaugurale au Collège de France, Fayard, 2009.
  • Co-direction avec Marc Kalinowski de la collection « Bibliothèque chinoise » aux Belles Lettres. Les deux premiers titres ont paru en 2010 : Yang Xiong, Maîtres mots, Introduction, notes et traduction de Béatrice L’Haridon ; La Dispute sur le sel et le fer, Texte présenté, annoté et traduit par Jean Levi.

Merci à Caroline Izambert et à Wang Yun.

Notes

[1Titulaire de la chaire d’histoire sociale et intellectuelle de la Chine au Collège de France de 1975 à 1992, Jacques Gernet est une figure majeure de la sinologie française.

[2Entretiens, xiv, 41.