Vacarme 52 / Lignes

L’argent et l’absent

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L’année scolaire 2009-2010 se termine par une polémique sur la suppression des allocations familiales en cas d’absences répétées et injustifiées d’un élève. Elle a commencé par un débat sur la mise en place à titre expérimental d’une somme d’argent à la disposition des élèves pour rétribuer leur assiduité. Réfuter la première, qui a le soutien de l’opinion publique, n’est pas bien compliqué. S’opposer à la seconde oblige en revanche à plus de patience. C’est en faisant retour sur ce qui s’est joué alors que l’on peut prendre la mesure des impasses dans lesquelles les questions de politique éducative s’enferment.

Le décrochage scolaire est un fléau : 7 % des élèves en moyenne en 2007-2008 étaient considérés comme absentéistes, le chiffre s’élevant à près de 13 % en lycée professionnel [1]. Mais la saisie politique (médiatique ?) de ce phénomène tient beaucoup à la responsabilité sociale qu’on lui impute. À ce titre, la proposition de loi présentée par le député UMP Éric Ciotti pour la suppression des allocations familiales en cas d’absentéisme scolaire aggravé, est explicite : la délinquance serait le fait d’élèves absentéistes [2]. Les coupables de l’insécurité sont donc parfaitement identifiés. L’instrumentalisation idéologique est ici transparente. Le gouvernement affiche par ailleurs sa politique de classe : il pénalise ceux qui n’ont déjà pas beaucoup. Il est un peu sidérant d’imaginer qu’une famille aisée qui ne toucherait aucune allocation familiale mais dont l’enfant serait absentéiste n’aurait aucune sanction équivalente ! En outre, et c’est le plus accablant, on sait que cela sera parfaitement inopérant. D’une part, les absentéistes ont bon dos – une étude américaine a démontré que si les atteintes aux biens augmentaient de 14 % les jours de fermeture d’école, les agressions physiques augmentaient de leur côté de 28 % quand on les ouvrait [3] ! D’autre part, vont-ils écouter les menaces de leurs parents ? En Grande-Bretagne, malgré la mise en place d’un dispositif équivalent en 2002, le taux d’absentéisme a augmenté. Le bâton fera donc mal et ne changera rien. Faut-il donc plutôt privilégier la carotte ? Parce que la cause est juste, tout devrait être tenté et aucune solution ne serait taboue. Autrement dit, la fin justifie tous les moyens. C’est cette politique qui s’exprima tout particulièrement quand en octobre dernier fut présenté le projet expérimental de « cagnotte » mis en place dans trois lycées professionnels de l’Académie de Créteil pour lutter contre l’absentéisme : une somme d’argent serait mise à disposition des élèves à la fin de l’année à la mesure de leur assiduité. L’affaire fit grand bruit.

Pour défendre ce projet, certains ont rappelé que la distribution de prix en fin d’année n’a dans le fond rien de bien différent. Les parents eux-mêmes n’offrent-ils pas un cadeau pour féliciter leur enfant d’un bon bulletin ? L’expérience n’en serait qu’une forme étendue et modernisée. Plus largement, une étude américaine a montré que la promesse d’une récompense (matérielle, financière…) est un encouragement au travail et a un effet non négligeable sur l’amélioration des résultats [4]. En outre, certains psychologues tel Didier Pleux ont apporté une caution « scientifique » à cette mesure (Le Monde, 4 octobre 2009). Enfin et surtout, il s’agissait de donner suite au « Livre vert » rendu par Martin Hirsch en tant que Haut-commissaire à la jeunesse en juillet 2009 où il est dit qu’il faut « développer les mécanismes incitatifs à l’égard des jeunes » (p. 19). La décision s’articulait donc à la nouvelle politique de la jeunesse formulée dans ce document et reprise à son compte par le gouvernement dans le cadre du fonds d’expérimentation pour la jeunesse et les expérimentations sociales [5] : les jeunes doivent devenir des citoyens autonomes, solidaires, engagés et « responsables, capables d’assumer leurs propres actes, de tenir leurs engagements et d’achever ce qu’ils entreprennent » (p. 9). Ce programme, dont on perçoit aisément la dimension consensuelle – un gouvernement de gauche aurait-il écrit autre chose ? –, a trouvé ainsi rapidement et concrètement l’une de ses mises en forme.

Bien qu’admettant la gravité du problème, l’indignation fut néanmoins largement relayée ; elle fut tout à la fois le fait des fédérations de parents d’élèves, des syndicats enseignants toutes tendances confondues, de pédopsychiatres, de responsables politiques de gauche et de droite. Déplions en détail les différents éléments d’argumentation ; on comprendra mieux ce qui rend infructueuse la manière dont les questions de politique éducative s’expriment.

Dès le début, il a été souligné qu’il fallait n’y voir qu’une modeste expérimentation. Mais l’argument est réversible : l’essayer, c’est risquer de l’adopter. Ce n’est donc pas par ce bout-là que le doute s’est constitué. Plus essentiellement, les partisans ont mis en avant que la somme en jeu ne récompensera en rien un individu, comme dans une entreprise, mais un « groupe classe » qui se sera au préalable entendu avec l’équipe pédagogique sur l’utilisation de cet argent : à la différence du modèle britannique où l’EMA (Education maintenance allowance) [6] est directement versée sur le compte de l’élève, cette rémunération collective a permis d’affirmer l’ambition fédératrice et vertueuse du dispositif. C’est donc une logique contractuelle et partagée qui est en jeu. Parmi les usages envisagés de ces sommes ont été annoncés par exemple l’organisation d’un voyage ou le passage du permis de conduire. Cela n’est donc vraiment pas comparable aux bonus des traders ! Cela dit, la parade paraît de rigueur : « Le côté collectif de la cagnotte, c’est un peu l’inverse de la punition collective, mais avec les mêmes risques d’effet de groupe, de règlements de comptes. » (Philippe Meirieu, Le Parisien, 2 octobre 2009). Ce à quoi on peut toutefois répondre qu’il paraît un peu fragile de déplorer un effet de groupe alors qu’on ne peut sortir que gagnant du projet : car au pire, il n’y a pas de cagnotte au bout… comme partout ailleurs ! Quant aux risques de règlements de comptes invoqués, c’est plaquer là l’imaginaire de la rue sans foi ni loi qui rabat l’absentéiste sur le délinquant. La critique toutefois ne s’en tint pas à ce registre.

La démarche fut jugée pédagogiquement et philosophiquement irrecevable car elle galvaudait à la fois la notion de présence et celle de projet. Une telle mesure gratifierait ce qui ne doit pas l’être. En effet, pourquoi donc récompenser des élèves pour leur assiduité quand celle-ci est considérée comme une obligation constitutive et contractuelle de la scolarisation ? Meirieu l’affirma : « En phase avec un contexte général de marchandisation, c’est un renversement complet du sens de l’école, lequel ne serait plus donné que par une rétribution. C’est une atteinte à ce qui fonde anthropologiquement l’échange éducatif. Car cet échange doit donner à la personne le goût d’aller au-delà, de se projeter dans l’avenir. Ce qui fait grandir l’élève, c’est la gratification symbolique, pas matérielle. […] Le registre matériel clôt l’échange alors que le symbolique l’ouvre. » (Le Monde, 4 octobre 2009). Plusieurs éléments s’articulent ici et ils n’ont pas tous le même impact.

On peut entrevoir ici le refoulé moral lié à l’argent, qui serait nécessairement sale (les professeurs ne sont-ils pas les premiers à en réclamer pourtant ?) et pervertirait le sens profond de toute activité : à ce compte-là, on devrait considérer qu’il ne faut jamais payer la formation intellectuelle ! Il n’empêche : les élèves ne sont pas des gens comme les autres. Le ministre de l’Éducation nationale et Jean-Michel Blanquer, le recteur d’alors qui en prit l’initiative, ont introduit le loup financier dans la bergerie. Et il y a effectivement là quelque chose de grave : le dispositif heurte de plein fouet deux des fictions nécessaires les plus fortement ancrées dans le système éducatif français.

D’une part, l’école (tel un sanctuaire) et les élèves (jeunes et adolescents qu’ils sont) doivent être protégés et préservés de la loi de la jungle de la réalité économique contemporaine contre la volonté de transposer dans l’institution scolaire un mode de gestion salariale – rémunérer à coup de primes – emblématique du monde de l’entreprise. Parce qu’aller en cours n’est pas un métier, parce qu’être élève n’est pas être employé, parce que l’école doit être tenue à l’écart d’une conception économique du travail et donc parce que s’y redéfinirait le rapport entre le sens de l’apprentissage et la reconnaissance de l’effort que celui-ci demande, on ne peut adhérer à une telle mesure. D’autre part, puisque l’école est gratuite, son rôle étant fondamentalement incommensurable, il ne saurait être question en miroir de faire de la promesse d’une somme d’argent le terme d’un enseignement dispensateur de savoir et donc de liberté. Celle-ci n’a pas de prix.

Mais pourquoi la force et la justesse de cette démonstration ne sont-elles pas parvenues à éteindre, discréditer et interrompre le dispositif ? Deux fines failles traversent le raisonnement en un point non pas de vérité mais de position et de situation. Par cette réponse, on en vient à considérer tout à la fois que les adolescents concernés vivraient dans le monde des idées et de la quête pure de la connaissance, et qu’ils sont des idiots incapables d’objectiver un tant soit peu l’enjeu du projet. De plus, la formulation s’affaiblit de son absolutisme. S’offusquer de la marchandisation néolibérale de l’éducation uniquement parce qu’il est question de dépenser une somme d’argent paraît exagéré : non ce n’est pas toute l’école qu’on assassine ! Du moins, pas en portant ce coup-là : faire croire que tout le crédit de l’école, tout ce qui la fonde serait sapé par cette seule et unique mesure qui n’a d’existence qu’en tant qu’exception n’est pas très convaincant. Peut-on croire que le sens du système éducatif va être transformé et remis en cause ? C’est, d’une part, s’exposer trop directement à l’ennemi. D’autre part, oublier à quel point ce que véhicule l’école aujourd’hui comme institution – valeur du travail et de l’effort, évaluation chiffrée, individualisation des performances, culture du projet – se trouve au cœur du gouvernement de nos sociétés néolibérales.

Le débat nous signale combien se cristallise autour de l’absentéisme la production de sens et de valeur que permet l’éducation. Ce sont là de belles et impor­tantes paroles, sauf que ce genre de serment ne s’incarne pleine­ment dans aucune des deux argumentations. Tout ­simplement parce qu’elles dissolvent radicalement ce qui se joue dans l’absentéisme scolaire et qu’elles contribuent à l’alimenter.

La promesse d’un voyage scolaire a-t-il jamais été réellement motivant ? Par ailleurs, théoriser sur l’échange éducatif comme ouverture sur l’avenir, c’est obliger les élèves à vivre dans le projet permanent, à n’envisager l’accomplissement de la vie adolescente qu’orienté vers le futur, lui refusant dès lors présence et errance [7]. La pression et l’angoisse précipitent parfois justement dans le vide ! L’obsession et les contraintes de l’orientation, la nécessité d’être motivé écrasent plus qu’elles ne portent. Les deux fronts rabattent la multifactorialité et la pluralité de l’absence à l’école sur du sécuritaire et du sanitaire ou sur du psycho-pédagogique [8].

Fallait-il donc défendre la cagnotte ? Certainement pas et il n’était pas besoin d’en passer par de grandes argumentations car la chose est simple. On le sait parfaitement et tous les spécialistes du décrochage le disent : la quasi-totalité des élèves qui signent des contrats d’assiduité ne les tiennent pas ! Où est le salut dès lors ? Deux mots d’ordre sont connus.

Dans les années 1970, Ivan Illich avançait l’idée qu’il fallait déscolariser la société et énonçait la nécessité de développer des réseaux éducatifs « ouverts » tout au long de la vie [9] – la formation continue en somme. La productivité de la scolarisation longue imposée à tous était discutée et la notion même d’absentéisme disparaissait. Tous les élèves pouvaient devenir Thomas Bernhard qui un jour décida de « partir dans la direction opposée » comme il le raconte dans son récit La Cave. Il y a là une idée forte : on devrait pouvoir envisager des allers-retours beaucoup plus aisés au sein du système sans que cela soit pénalisant. Mais il paraît difficile de faire un horizon général d’un cas particulier. D’autant qu’Illich oublie une chose qui compte : ceux qui réussissent sans passer par l’école sont toujours ceux qui sont socialement avantagés.

Le deuxième mot d’ordre est pédagogique : il faut changer les méthodes et aller vers plus de prise en charge individuelle. Mais à moins de mettre un professeur par personne, il paraît difficile d’accorder tout le temps nécessaire à chaque élève. Et quand bien même ! D’une part, le décrochage n’est pas seulement l’absence, d’autre part, comment faire quand on sait que l’absentéisme se concentre dans certains établissements, tout particulièrement les lycées professionnels ? Il faudra un jour arrêter de débattre de l’école depuis la seule expérience d’anciens bons élèves des filières générales ! Pour mémoire, en 2006, la proportion de bacheliers dans la génération était de 34,8 % pour le bac général ; la même année, la répartition du nombre de candidats admis était de l’ordre de 55 % pour le bac général et de 45 % pour les bacs technologiques et professionnels [10]. Les faits majoritaire et minoritaire ne sont pas ceux que l’on croit.

Et si l’une des possibilités pour se sortir de ce problème était de ne plus de se focaliser sur l’absentéisme ! Le subvertir, l’apaiser, le déplacer, préserverait une politique démocratique de l’école qui conjoindrait et l’exceptionnalité de l’institution et sa prise sur le réel. C’est ce qu’on explorera dans l’épisode prochain de cette ligne.

Notes

[1On trouve des éléments statistiques et d’analyse dans une note d’information du ministère de l’Éducation nationale à ce sujet.

[3Brian Jacob & Larf Lafgren, « Are Idle Hands the Devil’s Workshop ? Incapacitation, Concentration, and Juvenile Crime », in American Economic Review, 2003.

[4Lire l’étude « Paying for A’s : An Early Exploration of Student Reward and Incentive Programs in Charter Schools » réalisée en 2008 par le Center for Research on Education Outcomes de l’université de Standford.

[5Voir le descriptif rapide du projet sur le site et les modalités détaillées : on lira avec intérêt une note de Luc Behaghel, responsable scientifique de l’évaluation, économiste à l’École d’économie de Paris, sur le site du think tank de « gauche progressiste » Terra Nova

[6Cf. le rapport d’évaluation positif consultable en ligne

[8Voir pour un panorama, Patrice Huerre (dir.), L’Absentéisme scolaire. Du normal au pathologique, Hachette littératures, 2006.

[9Ivan Illich, Une société sans école, Seuil, 1971.

[10Voir le détail des chiffres sur le site du ministère de l’Éducation nationale.