Vacarme 17 / Vacarme 17

mondialisation

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1. On mesure mal, sans doute, ce que fut pour les Grecs l’épopée d’Alexandre, la monarchie macédonienne qu’elle devait asseoir, les conséquences qu’elle eut pour une démocratie athénienne dès lors réduite à n’être qu’intermittente, fictive, soumise et diminuée. « Une polis de théâtre », dit l’historien américain Moses Finley (victime un temps du maccarthysme, celui-là sait de quoi il parle). Alexandre avait repoussé les limites du monde, et les Grecs lui prêtaient un empire s’étendant jusqu’à l’Occident, où le Soleil se couche dans une source bouillante ; de ces limites, pourtant, Athènes tirait jusque là sa fierté ambiguë, et Platon déjà haïssait la mer. Leur disparition fut d’ailleurs plus qu’affaire de défaites maritimes : ce fut un raz-de-marée. En distendant la carte des terres hellénisées, Alexandre restreignit d’autant ce que chaque cité pouvait pour elle-même : aux puissants, il ne laissa que les atours de la puissance, figés dans une neutralité servile ; aux riches, il offrit un recours aisé contre les soubresauts du peuple, et la bénévolence qu’ont en ces affaires les grandes puissances. Aux égaux, le Macédonien soumit l’énigme d’une égalité humaine dont l’extension, si large qu’elle couvrait maintenant le monde lui-même, était en proportion inverse de la liberté politique, de ce partage de la loi que les Grecs nommaient isonomie, et en lequel il était chaque jour un peu plus difficile de se reconnaître. Plus tard, il y eut la conquête romaine, et c’est une autre histoire.

2. Je lis, dans un ouvrage de philosophie fort sérieux et technique, le genre de livre dont le lyrisme est étroitement mesuré aux notes de bas de page, ces phrases : « Pour le citoyen libre des petites cités helléniques jalouses de leur indépendance, rien n’était plus constant que l’horreur de la tyrannie : et voici qu’on obéit à des tyrans et que, peu à peu, par l’effet de la lente dissolution morale qu’engendre la tyrannie, on s’accoutume à cette obéissance [...] Pour l’artisan d’Athènes, rien n’était mieux assuré que le sentiment de la supériorité du Grec sur le Barbare : et voici que Grecs et Barbares ne devaient plus former qu’un même peuple, respirant le même air, jouissant du même soleil, participant à une même famille unique qui comprendrait tous les hommes. » Et l’auteur de conclure : « la morgue grecque s’était éteinte en même temps que la liberté. » [1]

Ambiguïté, donc, de cette expérience-là.

3. Cette histoire est connue : on la nomme d’habitude « le déclin des Cités-États ». On lui associe la manière dont, chez les philosophes de ce temps, s’emboîtaient diversement le souci de soi et celui de l’universel. Au Jardin, l’exigence du retrait, la maxime « cache ta vie », mais l’éloge aussi (si difficile à concilier avec l’hédonisme d’Épicure qu’il divise encore les bons spécialistes) d’une amitié que l’utilité ne circonscrit pas tout entière ; amitié qui, correctement comprise, pourrait bien s’étendre de proche en proche jusqu’aux lointains. Au Portique, l’exhortation inverse à remplir son office, à jouer son rôle d’intermédiaire dans les rouages du pouvoir ; mais l’insistance mise à ménager, entre ces rouages mêmes, l’intervalle de soi à soi permettant au sage stoïcien de placer, toujours, son âme en forteresse.

Ceux-là se voulurent citoyens du monde, lorsque la citoyenneté même s’esquivait sous leurs pas. C’est peut-être pourquoi, sous le maillage serré que tissent la philantropie des premiers, le cosmopolitisme des seconds, sous les hypothèses croisées d’une vie à la marge ou dans les interstices, entre le mur et l’affiche, une question reste ouverte, un vertige où nous reconnaissons quelque chose du nôtre. Comme un doute et une faim, quant à la possibilité d’être encore du monde.

4. On pouvait lire, un peu plus récemment, c’était écrit très gros, en couverture d’un autre journal, au seuil de la Guerre du Golfe : « Qu’est-ce qui unit une femme, un enfant, un homme ? Qu’est-ce qui unit un Tibétain, un Kurde, un Arménien ? Qu’est-ce qui unit un Palestinien, un Israélien ? Qu’est-ce qui unit un Anglais, un Italien, un Allemand, un Français ? Le fait d’être un être humain. Qu’est-ce qu’un être humain en janvier 1991 ? Qu’est-ce qui le lie à chaque être humain ? L’impossibilité absolue de jouer un rôle quelconque ; d’infléchir son propre destin ; de sauver l’eau, le ciel, la forêt ; de protéger les animaux ; de veiller sur celles et ceux qu’on aime. »

À retranscrire ici ces phrases urgentes, avec la peur de l’ironie me vient encore l’idée que toute possibilité politique devrait être aujourd’hui mesurée, pas contredite ou découragée, au contraire, mais mesurée à cette impossibilité-là : à ce qu’elle dessine de partage sous l’inflexibilité, à ce qu’elle engage de pensée et d’action dans le mouvement même où elle fait briller, d’un dernier éclat et d’autant plus durement, nos identités et nos limites anciennes.

5. (Je suis nul en géographie. Cet été, lisant les journaux et écrivant ce texte, m’était venu le rêve que la route d’Athènes à Rome puisse passer par Gênes. Vérification faite, je le savais bien : sur la carte, il faut faire un écart.)

Notes

[1Jean Salem, L’Éthique d’Epicure, Vrin, 1989. L’auteur cite A. Festugière.