Conjuguer les temps de l’émancipation avant-propos

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On ne convaincra jamais personne de s’émanciper, à commencer par soi-même, dans l’instant. L’aliénation a trop de ruses, elle a soumis depuis trop longtemps nos instants de jouissance privée, de confort, de faiblesse inavouable pour céder d’un seul coup. Il y faut au moins un suspens. Un doute sur l’évidence du temps.

Longtemps, la féodalité et son illusion d’une hiérarchie naturelle et d’un ordre immuable des castes et des privilèges sont apparues comme l’ennemi principal de l’émancipation. Ce n’était pas faux, mais c’était une pensée naïve. Car il y a presque pire aujourd’hui : un certain grand récit libéral qui tue et désarticule les temps de l’émancipation avec une vigueur encore bien plus diabolique. Sans même résumer toute la pensée libérale, et heureusement, il s’est imposé en proclamant la fin de l’histoire comme fin des autres grands récits, ceux qui affirmaient qu’il y avait au bout du chemin à parcourir des lendemains qui chantent. Il ne fallait plus rêver le temps mais reconnaître dans l’ici et maintenant le paradis retrouvé des certitudes où demain ressemblerait enfin à hier, laissant inaperçus les soubresauts d’un présent qui ne pouvait plus prétendre à aucune invention, aucun jeu. Qui regretterait le futur ? Certainement pas nos voisins de l’Europe qu’on disait de l’Est : ils savaient d’expérience qu’aucun lendemain ne rachetait les vies qui s’abîment au présent. Mais ce présent ne pouvait non plus être celui d’une tradition. Les certitudes du récit ne coïncidaient pas avec l’expérience du zapping circulaire, de la déréliction du demain, de la suspension sans fin du devenir. Le présent, ce serait donc juste cette flaque étale, symptôme contemporain d’une crainte diffuse à investir le futur, symptôme d’une vie réduite à la survie.

De fait, l’affirmation politique d’un présent éternel a relégué ou déplacé trois termes associés à la pensée orientée vers le futur : programme, projet, utopie. Cette relégation a d’abord atteint l’utopie, chargée de tous les maux du communisme comme utopie déclarée mortifère, et le terme a bientôt même été associé, par exemple dans le catalogue du musée de Berchtesgaden ou dans une exposition réalisée à la Bibliothèque nationale de France, au nazisme, pourtant vraiment hors sujet sur le terrain de l’utopie, c’est-à-dire de l’émancipation. L’utopie y perdait sa valence littéraire et cette capacité à produire, dans des temps difficiles, un espace de résistance à l’oppression par l’inventivité, l’imagination, le cryptage, la langue de groupes qui, comme les lucioles de Pasolini lues par Didi-Huberman dans son très beau Survivance des lucioles — celles-ci se rassemblent pour conserver un peu de pensée et de connivence face à la grande lumière aveuglante des corrompus au pouvoir.

Mais si l’utopie est devenue un objet pour enfants trop amoureux des voyages de Gulliver, les idées de programme et de plan ont connu très vite le même sort au profit de la communication, des débats d’opinions et des rivalités personnelles. Il ne devait plus y en avoir, puisqu’ils étaient de facture idéologique, ne seraient politiquement pas réalisés, et ne pouvaient donc produire que déceptions et insatisfactions. Traumatisme des Gosplan soviétiques jamais tenus. Traumatisme des programmes révolutionnaires comme réformistes avortés ou simplement abandonnés à l’angle d’un caniveau comme le « programme commun ». Mais du coup se sont perdues à la fois la promesse d’une régulation possible de la vie économique que portait l’idée de plan encore sous De Gaulle et l’effervescence critique que suscite tout programme depuis celui de Gotha, et aussi la capacité à orienter vers l’action les affrontements politiques. Jusqu’à cette merveilleuse ironie du jour : depuis 1983, on nous ressasse que plan et programme sont inaptes à s’adapter à un monde en variations permanentes, et on ne s’est jamais sentis aussi immobiles.

Quant au projet, il fut plus déplacé que relégué. Alors que très longtemps « projet » appelait le syntagme figé « projet de société », comme abricot chez Flaubert appelle son « il n’y en aura pas beaucoup cette année », du moins s’agissait-il de concevoir le projet comme une activité collective de la pensée politique. Or Luc Boltanski et Eve Chiapollo ont bien montré que la figure contemporaine du « projet » était devenue une nouvelle caractéristique de l’esprit du capitalisme managérial. Parler de « porteur de projet » fait reposer sur l’autogouvernement individuel la responsabilité de la réussite de l’entreprise. « Projet » est devenu un terme associé à cette individualité désinstitutionnalisée, autogouvernée plutôt qu’auto-émancipée. Mais ce sens aliénant du projet n’est pas neuf et en dit long sur l’opportunisme qui peut être associé à ce régime d’action : depuis le XVIIIe siècle, c’est une manière d’en retourner le sens contre lui-même (voir Frédéric Graber, p. 25, et Pierre Zaoui, p. 29).

Quel nom donner alors à ce nouveau monde sans utopie, sans plan, sans programme, et ne vivant que de projets éphémères et marchands ? Présentisme dit François Hartog, c’est-à-dire nouveau régime d’historicité où le présent aurait dévoré passé et futur : vaste triomphe du mouvement brownien sur les vastes tectoniques politiques (voir p. 16). Mais comment résister à ce présent oppressif qui efface, bien en-deçà de toute opposition aujourd’hui incongrue entre réforme et révolution, jusqu’à l’espérance même d’une action politique collective efficace ?

Walter Benjamin disait : « Organiser le pessimisme », c’est-à-dire, dans la grande nuit du présent où le temps semble sans cesse jouer contre nous, refuser d’admettre que toute résistance est vaine et toute histoire longue abolie. Nous avons voulu entendre ce mot d’ordre benjaminien ainsi :

  1. Chercher d’abord à retrouver, à notre hauteur, la force inédite des Cahiers de doléances pré-révolutionnaires, c’est-à-dire ces formidables machines à métamorphoser les plaintes privées et disparates en revendications communes et publiques.
  2. Rappeler ensuite sans relâche non seulement les désastres sociaux et culturels du court-termisme dominant, mais aussi ses propres impasses économiques, son impuissance perverse (au sens où l’on parle d’effet pervers) à assurer sa propre pérennité. Car si cette perversion se paye cher en termes de vies dégradées ou brisées, elle laisse aussi la porte ouverte à l’espérance d’un autre avenir (voir Laurence Duchêne, p. 22).
  3. Réapprendre ensuite à respirer l’air vif des utopies contre la longue histoire de leur délégitimation cynique. C’est-à-dire réapprendre à interrompre le temps pour procéder à la conversion utopique qui pourrait bien ressembler d’expérience à la conversion amoureuse (voir Miguel Abensour, p. 34). Ne serait-ce qu’au nom du fait que des lieux concrets d’expériences utopiques existent encore, aussi partiels et marginaux soient-ils, subvertissant les règles du jeu de l’urgence à consommer trop vite, n’importe quel produit, fût-il culturel (voir Marion Lary, p. 43)
  4. Et parallèlement, ne pas céder à l’injonction de faire de l’histoire un savoir mort, et chercher vaille que vaille à lui conserver son statut de savoir politique à part entière, c’est-à-dire autant sa pointe vive d’actualité que sa capacité à rappeler la longue patience des peuples — ainsi, à donner quelque rétroviseur aux courageux qui pensent qu’il est encore temps de faire des projets d’avenir, de ne pas renoncer aux possibles bifurcations, de ne pas renoncer aux efforts qui permettraient sinon d’éviter telle ou telle défaite particulière, du moins d’éviter celle du projet d’émancipation tout entier. Suivre donc encore Benjamin et son projet de faire résonner pour aujourd’hui ce qui demeure vivant et fécond dans l’histoire, fût-elle celle des défaites et des morts. Et en particulier ressaisir dans la critique du progrès moins le constat d’une impuissance que des possibilités oubliées pour inventer une nouvelle conjugaison des temps pour notre temps (voir Sophie Wahnich, p. 40).

Est-ce là déjà l’esquisse d’un nouveau programme politique ou d’un nouveau projet d’émancipation ? Il serait drôle d’avoir le culot et l’innocence de l’affirmer. Mais espérons au moins que c’est déjà un peu plus qu’une incantation nostalgique.

Dossier coordonné par Sophie Wahnich & Pierre Zaoui